Marie-Gabrielle Leblanc était parmi les 33 pèlerins qui, à l’initiative de SOS Chrétiens d’Orient, se sont rendus en Syrie du 5 au 12 avril pour réconforter les chrétiens et rencontrer le peuple syrien, tout en visitant quelques-unes des merveilles culturelles du pays. Ce séjour leur a permis de constater quelques aspects de la guerre en Syrie qui ne sont pas tout à fait ce qu’on en dit en général en France. Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier que le régime actuel a des prisons pleines, largue des tonnes d’explosifs de manière non sélective sur les quartiers d’Alep qui échappent à son contrôle, est soutenu par la milice chiite libanaise du Hezbolah dont les objectifs et les méthodes n’ont rien d’engageant, ainsi qu’on peut le lire dans de nombreuses dépêches d’agences. Cependant, dans les régions contrôlées par l’État syrien, on ne peut pas nier que le peuple n’a qu’une seule crainte : que le régime ne s’effondre pour laisser la place à l’hystérie islamique qui, sous le drapeau de Daesch ou celui de Al-Nosra, a la même ambition de faire disparaître tout ce qui n’est pas sunnite, hommes ou monuments, tout ce qui rappelle un passé compliqué où les différentes dictatures n’avaient, jusqu’à présent, jamais pu effacer une certaine douceur de vivre propre à cette région de haute civilisation.
Des catholiques français et belges, accompagnés par deux organisateurs de SOS Chrétiens d’Orient, Benjamin Blanchard, un des co-fondateurs, et Charlotte d’Ornellas, ont passé outre leurs propres appréhensions et celles de leur entourage (un couple de jeunes mariés a même évité de le dire à sa famille…), et ont décidé de passer la Semaine de Pâques selon le calendrier occidental, la Semaine sainte orthodoxe… en Syrie ! Un tiers des voyageurs donnaient déjà à l’association, les autres sont venus grâce à une page de publicité parue dans Famille Chrétienne et dans Valeurs Actuelles. Cette initiative, si insensée ou imprudente qu’elle puisse paraître, a rencontré un succès fulgurant, puisque non seulement le groupe s’est constitué en quelques jours, mais 25 autres personnes, sur liste d’attente, n’ont pu partir !
Ce voyage, proposé par une association humanitaire composée de bénévoles — qui ne sont en rien des voyagistes professionnels, mais l’ont organisé comme s’ils n’avaient fait que cela de toute leur vie… —, a été demandé par des Syriens eux-mêmes, non seulement ruinés par la guerre — presque tout le monde est au bout de ses économies —, par les coupures d’électricité et le chômage, mais aussi coupés du reste du monde à cause du blocus économique et aérien mis en place par l’Occident. Cet abandon et cette hostilité des puissances occidentales pèsent lourdement sur le moral du peuple syrien et l’ont encore plus soudé à son président, contrairement à ce qu’escomptaient les États-Unis et leurs alliés. Voir des visages étrangers est un rêve de beaucoup de Syriens. Notre guide, Mahmoud, qui n’a plus de travail depuis cinq ans, déclare qu’il attendait cette minute, guider à nouveau des Français en Syrie. Les missions de SOS se succédaient, et les Syriens ont dit : « Quand revenez-vous avec des touristes, pas en mission humanitaire ? »
Nous sommes donc les tout premiers étrangers venus en Syrie depuis le début de la guerre, hormis les quatre députés français en février, et récemment Robert Ménard, le maire de Béziers, qui va jumeler sa ville avec le célèbre village chrétien martyr, Maaloula. Ce voyage à connotation de pèlerinage a été possible grâce au réseau considérable de relations de SOS à tous les niveaux de l’Église et de l’État syriens.
Le groupe est composé en majorité de retraités, mais aussi d’une demi-douzaine de jeunes enthousiastes. Certains ont mis leurs affaires en ordre avant de partir, ou dit au revoir avec émotion à leurs enfants. Pour ma part — habituée depuis quatre ans à « ne rien lâcher » dans mon engagement envers les coptes, et n’ayant jamais cessé de conduire plusieurs fois par an des groupes de pèlerins dans une Égypte quasiment vide de touristes —, ma vague appréhension de l’inconnu dans un pays en guerre s’est immédiatement dissipée dès mon arrivée en Syrie. Comme dit Sénèque : « Ce n’est pas parce que nous avons peur que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas que nous avons peur. »
Après avoir très peu dormi pour la plupart car nous sommes allés à la Veillée pascale, nous voyageons à l’aube du dimanche de Pâques, et atterrissons à Beyrouth. En effet, il n’existe plus aucune connexion aérienne entre la France et la Syrie. Nous devons rejoindre Damas par la route, notre autocar et notre guide syriens venant nous chercher au Liban. Dès l’atterrissage, la tonalité de notre périple est donnée : la télévision libanaise nous accueille, les caméras nous suivront partout aussi en Syrie. Nous ne voyageons pas précisément incognito mais au contraire constituons un événement.
Le passage de la frontière est long et fastidieux, il prend plusieurs heures. Nous faisons la queue comme tout le monde au poste-frontière libanais. Après l’obtention de nos tampons et le franchissement des 7 km de no man’s land, nouvelles formalités côté syrien. Mais là, nous sommes reçus comme des hôtes officiels par un représentant du ministère du Tourisme, avons droit au salon VIP et au café offert pour patienter, sous un grand portrait de Bachar el Assad. La route jusqu’à Damas, à travers des défilés montagneux, se passe sans encombre.
Lundi 6 avril, la première journée de notre chemin de Damas est placée sous le signe de saint Paul, et nous ne lirons plus jamais de la même façon le récit de sa conversion, de son baptême et de son évasion de Damas. L’église Saint-Ananie correspond à la maison du saint homme qui a rendu la vue à Saul et l’a baptisé. Quant à l’église Saint-Paul, sur la porte de l’Est, on y conserve une réplique du grand panier par lequel on a fait descendre Paul à l’extérieur. Jean-Paul II est venu ici en 2001 avec Bachar el Assad.
Le vieux Damas nous séduit avec ses ruelles, ses pergolas, ses balcons de bois et le roucoulement des tourterelles. Les fenêtres ou balcons ornés d’une icône ou d’une fresque chrétienne ne sont pas rares. Mais les boutiques vides, poussiéreuses et fermées depuis quatre ans, ainsi que les tirs de mortier que l’on entend de loin en loin nous rappellent que la guerre est à trois kilomètres, même si la vie semble paisible dans la capitale, sauf les nombreux militaires en armes oniprésents, qui contrôlent l’accès à chaque quartier. Les femmes sont vêtues soit à l’occidentale, soit avec un léger foulard ; on croise très peu de Damascènes en burqa.
Beaucoup de façades, comme nous le verrons partout en Syrie, sont ornées de portraits de Bachar el Assad ; non seulement les bâtiments officiels, mais de nombreuses fenêtres de maisons et appartements privés, et vitrines de boutiques.
Une queue s’étire devant un bureau : ce sont, nous dit-on, les jeunes volontaires pour l’armée, qui s’engagent pour remplacer les soldats tués au combat.
Le soir, nous plongeons dans les fastes de la liturgie byzantine à Notre-Dame de Damas, la cathédrale grecque catholique pleine à craquer. Le quartier est en état de siège car au bout de la longue avenue, c’est Jobar, pour le moment le dernier quartier de la capitale encore en guerre : elle est donc tout près.
La messe du lundi de Pâques est presque aussi solennelle que celle de Pâques. Le patriarche grec-catholique Grégoire III Larham, 84 ans, tout d’or vêtu, épigonnation à la ceinture, couronné de la tiare et croix de bénédiction en main, officie, moitié en arabe, moitié en français en notre honneur. Les chœurs mixtes chantent la liturgie byzantine, similaire au rite orthodoxe. Il traduit pour nous les grandes lignes de son prêche, rappelle qu’ici on appelle les chrétiens « les fils de la Résurrection ». Le patriarche appelle de ses vœux la réouverture de l’ambassade de France à Damas, car la Syrie souhaite être un allié fidèle de la France.
Il prie pour le président El Assad, « sur cette terre où saint Paul a vu le Christ ». Puis il proclame « le Christ est ressuscité » en de nombreuses langues, du syriaque et de l’araméen au japonais et au malgache. L’évangile de la Résurrection a été lu aussi en plusieurs langues.
Les scouts et guides portent sa crosse et sa tiare. à la sortie, leur fanfare joue avec enthousiasme sur le parvis, drapeau syrien en tête. Un peu de fête pour oublier la guerre. Nous parlons avec un médecin qui avait émigré en France, mais a décidé de revenir à Damas : héroïsme au quotidien…
Mardi 7, nous constatons que nous avons notre photo sur le journal El Watan ! « Un groupe de Français visite la Syrie pour la première fois depuis le début de la guerre. » Notre seconde journée damascène va être riche en rencontres d’exception.
A la mosquée de Soliman, le jeune ministre du Tourisme vient nous rencontrer de manière informelle dans les jardins. Mais c’est tout à fait officiellement au contraire que nous serons reçus au ministère (transformé en camp retranché) pendant une heure par Ayman Soussane, vice-ministre des Affaires étrangères. Cet homme distingué parle un français parfait. Nous aurons, avec tous les officiels syriens, la même impression de gens civilisés, calmes, raisonnables et modérés… Il commence par nous souhaiter de joyeuses Pâques, puis nous explique longuement le point de vue du gouvernement. Selon celui-ci, la guerre n’est pas un conflit entre le régime et une opposition populaire, mais une invasion préparée de longue date, avec un arsenal énorme, pour casser ce modèle de pays laïque unique dans la région. La Turquie, autrefois alliée de la Syrie, l’a trahie et rêve de rétablir un califat ottoman en dépeçant la Syrie. On a découvert dès les premiers jours des manifestations en 2011, d’immenses tunnels creusés sous toutes les villes ; cela ne s’est pas fait en quelques jours, des années ont été nécessaires. Les groupes de combattants de Daech, venus d’Arabie, du Qatar, de Turquie, semblent débarquer du Moyen Âge par leurs mœurs. Des terroristes de 83 pays viennent combattre sur leur sol, puis repartent chez eux. Daech, ce ne sont pas des Syriens. La beauté de la Syrie, c’était sa diversité : ici on ne parle jamais des chrétiens comme d’une minorité, ils sont des citoyens comme les autres. On défend toutes les religions, mais « personne n’a le droit de distribuer les clés du paradis et de l’enfer à autrui : la Foi est une affaire personnelle avec Dieu. »
Le plus douloureux pour les Syriens, dit-il, c’est que des pays amis de longue date comme la France prennent le parti de ces barbares sauvages. L’Occident soutient des soi-disant « opposants modérés » qui ont quitté la Syrie depuis des décennies et ne savent plus rien du pays. « La France que nous aimons nous manque énormément. »
Le soir, c’est le grand mufti de Syrie, une des plus hautes autorités de l’islam avec le recteur d’El Azhar au Caire, qui nous reçoit à la grande mosquée (ancienne église Saint-Jean-Baptiste où serait conservé son crâne dans un grand tombeau), et la surprise va être bien plus grande.
L’homme est beau, distingué, sympathique et souriant. Il arrive avec trois imams et le patriarche orthodoxe qu’il fait asseoir à sa gauche. Les deux hommes multiplieront les gestes d’amitié affectueuse pendant tout l’entretien.
Il affirme que l’État ne doit être ni juif, ni chrétien, ni musulman, qu’il doit rendre la justice mais ne pas intervenir dans la conscience de chacun. « La Syrie compte 23 millions de musulmans et de chrétiens. »
Ce haut dignitaire musulman a vécu une tragédie personnelle. Il y a quatre ans, après que Daech lui avait demandé de quitter la Syrie et qu’il eut refusé, les islamistes ont tué son fils de 21 ans, l’ont achevé à coups de pied et lui ont envoyé la vidéo où les bourreaux étaient hilares.
Il fait l’éloge du président qui, affirme-t-il, est le seul qui conduise sa voiture lui-même sans gardes du corps, même à l’étranger. « Assad quittera le pouvoir immédiatement si le peuple le lui demande, c’est le peuple syrien qui décide.
Vous êtes venus dans un pays qui aime Dieu, et Dieu aime la Syrie. Et moi je vous aime, car Dieu est amour. Nous aimons tout le monde, ce sont nos frères, j’aime celui qui donne à manger aux pauvres même s’il ne va pas à la mosquée. On doit aimer même ses ennemis. J’ai demandé à mon cousin le patriarche de venir à notre réunion et je suis passé le chercher.
J’ai vu des étudiants saoudiens à la mosquée de Paris qui tenaient des propos haineux contre la France, je leur ai dit qu’ils ne devaient pas rester en France. J’espère que vous allez chasser les terroristes qui sont installés à Paris. J’ai proposé en France de former des religieux pour expliquer la laïcité à la syrienne aux musulmans à l’étranger. Cela a été refusé par votre gouvernement, sauf si je me déclarais contre Assad. »
Le patriarche prend la parole à son tour. « Vous êtes venus entendre la vérité sur place. Mon cousin le grand mufti a tout dit sur les chrétiens et les musulmans en Syrie. Les jihadistes obligent les chrétiens à quitter la Syrie. Les chrétiens sont la racine même de cette terre, le christianisme a existé en Syrie avant l’Europe, c’est un des plus vieux pays chrétiens au monde. Je préfère rester en Syrie avec mes frères. »
Après cette heure d’entretien pour le moins étonnante — jamais je n’ai entendu de tels propos, quasi évangéliques, en Égypte de la part de dignitaires musulmans —, notre perplexité est telle que, abasourdis, nous avons de grandes discussions entre nous. On me dit que le mufti, considéré comme libéral et semi-apostat en Arabie, est interdit de prédication à La Mecque. Sincérité ? C’est mon intime conviction mais je n’oublie pas que la taqqiya, le « mensonge légal » devant les non-musulmans, si on n’est pas en position de force et jusqu’à ce qu’on y soit, est recommandée par le Coran et la charia. L’amitié entre le mufti et le patriarche est-elle réelle ? Sont-ils otages du pouvoir ? Nous ne saurons jamais le secret des cœurs.
Le soir, à la sortie du restaurant, nous trouvons dans une ruelle une niche avec une statue de la Vierge, et nous improvisons une prière du soir chantée en pleine rue.
Mercredi 8, nous quittons définitivement Damas par le nord-ouest. Le paysage est très aride jusqu’à Maaloula. Omniprésents, les troupeaux de brebis et de chèvres sur les pentes escarpées.
Nous commençons à prendre l’habitude d’avoir une voiture marquée « Protocole » qui nous ouvre la route, et une autre voiture devant nous transportant un général et un gouverneur !
Direction Seydnaya où nous sommes accueillis, comme partout, par le gouverneur et la télévision. Nous qui venons de la France laïcarde et volontiers anti-chrétienne, restons rêveurs devant la salle du conseil municipal, dont les murs sont littéralement tapissés de dizaines d’icônes…
Le monastère de moniales grec-orthodoxe a eu l’immense chance de ne pas être pris par les jihadistes de Daech qui n’étaient qu’à quelques kilomètres. Il fut fondé par l’empereur Justinien et son nom signifie à la fois « chasse à la gazelle » et « Notre-Dame ». Une légende raconte qu’à la chasse, il cherchait une source et vit une gazelle. Il allait tirer une flèche quand elle lui parla, se transforma en la Vierge Marie et lui demanda de construire un monastère sur cette colline. Au XIIIe siècle, un pèlerin rapporta de Terre sainte une icône de la Vierge à l’Enfant censée avoir été peinte par saint Luc. Il voulait l’emporter chez lui, mais elle resta volontairement au monastère suite à un miracle. Elle est vénérée dans un petit sanctuaire mystique et émouvant, la pénombre à peine éclairée par la flamme des lampes à huile, après que l’on ait traversé deux pièces abritant de superbes icônes.
La supérieure, dont le nom signifie « Servante de la Sainte Vierge » nous reçoit au nom de ses 32 moniales. Elles tiennent depuis un siècle un orphelinat pour 35 filles, et une école pour 800 élèves chrétiens et musulmans. Les cadeaux qu’on nous offre — thé, bonbons et images pieuses — ont été payés par une Palestinienne qui a pu avoir un enfant après être venue prier ici.
Comme dans tous les monastères, la photo de Bachar el Assad trône à côté de celle du patriarche. Nous lui demandons un message pour la France, elle nous répond, comme tant d’autres le feront, que la Syrie aimerait tant retrouver sa belle relation du passé avec la France.
De nombreux miracles ont eu lieu ici. On nous raconte le dernier en date : le 22 décembre 2013 dans l’après-midi, les sœurs priaient lorsqu’elles virent nettement une boule de feu qui bougeait lentement près du monastère. Puis elle fut entourée par une sorte de tente bleu foncé. Les villageois, au même moment, voyaient presque la même chose, mais pour eux la forme bleue n’était pas une tente, mais les deux bras de la Vierge qui éloignait le feu du monastère. Peu après, un général, qui a vu la même chose, vient les féliciter que la Mère de Dieu les protège !
« N’ayez pas peur pour nous, dit-elle, la Vierge est là, le gouvernement est là, notre président est là !… »
L’après-midi, la visite à Maaloula est un sommet de notre pèlerinage. Des catholiques français ont tremblé et prié ardemment pour ce village majoritairement chrétien, dont ils avaient entendu parler avant la guerre parce qu’il est un des derniers où l’on parle encore l’araméen. En septembre 2013, quand la France voulait aller bombarder les forces loyalistes syriennes, cette population chrétienne était donc menacée d’un côté par les islamistes, de l’autre par les puissances occidentales !
À 1 450 m d’altitude (il y a beaucoup de neige en hiver) Maaloula se dévoile à nos yeux, étagée sur la pente escarpée de sa colline. Mes larmes coulent en découvrant cette petite ville, si belle « avant », détruite aux trois-quarts au moins : monastères partiellement brûlés, églises bombardées, la plupart des maisons écroulées, éventrées, les balcons pendant par la ferraille du béton armé. Maaloula est en ruines, elle n’a été libérée par l’armée syrienne qu’en août 2014. Les habitants commencent à revenir, mais la plupart n’ont plus de maison. SOS a donné 20 000 euros dès sa libération.
Les villageois ont pu fuir à temps et sauver leurs vies — « seulement » deux jeunes ont été tués par les islamistes —, mais ils ont tout perdu hormis la Foi. Les photos géantes des martyrs de la région, comme dans chaque localité syrienne, nous accueillent à l’entrée de Maaloula. Sur l’affiche, ils encadrent Jésus en croix.
Seule l’église paroissiale Saint-Georges se dresse, éclatant de toute la blancheur de ses pierres, restaurée de fond en comble par SOS. Une grande mosaïque du saint terrassant le dragon, caracolant sur son cheval blanc, orne la façade. Nous sommes accueillis par le père Toufik, l’héroïque et célèbre curé libanais melkite grec-catholique qui est venu plusieurs fois dans des diocèses français parler de la situation tragique des chrétiens de Syrie trahis et abandonnés par les puissances occidentales. Le père Toufik ne parle que l’arabe et le français, pas l’araméen, mais ses paroissiens utilisent cette langue au quotidien et pas seulement à l‘église. Maaloula est en effet un des trois derniers villages au monde où l’on parle encore couramment la langue du Christ — les deux autres villages voisins où elle est pratiquée sont majoritairement musulmans. Comment cela se peut-il alors que l’araméen est une langue morte partout ailleurs ? Tout simplement à cause de la position très reculée et isolée de ces trois villages, encastrés entre deux montagnes et qui n’ont été desservis par une route qu’en 1958… Les habitants de Maaloula sont bilingues : arabe et araméen.
A l’intérieur, une modeste décoration festive de serpentins blancs proclame la joie du temps pascal, et d’une relative sécurité retrouvée. Nous faisons, avec les paroissiens, une haie d’honneur à la mystérieuse statue convoyée dans l’avion et sortie de la soute de notre car. Elle entre dans l’église au son d’un cantique en araméen entonné par la chorale. C’est un moment émouvant : cette statue ancienne en bois de saint Georges à cheval est un don fait à leurs frères syriens par la paroisse Saint-Georges de Lyon.
Le Père, accompagné de son confrère orthodoxe, le père Elia, nous guide au monastère des Saints-Serge et Bacchus, calciné. L’église n’a pas brûlé mais sa façade est éventrée et il y a un énorme trou dans la coupole. Les travaux de réfection seront considérables, on commence à déblayer les décombres.
L’iconostase est toujours là mais ses icônes ont disparu. « Nous prions, dit le père Toufik, pour que les jihadistes ne les aient pas brûlées, comprennent leur valeur et essaient de les vendre. »
Au monastère grotte de Sainte-Thècle, ce n’est pas beaucoup mieux. Les islamistes ont fouillé la tombe de la sainte, pensant y trouver des bijoux. Cela a sauvé les icônes car, après les avoir jetées à terre puis cassées à coups de pieds, ils les ont recouvertes de la terre déblayée de la tombe, et ont ensuite oublié de les brûler. Elles seront ainsi réparables. Sainte Thècle fait de la résistance…
Avant la guerre, les chrétiens représentaient 15 à 20 % de la population syrienne. Il est difficile de les compter actuellement, car si des centaines de milliers ont fui le pays depuis cinq ans, certains reviennent dans leur maison si elle n’est pas détruite, quand leur localité est reconquise par l’armée. Numériquement, les grecs-orthodoxes sont les plus nombreux, puis viennent les syriaques-orthodoxes, les grecs-catholiques, et enfin les catholiques de rite latin, très peu nombreux, ainsi que quelques protestants. Les fêtes de Noël et Pâques catholiques et orthodoxes sont fériées. Les églises sont dispensées d’impôts, elles ont l’eau et l’électricité gratuites, ce qui n’est pas le cas au Liban.
Maaloula possède aussi une mosquée car quelques habitants sont musulmans. Les villageois, depuis la tragédie de l’an dernier, ont compris et constitué une milice armée d’auto-défense ; on voit circuler des jeunes chrétiens en civil mais armés.
Les dons du groupe permettent de remettre 7 000 euros au père Toufik. Une goutte d’eau par rapport à des besoins aussi immenses. Après un chaleureux repas traditionnel cuisiné par ses paroissiennes, à notre départ, des chants araméens sont diffusés à pleins décibels par des haut-parleurs sur tout le village. Encore un moment d’émotion intense. « Si je t’oublie, Maaloula… » pense plus d’un de nous.
Nous continuons vers le nord, passons devant Homs, l’antique Émèse, où se sont déroulés de furieux combats depuis quatre ans ; la ville sera à reconstruire complètement. Le paysage change et n’est plus aride comme autour de Damas. Par la « trouée de Homs », nous entrons dans la verdoyante Vallée des chrétiens (Ouadi el Nasri), considérée comme un paradis de villégiature pour les Syriens. Il y tombe 900 mm annuels de pluie, contre seulement 200 à Damas et 130 à Palmyre. Aussi l’olivier y pousse-t-il (il y en aurait 60 millions en Syrie) ainsi que l’amandier, le cerisier et l’abricotier.
Notre hôtel, à Almeshtayeh, est au pied du Krak des chevaliers, dans un site montagneux grandiose. Les coupures d’électricité sont fréquentes — elles peuvent durer jusqu’à vingt-quatre heures —, et un groupe électrogène allume alors, comme partout en Syrie, de faibles lampes led qui permettent tout juste de se diriger dans la pièce. Comment font ceux qui ont à lire, écrire à l’ordinateur, sans parler des hôpitaux ?
Mona, une jeune parente des propriétaires de l’hôtel, se confie, pleure dans mes bras et me dit que les Syriens n’en peuvent plus de la guerre et du blocus, et combien ils aiment leur président. Une discussion avec des clients chrétiens me donne la même position que celle entendue partout au cours de ces huit jours : la guerre n’est pas du tout une révolte d’une partie des musulmans syriens contre le régime, mais une agression, une invasion préparée depuis des années par la Turquie, l’Arabie, le Qatar et les États-Unis, soutenue par l’Angleterre, la France et Israël, afin de dépecer la Syrie. On nous répète que chrétiens et musulmans vivaient en paix en Syrie grâce au régime, et que c’est cela que ces puissances ont voulu annihiler.
En Syrie, je ne me suis jamais présentée comme journaliste, pour pouvoir bavarder de façon informelle avec tous, et aucune oreille officielle ou policière ne traînait alentour, qui aurait pu empêcher quelqu’un de me chuchoter à l’oreille que le régime est une dictature. Les deux seules versions que j’ai entendues dans la bouche des nombreux chrétiens et musulmans que nous avons rencontrés, c’est :
1/ « Nous adorons notre président Bachar el Assad, il est formidable. »
2/ « Avant la guerre, j’avais quelques réserves envers le régime, à présent je suis entièrement derrière le Président. »
Et tous : « C’est le peuple syrien qui doit choisir ses gouvernants. Nous avons librement élu Bachar. »
Intoxication par la propagande gouvernementale ? Peut-être. Sans doute… Mais tout le monde nous répète que Bachar a été réélu l’an dernier avec 86 % des suffrages, que c’est au peuple syrien de choisir son destin et que les puissances étrangères doivent respecter son choix.
(à suivre)
Voir le « même » voyage par une équipe de Canal+
http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/pid3356-c-effet-papillon.html?vid=1261222