LE CERVEAU ET L’ÉNIGME DU « JE » * - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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LE CERVEAU ET L’ÉNIGME DU « JE » *

Un humoriste a fait remarquer que, si les frères Wright ont inventé l’avion, c’est parce qu’ils étaient trop ignorants pour comprendre les savants calculs de l’astronome Simon Newcomb, lequel avait irréfutablement montré que le plus lourd que l’air ne volerait jamais. Non seulement les Wright étaient incapables de comprendre goutte aux belles équations de Newcomb, mais ils ignoraient probablement jusqu’à son nom. Réparateurs de bicyclettes de leur état, ils se dirent que, puisque les mouches volent, il n’y avait pas de raison qu’ils ne fissent aussi bien que les mouches, retroussèrent leurs manches, construisirent leur avion et s’envolèrent. Bien entendu, les calculs de Newcomb continuent de dormir, irréfutés, dans le panthéon des belles démonstrations. Les savants sont un peu comme les frères Wright. Trop ignorants pour avoir lu les philosophes à la mode et ne sachant donc pas que esprit et conscience sont des mots périmés, ils sont en train de retrouver ces problèmes dans les laboratoires et se permettent bêtement, comme les mouches, de voler. Voici une série d’expériences réalisées aux États-Unis depuis 1961, d’abord sur des chats et des singes, ensuite sur des êtres humains (neuf hommes en tout à la fin de 1970). Cinq savants y ont surtout participé : l’Anglais R. E. Myers, puis une équipe de Los Angeles composée de Joseph Bogen, Philip Vogel, Michael Gazzaniga, sous la direction de R. W. Sperry (a).
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Une expérience chirurgicale…

En observant certains comportements d’épileptiques, Myers et Sperry étaient arrivés à la conclusion que la partie du cerveau appelée corps calleux devait jouer un rôle-clé dans la coordination des deux hémisphères cérébraux. Pour s’en assurer, ils séparèrent au bistouri ces deux hémisphères sur des chats et des singes et observèrent leur comportement. Ils firent alors des constatations extrêmement bizarres : non seulement la coordination des deux hémisphères était perturbée, mais (je cite Sperry) « nous fûmes conduits à la conclusion que chacun des deux hémisphères chirurgicalement séparés devait sentir, percevoir, apprendre et se souvenir de façon absolument indépendante. » En particulier, lorsqu’on provoquait expérimentalement une crise épileptique sur un des deux hémisphères, cette crise ne se transmettait pas à l’autre, si bien qu’un côté seulement du corps en était affecté. D’où l’idée, qui vint à Bogen, de tenter la séparation chirurgicale des deux hémisphères sur des épileptiques humains incurables pour au moins épargner la crise à une moitié du corps et peut-être même les guérir.

La première opération sur l’homme fut faite par Vogel au White Memorial Hospital de Los Angeles sur deux patients, après consultation de toute l’équipe citée plus haut (1962). Ils eurent l’heureuse surprise de voir leurs espoirs confirmés : les deux épileptiques furent presque complètement guéris.

Mais l’observation psychologique des deux opérés, conduite dans un laboratoire du CalTech, à Pasadena, par Sperry et Gazzaniga, donna des résultats qui dépassaient tout ce que l’on avait pu imaginer à partir de la seule expérimentation animale. Je cite encore Sperry :

…aux effets insoupçonnés

« Tout ce que nous avons vu jusqu’ici indique que l’opération a donné à ces patients deux esprits (minds), je veux dire deux sphères conscientes séparées. Ce qui est vécu par l’hémisphère droit semble être entièrement hors de la sphère consciente de l’hémisphère gauche. Cette division mentale a été démontrée en ce qui concerne la perception, la cognition, la volition, l’apprentissage et la mémoire. L’un des deux hémisphères, le gauche, qui est l’hémisphère dominant, est doué de la parole, et il peut s’entretenir et bavarder normalement. L’autre, qui est muet, ne s’exprime que par des réactions non verbales. L’opération crée la dualité mentale mais non la dualité discursive. »

Avant d’exposer les faits montrant cette dualité d’« esprit » provoquée par une opération chirurgicale, rappelons que le mot anglais mind n’a, à vrai dire, aucune correspondance convenable en français. Les Anglais ont deux mots pour dire esprit : spirit et mind. Mind, c’est la pensée vécue, c’est la permanence perçue derrière le perpétuel mouvement de la conscience. Spirit, c’est l’entité immatérielle postulée par l’activité du mind et niée par l’hypothèse matérialiste. Malgré cette distinction, bien conforme au génie empirique anglais, la frontière entre mind et spirit est incertaine : quand Schrödinger écrit son livre sur l’esprit et la matière, il l’intitule Mind and Matter. Cette particularité sémantique anglaise montre à quel point les problèmes philosophiques peuvent être sujets aux relativismes linguistiques : songeons qu’en arabe (la langue d’Avicenne et d’Averroes !) on ne peut pas dire : « Je pense donc je suis ». Ce qui constituait pour Descartes l’évidence fondamentale et ultime n’est pour un philosophe arabe qu’une espèce d’intraduisible calembour du système grammatical indo-européen !

Mais, revenons aux expériences de Sperry. Si, bandant les yeux d’un de ses opérés, on met un objet familier dans sa main gauche, disons par exemple un briquet, et qu’on lui demande quel est cet objet, il ne peut pas le dire car c’est le cerveau gauche, (correspondant à la main droite) qui seul commande à la parole, et ce cerveau gauche ne sait pas ce que tient la main gauche. Mais le cerveau droit (qui commande à la main du briquet) le sait parfaitement : si on demande à l’opéré (qui, rappelons-le, a les yeux bandés) de choisir de sa main gauche parmi un assortiment d’objets déposés sur la table un autre objet semblable à celui qu’il tient, il tâtera et saisira sans hésitation un deuxième briquet.

L’expérience inverse est encore plus fantastique. Le sujet ayant toujours les yeux bandés, on met un briquet dans sa main droite, et on lui demande de tâter avec sa main gauche sur la table parmi divers objets pour y prendre un objet semblable au premier. Conformément à l’expérience précédente, il en est incapable. Seulement, n’oublions pas que le briquet est cette fois tenu par la main droite, c’est-à-dire la main perçue et commandée par le cerveau gauche, celui de la parole. L’opéré peut donc, si on l’y autorise, nommer à voix haute l’objet que tient sa main. Et alors que se passe-t-il ? L’autre cerveau, ainsi renseigné, commande aussitôt à « sa » main, qui choisit le briquet sans hésitation.

Conscience et esprit

Les expériences faites sur des hommes à cerveau « commissurotomisé » ont suscité et continuent de susciter d’immenses discussions. Pour l’Anglais C. G. Phillips, un neurophysiologiste d’Oxford, le cerveau non dominant (celui qui ne commande pas à la parole) n’aurait pas une vraie conscience. Mais on ne voit pas très bien ce qu’il appelle conscience, puisque ce cerveau pense, comprend ce qu’on lui dit, commande à sa moitié de corps, ressent la douleur et le plaisir et fait tout ce que fait l’autre cerveau, sauf parler, la parole, comme de nombreuses autres fonctions, étant localisée (b).

Et cependant, au bout de quelques mois, ces deux personnes dans un même corps se coordonnent et une nouvelle unicité se dégage de leur dualité, qui subsiste néanmoins. Qu’est-ce alors que cette unité en deux personnes ? Qu’est-ce que la conscience ? Et qu’est-ce que l’esprit, mind ou spirit ?

Aimé MICHEL

Bibliographie (c, d) :
R. W. Sperry, M. S. Gazzaniga, J. E. Bogen : Some Functional Effects of Sectioning the Cerebral Commissure (Proceedings de la National Academy of Sciences, 48, Part 2, p, 1765-1769, 1962).
Sperry: Brain Bissection and Mechanisms of Consciousness (dans Brain and Conscious Experience, Springer Verlag, 1966).
Sir John Eccles: Facing Reality (chapitre 5) (Heidelberg Science Library, 1970).

Notes de Jean-Pierre Rospars

* Chronique n° 25 initialement publiée dans F.C. – N° 1266 – 19 mars 1971. Extraite du chapitre 9 « Conscience » de La Clarté au cœur du labyrinthe, pp. 239 à 241.

(a) Les travaux résumés ici par Aimé Michel sont de grands classiques présentés dans tous les manuels. Ils ont valu à Roger Sperry (1913-1994) le Prix Nobel de Physiologie et de Médecine en 1981, dix ans après la publication de cette chronique.

(b) Il s’agit là d’un point important car il établit l’existence d’une pensée indépendante du langage. Nous y reviendrons à l’occasion d’une prochaine chronique.

(c ) En français on peut consulter Michael S. Gazzaniga, Le cerveau dédoublé, trad. de A.-M. Richelle, Dessart et Mardaga, Bruxelles, 1976. On lira également avec profit les pages qu’Aimé Michel consacre à ce sujet dans l’Apocalypse molle, pp. 213 et sq. Il y remarque (p. 216) « Depuis ces expériences historiques, une abondante littérature scientifique a fleuri sur le rôle des deux cerveaux, accompagnée d’opinions diverses et souvent aventureuses. On a beaucoup discuté de l’art et de l’intuition (confinés à droite par certains), de la logique (à gauche, dit-on), du sexe, voire du yin et du yang. » Il conclut « Il me semble que le problème philosophique soulevé par le coup de bistouri de Philip Vogel (…) n’a pas encore été étudié sérieusement. Suis-je un ? Suis-je deux ? Ni un ni deux ? Quoi alors ? (…) N’est-il pas fantastique que l’homme ait pu méditer sur lui-même depuis la nuit des temps sans pouvoir soupçonner que ce “lui-mêmeˮ, si évident, se laisse couper en deux par un bistouri ? ».

(d) L’intégralité des articles de Sperry est disponible sur

http://www.rogersperry.info/.

Pour l’article de 1962 voir

http://people.uncw.edu/puente/sperry/sperrypapers/60s/91-1962.pdf

et pour celui de 1966 voir

http://people.uncw.edu/puente/sperry/sperrypapers/60s/120-1966.pdf.

Rappel : deux livres parus en 2009

Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).

Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).

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