En plus de nos nombreux besoins physiques, nous humains avons des besoins psychiques (ou pour mieux dire spirituels). Parmi les plus importants d’entre eux se trouvent :
Un : le besoin de sentir que nos vies sont importantes et ont du sens ; qu’en tant qu’individus nous sommes plus que des fleurs éphémères vivant une vie insignifiante sur une petite planète orbitant autour d’une étoile mineure d’une galaxie sans importance.
Deux : nous avons besoin d’une gouvernance morale, c’est-à-dire de savoir ce qui est juste ou injuste, ce qui est bien ou mal.
Pour la plupart des humains à travers l’histoire, ces deux grands besoins ont été pris en compte par l’appartenance à ce que l’on pourrait nommer une communauté sacrée : un clan, une tribu, une ancienne cité grecque, une nation, une Eglise, un parti politique totalitaire.
Du point de vue de l’individu, sa communauté sacrée est évidemment importante et significative. Si ma tribu est importante et significative, alors moi, comme élément de la tribu, je partage cette importance. En tant que simple individu, je peux bien être de peu d’importance, mais en qualité de membre de la tribu, j’ai de l’importance. Ma tribu est importante au regard de Dieu (ou de l’Histoire), et donc moi aussi je suis important aux yeux de Dieu.
Cependant, il peut arriver que j’expérimente une « crise de foi », que j’en arrive à douter de l’importance absolue de ma tribu. Comment cela ? Peut-être parce que je suis devenu conscient qu’il y a des groupes sociaux bien plus puissants et plus intelligents que ma petite tribu. Dans ce cas je vais également douter de l’importance et de la signification de ma propre vie.
Une communauté sacrée fixe les règles morales que je dois suivre. Elle me donne des interdictions (« tu ne dois pas »), des obligations (« tu dois »), et des permissions (« tu peux »). Mais si j’ai une crise de foi, si j’en arrive à douter de la valeur absolue de ma communauté sacrée, je douterai également de ses règles de moralité. Je n’aurai plus de certitude quant à ce qui juste ou injuste, quant à ce qui est bien ou mal.
Si cette crise de foi se produit, j’aurai trois choix : soit (a) je vais étouffer mes doutes et réaffirmer, en dépit de tous les arguments contraires, ma foi en la valeur suprême de ma communauté sacrée, ou (b) je vais rechercher une nouvelle communauté morale, une meilleure, vis-à-vis de laquelle je n’aurai aucun doute, ou (c) je vais devoir apprendre à vivre sans le support d’une communauté morale.
Cette dernière option est très dure. Peu de personnes sont capables de bien vivre sans le soutien d’une communauté morale. Peut-être les meilleurs philosophes épicuriens de l’Antiquité le pouvaient-ils, par exemple Epicure lui-même. D’ailleurs la philosophie épicurienne a pris son essor comme une réponse à l’effondrement de la cité-état grecque. Comment, à l’époque de Philippe et d’Alexandre, quelqu’un pouvait-il continuer à penser la cité-état comme quelque chose d’absolu ?
L’option (b), chercher une nouvelle et meilleure communauté morale est celle habituellement choisie. Par conséquent, la décomposition des communautés sacrées de l’ancien monde conduit éventuellement à l’acceptation d’une nouvelle et meilleure communauté morale, l’Eglise Chrétienne. Le problème, c’est que cela prend beaucoup de temps – vraiment beaucoup – entre l’effondrement de la vieille communauté et la découverte d’une nouvelle qui soit meilleure. Il peut se passer des années, voire des siècles. Dans le monde grec, la chute de la cité-état a eu lieu au cours du 4e siècle avant JC, mais ce n’est pas avant le 4e voire 5e siècle après JC que l’Eglise Chrétienne a été plus ou moins solidement établie comme la nouvelle et meilleure communauté morale. Dans l’intervalle, il y a eu énormément de confusion et de désespoir, et beaucoup d’anarchie morale.
L’option (a), étouffer ses doutes concernant l’ancienne foi et l’ancienne communauté sacrée, c’est ce que nous ne constatons que trop de nos jours dans le monde islamique. A notre époque de voyages, de télé, de cinéma et d’internet, les musulmans vivant dans des pays à majorité musulmane ne peuvent éviter de remarquer que l’Occident est loin devant eux en termes de science, de techniques, de médecine, de guerre, de politique, et même dans quelques aspects moraux (par exemple en donnant des droits égaux aux femmes). Cette prise de conscience de leur infériorité culturelle ne peut qu’instiller chez les musulmans le doute quant à la validité de leur communauté sacrée et de sa foi.
Un grand nombre étouffe ces doutes en réaffirmant, en dépit de leurs interrogations, leur croyance en la vérité et validité éternelles de l’islam. Et certains d’entre eux – surtout des jeunes – en arrivent à faire le jihad contre l’Occident et sa culture de modernité. Mais pour chaque jeune homme violent qui prend un fusil (ou une bombe) contre l’Occident, il y a probablement cent ou mille musulmans qui dans leur esprit et leur cœur réaffirment leur foi chancelante en détestant la modernité occidentale. Non jihadistes eux-mêmes, ils sympathisent en secret avec les braves jihadistes.
Pendant ce temps, nous, en Occident, sommes pour la plupart des personnes de peu de foi. Peu croient encore vraiment au christianisme. Bien plus, nos croyances post-chrétiennes ont montré peu de permanence. Le nationalisme, par exemple, autrefois foi post-chrétienne très puissante, décline. Le communisme, autrefois foi post-chrétienne et post-nationaliste puissante, est maintenant une foi quasi morte. Le féminisme radical, si vivace dans les années 70 et 80, s’étiole et n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été – gardé en vie de nos jours par quelques religieuses gauchistes et d’autres vieilles dames. Et l’humaniste séculier, quoi qu’il puisse y avoir sous ce terme, ainsi que la vieille foi dans « le progrès » ne mobilisent guère.
Actuellement, la foi post-chrétienne la plus vivante est le mouvement LGBT. Il procure, au moins temporairement, un sens et un code moral (très permissif le code moral) pour une poignée de gens bizarres, mais rien pour le reste d’entre nous. Donc cela aussi va faire pschitt avant longtemps.
Une grande partie de l’Occident est condamné, je le crains, à errer dans un désert moral et métaphysique durant une longue période à venir.
David Carlin est professeur de sociologie et philosophie au Community College de Rhode Island.
Illustration : « Extrême onction » par Nicolas Poussin, vers 1640 [Fitzwilliam Museum, Cambridge, Angleterre]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/07/15/the-human-need-for-sacred-community/
Pour aller plus loin :
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?
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- Qui a besoin d'une conversion écologique ? et une note sur la canonisation
- Théologie morale et épanouissement humain
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