LA SCIENCE EST-ELLE ACHEVÉE ? - France Catholique
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LA SCIENCE EST-ELLE ACHEVÉE ?

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À gauche, Frank Macfarlane Burnet.

À gauche, Frank Macfarlane Burnet.

© Archives, CSIRO

Macfarlane est un biologiste australien qui fit ses études de médecine à Melbourne vers 1920, s’illustra en virologie et en immunologie, fut fait « sir » par la reine, obtint le Nobel de la médecine en 1960 et a beaucoup écrit, surtout depuis sa retraite. Il doit avoir maintenant dans les quatre-vingts ans (je n’ai pas entendu dire qu’il était mort).

Son dernier livre, écrit il y a quatre ans, vient d’être traduit (a). Son thème est l’état actuel (en 1971…) de la biologie moléculaire et ses apports éventuels à la médecine, mais il touche à beaucoup d’autres sujets, notamment aux chances d’une victoire sur le cancer, à l’avenir de la médecine, à l’avenir de la science. Il écrit dans le style qu’on appelle en anglais « semi-popular », c’est-à-dire de vulgarisation difficile, à mi-distance entre le spécialiste et le public.

Mais l’intérêt de ce livre ne se trouve ni dans la compétence de l’auteur ni dans le tableau que, selon le « prière d’insérer » imprimé sur la couverture du livre, il brosse du « monde clos de la médecine », ou plutôt de la recherche médicale. Son intérêt, à mon avis unique, est psychologique. Il réside dans l’involontaire autoportrait d’un esprit vieilli. Je ne dis pas que sir Macfarlane est gâteux ! Fichtre non ! Il se meut avec agilité dans les idées les plus difficiles. Sa critique est limpide, souvent mordante. Je dis qu’en le lisant on comprend mieux comment fonctionne un esprit aveuglé par la vieillesse1.

Le point final…

Voici, en effet, ce qu’il affirme entre autres choses : que la science est finie, achevée. « Dans toutes les sciences majeures, le tableau général a été dressé de façon compétente et, dans les grandes lignes, de façon complète (c’est moi qui souligne) vers 1970 (c’est-à-dire au moment où il commençait la rédaction de son livre). La tâche, poursuit-il, est maintenant d’apporter des détails plus précis. »

Et ceci :

– Il a été exaltant d’être le témoin des grandes découvertes de la science durant les cinquante dernières années (sic !) (les grandes découvertes sont celles du temps de sa carrière) et on aimerait que la prochaine génération connaisse le même plaisir. Mais tout a une fin, et je crois déjà percevoir des signes annonçant que les savants en prennent conscience » (resic !). (Quels savants ? Ses collègues à la retraite, je suppose.)

– Autre perle : comme « nouveauté », il cite l’éthologie et, parmi les nouveaux savants, Tinbergen, Lorenz, Washburn, tous gaillards septuagénaires à la retraite et couverts d’honneurs. Selon lui, les ultimes découvertes de la physique datent des années 30. Depuis, on n’a plus rien fait que préciser des détails. Pour la biologie moléculaire, le point final a été mis par les découvertes faites au cours des années 50 (n’oublions pas que son Nobel date de 1960).

Il n’est pas étonnant qu’avec de telles idées il annonce : 1. Qu’on ne tirera jamais d’utilisation valable de la biologie moléculaire. 2. Que la médecine ne fera plus aucun progrès, sauf sur de petits détails, et, en particulier, 3. Qu’il est pratiquement absurde de vouloir guérir le cancer, attendu que le cancer n’est pas une maladie ayant une cause mais un processus différent dans chaque cas.

Comment en vient-on à penser ainsi (car il pense ainsi sur toutes choses) ? En perdant peu à peu toute capacité de voir ce qui n’entre pas dans le cadre de ce qu’on sait, perpétuelle erreur, éternellement répétée par les oracles respectables mais vieillis de la science ! Rappelons toujours lord Kelvin annonçant l’achèvement de la physique juste au moment où Planck et Einstein s’apprêtaient à tout renouveler de fond en comble. La seule chose qui, en physique, s’acheva réellement en 1898, ce fut la carrière de lord Kelvin, né en 1824. C’était sa faculté créatrice2.

L’absurdité de la prophétie négative est évidente, tant que l’on crée soi-même. Puis, si l’on n’y prend garde, on se dessèche et l’on se met à prophétiser négativement. Je pense souvent que si notre époque est si geignarde, la faute en est d’abord au progrès de la médecine, qui sauve trop de vieux geignards n’ayant gardé que leur éloquence, laquelle suscite des millions de jeunes geignards ! Sartre jeune proposait son utopie avec une sombre ardeur. Sartre vieilli geint des misères qu’on lui fait, dit-il. Et pourtant ! Geindre n’est pas la fonction de la vieillesse ! Regardez Bernard Shaw, Hugo, Milton, Léonard !

Objectivement et chiffres sur table, pas une fois dans l’Histoire il n’y eut si peu de morts violentes que maintenant. Jamais les hommes (tous les hommes) n’ont encouru si peu de risques, hors les menaces de la nature qui n’ont jamais beaucoup varié. Et cependant l’impression universelle diffuse est celle de la violence. Mon Dieu ! Qu’on relise Hérodote et Polybe. On verra ce qu’est le vrai danger de vivre. Ou César3 ou Commynes.

Mais revenons à la science. La physique achevée en 1930 ? Quelle plaisanterie4 ! Qu’on relise (b) la lettre où M. Costa de Beauregard me tire les oreilles pour mon article du 15 septembre5 et où il annonce la vraisemblance d’un « troisième orage du XXe siècle » (après les quanta et la relativité)6.

Cet orage gronde de plusieurs côtés, puisqu’au moment même où M. Costa de Beauregard écrivait sa lettre, on confirmait la découverte de nouvelles particules encore plus embarrassantes que les particules monopoles dont il était question dans son article : des particules « psi », impossibles à caser dans la théorie déjà bien embrouillée des « quarks ». M. Costa de Beauregard me reproche, avec son immense compétence de physicien, d’avoir écrit qu’il faut parfois jeter les théories par la fenêtre.

Affaire à suivre

Ce sera une affaire passionnante que de voir, dans les dix années à venir, si les monstres toujours multipliés découverts dans les chambres à bulles (c), à mesure qu’augmente la puissance des appareils, garderont la courtoisie de venir se ranger dans les cases prévues à leur intention par les théories existantes. Ou bien s’ils feront du mauvais esprit. C’est par pure humeur, je l’avoue, que je crois flairer plutôt cette deuxième éventualité7. En quelque sorte cela me ferait plaisir. M. Costa de Beauregard sait pourquoi ! Qui sait ? C’est peut-être lui-même qui sèmera la désolation parmi les Macfarlane Burnet de la physique. Cela ne m’étonnerait pas du tout !

Aimé MICHEL

(a) Sir Macfarlane Burnet : La Génétique, rêves et réalités (Flammarion, Paris, 1975).

(b) Lettre de M. O. Costa de Beauregard (France catholique, n° 1503, 3 octobre 1975, page 2).

(c) Rappelons que le plan de relance prévoit la construction à Caen de deux dispositifs couplés qui compteront parmi les plus puissants du monde en la matière.

Chronique n° 222 parue dans F.C.-E. – N° 1506 – 24 octobre 1975. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), pp. 483-485.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 1er septembre 2014

  1. Macfarlane offre une belle illustration de la Première Loi de Clarke : « Quand un savant distingué mais vieillissant déclare que quelque chose est possible, il a presque certainement raison. Quand il déclare que quelque chose est impossible, il a très probablement tort. » (Arthur C. Clarke : Profil du futur, Encyclopédie Planète, 1964, p. 53).

    On sait également la fameuse réflexion de Max Planck sur ‘la vérité qui ne triomphe jamais mais dont les adversaires finissent par mourir’ (chronique n° 124, La fin du darwinisme – La transcriptase inverse montre qu’il existe des variations génétiques induites de l’extérieur, 21.05.2012). Déjà, plus d’un siècle auparavant, en conclusion de ses Réflexions sur le Phlogistique (1785), Lavoisier écrivait : « Ceux qui ont envisagé la nature selon un certain point de vue durant une bonne part de leur carrière, ne s’élève qu’avec difficulté aux idées nouvelles ». Hans Zinserr note dans son autobiographie : « Que les académies et sociétés savantes – couramment dominés par les membres âgés de toute profession – soient lents à réagir aux idées nouvelles est dans la nature des choses. Car, comme le dit Bacon, scientia inflat, et les dignitaires qui jouissent de grands honneurs pour leurs accomplissements passés n’aiment habituellement pas voir le courant du progrès s’engouffrer trop rapidement hors de leur atteinte. »

    Toutefois, pour le sociologue des sciences Bernard Barber, la résistance des plus vieux aux plus jeunes n’est pas universelle et le vieillissement n’est pas en lui-même la cause des résistances quand elles surviennent car le vieillissement recouvre de nombreuses sources culturelles et sociales. « Quand un savant vieillit, note-t-il, il tend à devenir plus limité dans sa réponse à l’innovation en raison de ses préjugés (…) et de ses acquis culturels ; il est plus probable qu’il ait un statut professionnel élevé, qu’il ait des intérêts spécialisés, qu’il soit membre ou personnage officiel d’une organisation établie, et associé à une “école”. » Or tous ces facteurs contribuent à renforcer les résistances à la découverte. (« Resistance by scientists to scientific discovery », Science, 134: 596-602, 1961).

  2. Rappelons également qu’aucun historien, à notre connaissance, n’a pu retrouver dans les écrits de lord Kelvin les propos qu’on lui prête si communément sur le presque achèvement de la physique, même s’il ne fait aucun doute que bien d’autres savants de l’époque, entre 1875 et 1905, y ont cru. À ce propos, voir la note 4 de la chronique n° 287, Le pithécantrope et le jardin – La Révélation est forcément un mystère sinon elle serait dépassée dans vingt ans (26.08.2013).
  3. À la suite de la campagne de César, entre 58 et 51 avant notre ère, la Gaule est saignée à blanc : « le pays est exsangue, ruiné, dépeuplé de tous ses combattants et ne se relèvera que lentement ». Les hommes qui ne sont pas morts au combat, exécutés ou affamés, ont été réduits en esclavage et déportés, leur vente apportant une contribution considérable à la richesse du célèbre général. Selon Plutarque « César prit d’assaut plus de huit cents forteresses, soumit trois cents tribus, combattit trois millions d’ennemis, fit un million de cadavres et emmena un million de prisonniers. » Même si ces chiffres sont invérifiables faute de données sûres sur la démographie de la Gaule comme le note Paul-Marie Duval, qui cite ce passage dans sa préface à l’édition Folio de la Guerre des Gaules, il n’en reste pas moins qu’ils paraissent cohérents avec le récit de César. Même si l’actualité en Irak et ailleurs peut en faire douter, les statistiques, même macabres, sont en faveur de la conclusion d’Aimé Michel sur la baisse d’ensemble de la violence, d’autant qu’à l’époque personne, ni à Rome ni ailleurs, ne manifestait la moindre réprobation pour ces agissements. Sur le « bonheur mondial » voir aussi la chronique n° 31, La morosité ou des souris et des hommes (26.10.2009)
  4. Cette thèse de l’achèvement prochain de la science est au cœur d’un débat en philosophie des sciences qui a ses détracteurs, comme Nicholas Rescher (voir note 4 de la chronique n° 293, L’homme-caillou – Une Révélation ne peut pas être de nature scientifique, 14.10.2013), mais aussi ses adeptes, comme John Horgan. Dans The End of Science (Broadway Books, New York, 1997), cet auteur, collaborateur du Scientific American de 1986 à 1997, relate avec un humour décapant ses conversations avec un échantillon d’épistémologues et de scientifiques célèbres, souvent arrogants, parfois anxieux : Stent, Popper, Kuhn, Feyerabend, Weinberg, Wheeler, Bohm, Hoyle, Dawkins, Gould, Wilson, Chomsky, Crick, Edelman, Penrose, Minsky, Prigogine, Chaitin, Fukuyama, Moravec, Dyson, Tipler etc., tous noms connus des lecteurs d’Aimé Michel. Au fil de portraits sans concession Horgan défend avec talent la thèse selon laquelle les temps seraient durs pour les chercheurs de vérité. Selon lui, « si on croit en la science, on doit accepter la possibilité – et même la probabilité – que la grande ère de la découverte scientifique est terminée. Par science j’entends non la science appliquée, mais la science dans ce qu’elle a de plus pur et de plus grand, la quête primordiale de l’Homme en vue de comprendre l’univers et la place que nous y tenons. La recherche à venir peut ne plus apporter de grandes révélations ou révolutions, mais seulement des apports marginaux et décroissants. » (p. 6). Cette idée d’un futur sans avenir apparaît comme une tendance constante de l’esprit humain, plus ou moins populaire suivant les circonstances historiques. Il suffit d’y croire pour que la prophétie se réalise…
  5. Cette lettre fait suite à la chronique La physique en proie aux particules monopôles – Nous ne savons rien au regard de ce qui reste à découvrir (27.03.2012) où Aimé Michel écrit, à propos de la découverte expérimentale (non confirmée par la suite) des « monopoles magnétiques » : « Une théorie qui permet de trouver des faits nouveaux est une excellente théorie jusqu’à ce qu’elle soit démontrée fausse. Alors, comme disent Popper, Chauvin, Lorenz, Eccles, on la “jetteˮ et on en prend une autre, qu’on jettera aussi dès qu’elle ne donnera plus aucun fait nouveau, ou qu’elle sera à son tour démontrée fausse ».

    Olivier Costa de Beauregard lui répond « Aimé Michel exprime une opinion, touchant le développement et la nature de la théorie physique, aussi extrémiste et totalitaire que celle qu’il refuse à très bon droit. La vérité est qu’il y a quelque chose de biologique dans le développement de la théorie, dans sa manière d’enserrer le roc obscur des faits, de s’y infiltrer, de le faire éclater. Ses mutations ressemblent à la métamorphose d’une larve en un papillon ou à la transformation d’un gland en un chêne : l’écorce est abandonnée à la pourriture, mais l’essence vitale du nouveau phénix procède vraiment de la cendre du précédent ».

  6. Aimé Michel affirme également : « Si Costa de Beauregard a raison, nous allons vers des révolutions de la physique bien plus surprenantes que tout ce qu’on a eu jusqu’ici. On le saura bientôt grâce à des expériences en cours à Orsay ». Dans le même courrier des lecteurs que ci-dessus, Costa de Beauregard confirme : « Son allusion se réfère indubitablement à l’expérience originale que nous projetons pour mettre à l’épreuve le célèbre paradoxe d’Einstein, Podolsky et Rosen, d’une façon plus radicale que dans toutes les précédentes. Ce paradoxe est lié à l’un des traits les plus spécifiques de la mécanique quantique, et ses implications ne sont pas moins “révolutionnairesˮ que celles qui sont à l’origine tant de la relativité que des quanta. Il pourrait bien s’agir avec lui du “troisième orage du XXe siècleˮ, et d’un orage né, comme les deux précédents, de la physique des ondes ». Sur cette expérience voir les chroniques n° 286, Qu’est-ce qui n’est pas dans le temps ni l’espace et qui est infini ? – Le désaveu de la physique qui ne serait que physique (17.03.2014), n° 294, Sur le seuil de la nouvelle physique – Une lettre de Olivier Costa de Beauregard (24.03.2014) et n° 310, Le nouveau « paradoxe du comédien » – L’interprétation philosophique de la physique quantique (02.06.2014).
  7. C’est plutôt la première éventualité qui s’est réalisée. La non-localité à laquelle Costa de Beauregard s’est intéressé parmi les tout premiers s’est finalement rangée sans contradiction dans l’édifice de la physique et les particules nouvelles détectées dans les accélérateurs sont venues « se ranger dans les cases prévues à leur intention par les théories existantes ». Pour autant les « Macfarlane Burnet de la physique » ne triomphent pas : on découvre toujours du nouveau et parfois de l’étonnant, comme cette étrange « matière noire » dont on observe les effets indubitables sur la rotation des galaxies mais dont on ignore la nature…