Fin décembre 1957, un cultivateur du Vermont, aux Etats-Unis, était assassiné prés d’un village du nom de Newbury. Le défunt étant universellement détesté, tout le monde était suspect. Comme, à cette époque, le prétendu « détecteur de mensonge » était à la mode, la police décida d’y soumettre toute la population. Mais les personnes interrogées connaissaient déjà le moyen d’échapper à la « détection » : il suffit, avant l’épreuve, d’absorber un peu de ce tranquillisant connu en France sous le nom de Procalmadiol (a). L’expérience fut un échec, et la police dut revenir à d’autres méthodes.
Où finit la chimie ?
Cette histoire est doublement révoltante : parce qu’elle suppose une technologie de l’aveu (on la vit d’ailleurs à l’œuvre ailleurs qu’aux Etats- Unis vers cette même époque), et parce qu’une drogue peut tenir lieu de caractère. L’idée que la chimie permette de modifier la personnalité humaine nous est insupportable. S’il suffit d’une drogue, que devient donc l’action de la volonté ? Qu’est-ce même que la volonté ? Où finit la chimie et où commence la morale ?
Et, cependant, la psychopharmacologie existe, et son objet, dit le professeur Deniker, est bien le « contrôle chimique du comportement ». Jusqu’où peut aller ce contrôle ? La plupart des spécialistes admettent que l’existence même d’une limite dans ce domaine reste à démontrer. Un éminent psychologue comme l’Américain B. F. Skinner (b), célèbre pour ses recherches sur les comportements élémentaires, n’hésite pas à écrire que notre société doit se hâter de trouver les moyens de régir (par la pharmacologie) le comportement humain, dans le sens que nous considérons comme désirable, avant, dit-il, « que quelque autre groupe d’individus devienne plus efficace en fait de contrôle du comportement et le dirige sur une voie que nous jugeons indésirable ».
La psychopharmacologie nous confronte donc elle aussi avec cette apocalypse molle (c ) dont j’ai parlé ailleurs (1) à propos de la génétique. Nous retrouvons là encore ce nouveau et menaçant degré de liberté accordé à l’homme par la science alors qu’il ne dispose d’aucune éthique correspondante suffisamment précise. Le Procalmadiol permet de mentir avec plus de sang-froid. Faut-il donc interdire le Procalmadiol ?
Mais d’abord est-il certain que la société a le devoir, ou même le droit d’empêcher une conscience humaine de mentir ? Et plus généralement de se tourner librement vers le mal ? Si l’on répond oui à cette question, alors il va falloir légitimer l’emploi des moyens artificiels d’obtenir la moralité de l’individu, et prévoir, avec un humoriste, plutôt noir, du New Scientist, « l’utilisation d’aérosols convenablement dosés en envoyés par tuyauterie d’une fabrique centrale de comportement jusque dans les usines, les bureaux et même les foyers ». On a beau aimer la vertu, on ne peut se retenir de penser que le devoir de tout être moral serait ici de boucher les tuyaux.
Seulement, on ne voit pas comment les boucher. Tenons nous en à l’exemple de ce Procalmadiol qui peut poser parfois de si difficiles problèmes. Son usage habituel n’est pas, on s’en doute, réservé aux suspects désireux de passer à travers un interrogatoire. Ses indications majeures, dit le docteur Donadieu, sont les névroses anxieuses, les états dépressifs, le delirium tremens. Il a une action psychosédative. Il est un bon adjuvant dans les cures de désintoxication alcoolique, dans l’épilepsie.
Un moi artificiel
Tout cela est noble, utile, excellent, et l’on voit que cette drogue est comme la langue d’Esope, bonne ou mauvaise selon son usage. Je ne l’ai d’ailleurs citée qu’en raison de l’anecdote du détecteur de mensonge. Le Procalmadiol est un psycholeptique parmi des dizaines d’autres. Et, à côté des psycholeptiques, neuroleptiques et tranquillisants, il y a toute la gamme des psychoanaleptiques, stimulants de la vigilance (comme les fameuses amphétamines) ou stimulants de l’humeur, sans parler des hallucinogènes (d).
On a pu dire que mai 1968 n’aurait pas été ce qu’on a vu, notamment à Nanterre, sans les « amphés ». Nos mégalopoles affolées semblent conduire, irrésistiblement, leurs citoyens les plus agités vers une vie où le comportement sera commandé à chaque heure du jour par les drogues modificatrices de l’humeur, de la vigilance, et plus profondément du caractère. L’usage des amphétamines est déjà courant dans le monde du spectacle et des affaires, et là encore on ne voit pas comment échapper à la fatalité du processus. Les « amphés » multiplient (pour un moment, mais on n’en demande pas plus) l’activité intellectuelle, l’énergie, la vivacité.
Résistera-t-on à la tentation de ce surcroît artificiel de soi-même au moment de discuter un contrat vital, d’affronter une conférence, de jouer sa carrière sur un rôle, une plaidoirie, un procès (e ) ? Il faut beaucoup de force d’âme pour accepter d’affronter à mains nues un adversaire ou un concurrent dont on ignore s’il s’impose la même loyauté.
Beaucoup de force, ou beaucoup de malice. On nous citait le cas d’un homme d’affaires américain dont le premier soin, avant une rencontre importante, est toujours de se faire indiquer par une agence de renseignements l’heure où son partenaire se drogue, pour le « cueillir » au moment de l’effondrement. Car l’effondrement suit toujours, comme si la drogue ne permettait que de dévorer plus vite, en un feu de paille, l’énergie allouée quotidiennement par l’économie de la nature.
Nouveaux clients
Tout cela effraie, et l’on ne voit pas où conduit l’usage aberrant des merveilleuses découvertes de la psychiatrie. Les mêmes moyens qui ont mis fin à l’asile de fous, cet enfer, lui préparent une nouvelle vague de clients. La science, apparemment, ne dispose que d’un moyen pour nous épargner la fatalité de ce cycle : c’est d’aller plus vite que la folie des hommes. Que le remède précède toujours le mal. Est-ce là plus qu’un vœu ? Qui le sait ?
Aimé MICHEL
(1) Voir France Catholique, n° 1 249 (9 octobre 1970) (f).
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Notes de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 5 parue dans France Catholique — N° 1246 — 30 octobre 1970.
La photographie qui accompagne l’article montre des manifestants dans une rue. Elle est accompagnée de la légende suivante : « Les dictatures résisteront-elles à la tentation d’employer des moyens artificiels contre les révoltés ? ».
(a) Le procalmadiol, connu aussi sous le nom de méprobamate et vendu en France sous le nom d’Equanil, est un anxiolytique. Il est comparable aux barbituriques par son action pharmacologique et ses dangers. Introduit en 1955, ce tranquillisant reste très utilisé en France où il est responsable de 5% des surdosages par les psychotropes, même s’il est largement remplacé par les benzodiazépines (valium, témesta, etc.) dont la toxicité est moindre. Tous ces anxiolytiques agissent sur les synapses dont le neuromédiateur est l’acide gamma aminobutyrique (GABA).
(b) B. F. Skinner (1904-1990), de l’université de Harvard, spécialiste du conditionnement, fut un béhavioriste intégral et l’un des psychologues les plus influents du XXe siècle. Il pensait que le comportement d’un animal ou d’un homme était entièrement déterminé par ses interactions présentes et passés avec son environnement, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à des mécanismes internes au cerveau ou à des processus mentaux non directement observables. Son livre le plus célèbre, Beyond Freedom and Dignity (Au-delà de la liberté et de la dignité) paru en 1971, un an après la présente chronique, entend, semble-t-il, assurer la survie de l’humanité même au prix de la liberté et de la dignité de l’homme. Il propose d’obtenir de « profondes modifications du comportement humain » au moyen d’« une technologie du comportement » pour résoudre les problèmes qui menacent l’humanité : explosion démographique, conflit nucléaire, famine, pollution. Pour une présentation plus complète de la pensée de Skinner voir l’intéressant article qui lui consacre l’Encyclopédie de l’Agora (http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Burrhus_Frederic_Skinner).
Aujourd’hui, avec l’avènement des « sciences cognitives », le balancier est reparti dans l’autre sens : les processus internes ont fait leur retour et la vision étroitement béhavioriste de l’animal et de l’homme n’est plus guère en faveur dans les milieux universitaires.
(c ) Cette « apocalypse molle » c’est l’homme transformé par lui-même au point de n’être plus un homme. C’est l’homme qui cesse d’être sans mourir, paradoxe évoqué dans les chroniques L’eugénisme ou l’apocalypse molle et La fin de l’histoire vue par un géologue parues ici les deux dernières semaines. L’écrivain des science-fiction Arthur C. Clarke dans son roman Les enfants d’Icare (1954) décrit cette fin de l’humanité dans un esprit et en des termes assez proches de ceux d’Aimé Michel lorsqu’il écrit : « ce n’était pas une tragédie mais un accomplissement », « une fin désavouant aussi bien l’optimisme que le pessimisme », « étrangère aux espoirs comme aux craintes des humains » (pp. 237-238, édition J’ai Lu, traduction de Michel Deutsch).
(d) Pour une mise au point récente sur ce sujet on pourra consulter Jean Costentin : Les médicaments du cerveau, Odile Jacob, 1993.
(e ) ou une épreuve sportive…
(f) Il s’agit de la chronique L’eugénisme ou l’apocalypse molle.
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Rappel :
Entre 1970 et sa mort en 1992, Aimé Michel a donné à France Catholique plus de 500 chroniques. Réunies par le neurobiologiste Jean-Pierre Rospars, elles dessinent une image de la trajectoire d’un philosophe dont la pensée reste à découvrir. Paraît en même temps, une correspondance échangée entre 1978 et 1990 entre Aimé Michel et le sociologue de la parapsychologie Bertrand Méheust. On y voit qu’Aimé Michel a été beaucoup plus que le « prophète des ovnis » très à la mode fut un temps : sa vision du monde à contre-courant n’est ni un système, ni un prêt-à-penser, mais un questionnement dont la première vertu est de faire circuler de l’air dans l’espace confiné où nous enferme notre propre petitesse. Empli d’espérance sans ignorer la férocité du monde, Aimé Michel annonce certains des grands thèmes de réflexion d’aujourd’hui et préfigure ceux de demain.
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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Pour aller plus loin :
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE
- Du mensonge
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies