Tous les catholiques de France et d’ailleurs, s’il faut en croire leurs déclarations fréquentes et unanimes sont devenus en un tour de main des œcuménistes convaincus. Ceux qui avaient multipliés depuis la dernière guerre les efforts pour les éveiller à ce problème, qui ont encaissé pour cela quelques coups de crosse et souffert longtemps de l’indifférence plus pénible encore de l’ensemble du clergé comme des fidèles, seraient portés à s’en réjouir. Mais ils ne peuvent se défendre parfois d’une certaine crainte que la prédication du premier évêque français qui ait pris en main cette question ne soit réalisée.
Je veux parler du regretté Mgr Beaussart, qui redoutait qu’à cette apathie ne succédât un beau jour « un œcuménisme de baiser Lamourette ». Il voulait dire, par allusion à la fameuse nuit du 4 août, un œcuménisme subitement généralisé, mais qui s’en tiendrait aux grands mots et aux beaux sentiments. Il est de fait que maints ouvriers de la onzième heure, en ce domaine, ne voient apparemment aucune difficulté à concilier avec l’œcuménisme le plus exubérant en paroles une insensibilité totale à ce qui peut non seulement maintenir mais grandir le fossé entre les chrétiens séparés.
Rien, à cet égard, ne paraît actuellement plus néfaste qu’une certaine tendance, chez les catholiques, à confondre pêle-mêle le rapprochement des chrétiens et le rapprochement avec le monde d’aujourd’hui. A propos de l’élaboration du schéma 13, en particulier, nous voyons nombre de ces œcuménistes improvisés chercher à promouvoir à tout prix quelque déclaration solennelle qui affirmerait que le Christ est tout aussi présent, sinon davantage, dans le monde païen ou athée que dans les églises chrétiennes. Ils ne paraissent pas soupçonner le fait qu’une déclaration de ce genre, de la part de l’Eglise catholique, apparaîtrait aux chrétiens orthodoxes d’Orient, pour ne rien dire des chrétiens protestants fidèles à la Parole de Dieu, comme une espèce d’apostasie.
Nous ne pouvons mieux faire que citer sur ce point ce qu’écrivait récemment dans la revue orthodoxe de langue française, Contacts, le professeur Nissiotis, observateur au Concile.
« …Cette théologie risque de créer de multiples malentendus, quant à la présence du Christ au monde moderne, ce monde qui éprouve tant de difficultés à accepter toute notion de péché et de salut. C’est une théologie qui montre le Christ agissant aussi bien en dehors de l’Eglise qu’au sein de celle-ci ; elle parle de la non-nécessité de la vie sacramentelle ; elle voit le Christ présent dans les révolutions et les transformations sociales, selon une notion de salut universel qui autorise même l’idée de l’autonomie du monde, du « séculier », par rapport à l’œuvre salvatrice du Christ. Ici la nouvelle théologie naturelle connaît son extrémisme le plus radical : la réalité du péché et du mal est indirectement niée, la distinction entre le divin et l’humain disparaît, la notion de l’élection du Peuple de Dieu est négligée… »
Notons bien que le professeur Nissiotis ne nie pas du tout qu’il y ait, à ce propos, un problème réel : que les chrétiens doivent être ouverts au monde, prêts à en recevoir des leçons, prêts, surtout, à ressentir sympathiquement tout ce qu’il peut y avoir dans les mouvements contemporains qui trahisse un besoin du Christ, un appel, au moins implicite, à la plénitude que lui seul peut apporter à l’homme. Ce qu’il redoute, c’est que la façon dont maints catholiques contemporains posent le problème, ne soit devenue radicalement équivoque, qu’elle revienne, en fait, à dire qu’il n’y a plus lieu de se préoccuper de la conversion du monde au Christ, mais seulement d’une conversion pleine d’ambiguïtés des chrétiens au monde.
Tout catholique d’une foi éclairée mais solide (deux adjectifs qui ne peuvent s’opposer) doit reconnaître le bien-fondé d’une telle critique. Beaucoup de ceux qui ont sans cesse à la bouche le mot de dialogue semblent ne concevoir le dialogue (c’est Paul VI qui le rappelait récemment) sinon en fait comme un monologue, où les chrétiens n’auraient plus qu’à accepter tout ce que dit le monde comme il va, et rien à lui apprendre.
Il est trop vrai que les chrétiens, s’ils veulent se faire écouter, doivent abandonner toute morgue, toute suffisance dans leur attitude envers les autres. Ils doivent cesser de se considérer comme les possesseurs ou les possédants de la vérité. Mais cela ne devrait pas du tout signifier qu’ils dussent mettre la vérité entre parenthèse, en particulier cette vérité qui les possède, bien plutôt qu’eux ne la possèdent, si leur christianisme est vrai.
Ce simple retournement d’une attitude antérieure traduit le fait qu’on n’a justement pas opéré la conversion qui s’impose à nous-mêmes pour que nous soyons capables de convertir le monde : c’est-à-dire la distinction radicale entre la vérité qui domine de haut toutes nos idées personnelles, pour ne rien dire de nos préjugés discutables ou indéfendables, et ces idées ou préjugés. Tout se passe, au contraire, comme si des chrétiens pour qui le christianisme, c’est « nos idées », découvrant que leurs idées n’intéressent pas grand monde, en concluaient simplement que le vrai christianisme, ce sera d’accepter sans critiques toutes les idées des autres.
On ne parlera donc plus de convertir le monde, mais de se convertir au monde, d’y convertir l’Eglise elle-même. Expression, certes, ambiguë au possible. La conversion, c’est « se retourner vers ». Il est bien évident que pour convertir le monde, il faut commencer par se tourner vers lui, c’est-à-dire par s’y intéresser, par le connaître, par discerner et aimer tout ce qu’il comporte de valable dans ses aspirations ou ses réalisations. Mais si l’on imagine que, par là, on fera tout, ou du moins l’essentiel, on ne fait que confondre la charité avec sa caricature.
Le monde sans Dieu, ou dominé par les faux dieux, trahit, quoi qu’il en ait, un besoin du Christ qui, pour être implicite, n’en est pas moins saisissant. En conclure qu’avoir ce besoin et avoir déjà le Christ, c’est tout un, c’est une dérision. Ce n’est pas aimer le monde d’un amour de charité, c’est l’aimer d’une contrefaçon d’amour qui ne peut que précipiter le monde à sa perte et les chrétiens avec lui. Car c’est l’aimer de cet amour néfaste des parents gâteaux qui s’illusionnent sur ceux qu’ils croient aimer, les enfonçant un peu plus dans leur misère au lieu de les en tirer.
Pour aimer le monde d’un amour sauveur, il faut commencer par aimer la vérité du Sauveur, par sentir brûler en soi, comme un seul feu, l’amour du Sauveur et l’amour du monde à sauver.
Est-ce vraiment cet amour-là qui transporte tels apôtres d’un monde à consacrer tel qu’il est, en s’interdisant – on le croirait, à lire certains – de ne plus rien faire pour le convertir au Christ, en s’interdisant même de ne plus parler de cela, au moins pour le moment ? Saint Pau disait : « Malheur à moi si ne n’évangélise ! » Certains de nos apôtres modernes semblent se dire : « Malheur à moi si j’évangélise ! » Est-ce une si bonne note qu’ils paraissent le croire que ce changement ?
Louis BOUYER