Le thème de l’engagement fut dominant après la Libération. Il s’agissait d’un engagement intellectuel, qui fit parfois oublier le non-engagement de certains intellectuels de gauche dans la Résistance. Michel Rocard fut, quant à lui, un militant engagé qui resta tout au long de sa vie pleinement fidèle à son choix initial. Celui du socialisme, fait à 19 ans, au sortir de trois années dans le scoutisme unioniste : d’abord les Étudiants socialistes de la SFIO, puis le Parti socialiste autonome en 1957 et le Parti socialiste unifié en 1960, enfin le Parti socialiste auquel il adhère en 1974.
Le cheminement intellectuel est lui aussi typique de la gauche de la seconde moitié du XXe siècle : opposition à la guerre d’Algérie, révolutionnarisme dans les années soixante puis un certain type de réformisme dont Michel Rocard deviendra le chef de file idéologique et le réalisateur. Le parcours professionnel n’est pas moins significatif de toute une nouvelle gauche qui s’oppose à la vieille SFIO de Guy Mollet : Sciences Po, ENA, Inspection des Finances. En 1968, le mélange du discours révolutionnaire et de la prose technocratique fut aussi savoureux qu’impénétrable. Le passage à une technicité réformiste fut, pour certains, beaucoup plus convaincante.
Il était naturel, au siècle dernier, que l’engagement se fasse au nom d’une conviction. Michel Rocard était un homme convaincu mais, là encore de son époque, il n’adhérait pas à une doctrine dure mais à un ensemble d’idées dont il fit une doctrine : celle de la « deuxième gauche » qui s’opposait à la gauche classique, mitterrandienne, héritière du laïcisme de la IIIe République, du dirigisme de la IVe République et d’un jacobinisme qu’elle allait répudier. Fils d’un catholique et d’une protestante, mais personnellement agnostique quoique bon connaisseur des Écritures qu’il aimait citer à l’occasion, Michel Rocard fut après son entrée au Parti socialiste, la figure emblématique d’une gauche antimarxiste et moderniste, favorable à la décentralisation, à l’économie de marché, au fédéralisme européen.
Comme Pierre Mendès-France, Michel Rocard a peu gouverné pendant sa très longue carrière politique : ministre du Plan pendant deux ans (1981-1983), ministre de l’Agriculture pendant deux autres années (1983-1985) il est Premier ministre pendant trois ans, de 1988 à 1991. C’est à Matignon qu’il signe les accords sur la Nouvelle-Calédonie, réalise le Revenu minimum d’insertion (RMI) et fait voter la Contribution sociale généralisée (CSG) dans une confrontation permanente avec François Mitterrand – les deux hommes étant liés depuis la guerre d’Algérie par une haine froide. François Mitterrand devra attendre beaucoup plus longtemps qu’il ne l’avait prévu pour le faire partir de Matignon, et il empêchera Michel Rocard de se présenter à la présidentielle de 1995 en soutenant contre lui la liste de Bernard Tapie lors des élections européennes de 1994. Mais la défaite personnelle de Michel Rocard marque la victoire complète de la « deuxième gauche » à partir de 1997 lorsque Lionel Jospin devient Premier ministre.
La « gauche plurielle » convertie au « marché », acquise à la construction européenne et aux réformes « sociétales » ne cessera plus de diriger le Parti socialiste. Après l’échec de la candidature de Lionel Jospin en 2002, elle se réaffirme avec Ségolène Royal en 2007 et avec François Hollande en 2012. François Mitterrand n’a pas d’héritiers. Ceux de Michel Rocard dirigent le gouvernement (Manuel Valls), l’un des principaux syndicats (la CFDT) et rêvent de l’Élysée (Emmanuel Macron). Sans se demander s’ils incarnent toujours, pour la gauche, l’esprit du temps.