■ Quelle idée clé avez-vous souhaité faire passer à travers le titre de votre livre ?
Véronique Dufief : Bien sûr, je ne parle pas de la souffrance en général. Je pars de mon expérience de la bipolarité. Mais j’essaie aussi d’entrer dans l’intelligence de la souffrance à laquelle chacun de nous peut être confronté sous une forme ou sous une autre : que ce soit dans la maladie, organique ou psychique, le deuil, les conflits familiaux, l’isolement ou le chômage, toutes les formes de misère intérieure.
■ Vous parlez donc d’une souffrance désarmée ?
Oui. Lorsque la souffrance s’abat brutalement sur nous, notre premier réflexe de protection, c’est la révolte, et notre premier mouvement, c’est l’incompréhension : pourquoi moi ? pourquoi tant de souffrance ? et Dieu dans tout ça ? Ensuite, il y a une période où on lutte de toutes ses forces pour endurer ce qu’on traverse et qui est difficile, et on déploie un courage et une ténacité souvent incroyables. Mais il y a encore un autre chemin lorsqu’on a compris qu’on devra s’accommoder toute sa vie, sinon de la souffrance, au moins de la fragilité : c’est un chemin de consentement, d’abandon où paradoxalement on « lutte » par la douceur, en épousant le mouvement de la vie en nous avec tout ce qu’elle apporte à chaque vague : difficultés et joies.
■ On oublie trop que la vulnérabilité est indissociable de la vie même…
Oui. Finalement, tout se passe comme dans ce tableau du Caravage qui représente Saint Paul sur le chemin de Damas, en train de tomber de cheval. Le peintre l’a représenté de telle manière qu’il est impossible de décider si Paul est terrassé par la lumière aveuglante qui l’accable ou s’il ouvre les bras pour accueillir quelque chose qu’aucun cœur humain ne peut totalement contenir. La foudre et la joie viennent ensemble.
■ La bipolarité est une maladie psychologique dont tout le monde parle depuis quelques années. Pouvez-vous nous dire ce qu’elle recouvre ?
à la base, c’est une instabilité très inconfortable des humeurs. Tout le monde a des hauts et des bas, mais peut les traverser en conservant bon an mal an son équilibre et sa santé psychique. Pour le bipolaire qui est un hypersensible, les périodes d’euphorie et d’abattement se succèdent avec une fréquence et une amplitude parfois tellement violentes qu’une hospitalisation est souvent le seul moyen d’enrayer le vertige de ces montagnes russes.
■ Dans ce que vous avez vécu, qu’est-ce qui peut directement intéresser tout un chacun ?
La bipolarité est une maladie instructive, qui fonctionne comme une loupe : les phénomènes psychiques sont visibles comme s’ils étaient soumis à un fort pouvoir grossissant. Du coup, il est plus facile d’observer des réalités qui échappent à l’attention lorsqu’elles relèvent du fonctionnement usuel de la psychologie humaine. Par exemple, depuis que je vais mieux, je ne peux pas sortir dans les rues de Dijon sans rencontrer quelqu’un que je connais. Avant, cela ne m’arrivait jamais. Je sortais peu et j’emportais partout ma bulle avec moi : si je croisais des visages connus, je ne les voyais tout simplement pas. Le monde nous ressemble : il nous révèle l’état exact de notre intériorité…
■ Qu’est-ce que la bipolarité, dans ce qu’elle a de spécifique, peut nous apprendre sur la souffrance humaine ?
Il y a une souffrance propre aux maladies psychiques : même quand on a fait un travail d’analyse ou de thérapie sur plusieurs années, même quand on a identifié des événements personnels ou familiaux qui ont pu éventuellement déclencher l’apparition des symptômes, il y a un moment où l’on est confronté à la réalité nue de la souffrance de vivre.
Les trois quarts du temps, quand quelqu’un est dans un creux de vague et voit les choses en noir, il peut presque toujours identifier une cause : la fatigue, les soucis, l’instabilité hormonale… Quand on est fragile psychiquement, on achoppe sur une sorte de mal sans cause et sans objet, sans contour : on a mal, simplement d’être vivant, d’être habité par le manque. Verlaine le dit avec pudeur :
C’est bien la pire peine,
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine.
■ Ce manque n’est donc pas à proprement parler une maladie ?
Non seulement ce n’est pas une maladie, mais c’est le fondement même de la vie. Ce manque, c’est à la fois ce qui nous sépare de l’autre, ce qui fait de nous des individus distincts, et c’est aussi ce qui fait de nous des prochains : c’est notre chance de rejoindre l’autre dans son altérité, puisque notre vocation, c’est de nous rencontrer. S’il n’y avait pas de manque, aucun mouvement ne nous mettrait en marche vers l’inconnu de notre propre vie.
■ Qu’est-ce que cette découverte a changé pour vous ?
La peur a fini par me quitter, la peur de vivre, la peur d’être ce que je suis, la peur de redevenir folle de douleur. Je ne crie pas victoire : j’ai seulement fini par laisser le Seigneur larguer mes amarres intérieures, et avec Lui, je suis passée sur l’autre versant de ma vie, une vie où je peux dire « oui », chaque jour et à chaque instant du jour, à ce qui se présente à moi comme devant être fait, et où je peux accueillir ceux que je croise, qui sont désormais infiniment plus importants que tout ce que je peux faire. Le présent est le seul lieu où le Seigneur nous donne rendez-vous et nous fait déjà goûter la saveur de l’éternité.
■ L’éternité dès maintenant, c’est possible ?
Je crois que oui. à force de m’interroger sur ce qui m’arrivait, mon ouïe intérieure est devenue beaucoup plus fine, et j’ai l’impression maintenant que le Seigneur me parle sans cesse à l’oreille, qu’il me nourrit incessamment de Sa Parole, inscrite dans les plus petites choses de la vie quotidienne. Dans la docilité à Sa volonté, je suis en train de découvrir paradoxalement la liberté même, la liberté de consentir à tout ce qui vient de la part du Seigneur et que la vie apporte avec son tout-venant, indistinctement mêlé.
■ C’est une vraie révolution intérieure !
Oui, une guérison même, par laquelle est entrée dans ma vie la joie qui demeure. Nous en avons tous fait l’expérience ponctuellement, quand « tout roule », qu’on rencontre les bonnes personnes au bon moment… Cette joie, ce n’est pas un sentiment : c’est l’expérience forte, vraiment incarnée, de la présence du Christ, ici, maintenant, dans ma vie concrète, et dans l’ouverture maximale de toutes mes écoutilles. J’essaie de tout accueillir, surtout les limites de ma capacité d’accueil. Même mentalement, j’apprends à suspendre ma tendance naturelle à juger les choses et les personnes. Les ravages des péchés commis « en pensée » sont énormes : péchés de discrimination qui non seulement anticipent sur le Jugement dernier en séparant le bon grain de l’ivraie, mais usurpent un pouvoir de discernement du Bien et du Mal qui n’appartient qu’à Dieu et nous renvoie à notre faiblesse originelle.
■ à vous entendre, on pourrait presque dire que la fragilité est une bonne nouvelle ?
Oui. « Le Royaume est proche », non comme quelque chose dont on est d’autant plus séparé qu’un rien nous en sépare, mais comme une mère est proche de son enfant. Il est tout proche. Et il est « parmi nous ».
C’est vraiment à la plénitude et à la communion dans la fragilité que le Seigneur nous convie.
Véronique Dufief, La Souffrance désarmée, éditions Salvator, 141 pages,18 e. http://www.editions-salvator.com/A-22794-la-souffrance-desarmee.aspx
Véronique Dufief, La Souffrance désarmée, éditions Salvator, 141 pages,18 e. http://www.editions-salvator.com/A-22794-la-souffrance-desarmee.aspx
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