Que l’on me permette de revenir sur le propos d’un de nos amis commentant le matérialisme des savants 1 , propos relevé avec quelque vivacité par un lecteur. Le matérialisme de la science et des savants est un thème bien équivoque et qui mérite d’être examiné avec un peu d’attention. Si l’on entend par là que la plupart des savants n’ont aucune foi religieuse, l’assertion est naturellement erronée. Les grands savants catholiques, protestants, ou juifs pratiquants sont légion. Mon ami Frank B. Salisbury, un des grands noms américains de la biologie végétale, est même un mormon très pieux ! Oppenheimer était un esprit profondément religieux, nourri des écritures sacrées indiennes qu’il lisait dans le texte. Il y a parmi les savants une forte proportion qui, n’adhérant souvent à aucune religion révélée – du moins sans restriction – ont néanmoins une conception de l’univers, de la morale et de la vie essentiellement religieuse. Il est toujours gênant de parler des vivants. Mais Eddington, Schrödinger, Einstein ont eu une vie dominée par la conscience de l’infini.
« Mais pour Platon je veux des preuves »
Si nous voulions, sans gêner leur discrétion, citer des savants actuellement vivants inspirés par cette même conscience, ce numéro de France Catholique devrait imprimer un supplément épais comme un bottin. Allons plus loin. Même une proportion non négligeable des savants qui se proclament matérialistes sont des esprits religieux, et en conviennent. Ceci aurait certes passé pour une absurdité il y a seulement quelques décennies : comment croire en Dieu et être matérialiste ? Eh bien, il faudra s’y faire.
Je connais au moins un très grand savant qui se dit matérialiste, et qui n’en est nullement gêné pour aller à la messe tous les dimanches, approcher les sacrements, adorer Jésus fils de Dieu et observer la morale de l’Évangile. « Je crois, me dit-il, à l’Ancien Testament, au Nouveau et à la Tradition. Je crois au symbole des apôtres. J’y crois parce que j’ai la foi. Mais pour Platon, Aristote et Descartes, je veux des preuves, s’il vous plaît. »
Ce qui l’amuse au plus haut point, c’est l’imputation d’incohérence : « Excusez-moi, rétorque-t-il, je ne suis qu’un pauvre savant. Et en sciences, toutes les belles cohérences sont tôt ou tard réfutées. L’incohérence n’est certes pas un signe suffisant de vérité ! Mais j’avancerai, s’il vous plaît, que la belle cohérence est un signe suffisant d’aberration et d’erreur. »
Et si on lui objecte qu’être matérialiste c’est outrepasser la démarche scientifique, il dit qu’il appelle matière ce sur quoi il travaille, et qu’il ne manquera pas de se proclamer spiritualiste dès qu’on lui aura montré quoi faire avec l’esprit, à part des discours.
Que le lecteur non scientifique se retienne de hausser les épaules et de crier au paradoxe. Ce savant éminent n’a rien fait que prendre conscience (peut-être le premier) d’une philosophie diffuse en train de se répandre irrésistiblement dans la science contemporaine. Cette philosophie est l’empirisme philosophique radical. Elle tient pour pur verbalisme tout ce qui n’est pas expérimental, sans pour autant nier que le verbalisme ait son utilité : les mathématiques ne permettent-elles pas de prévoir et de calculer ?
Docile au fait
Mais quant à attribuer aux idées pures une réalité quelconque, autre qu’opérationnelle, c’est là une démarche à laquelle ces savants se refusent. Ils sont en revanche très respectueux du témoignage des mystiques, car celui-ci se réfère à une expérience 2. Même les non-croyants sont souvent des lecteurs attentifs de saint Jean de la Croix, de Maître Eckhart, de Jakob Boehme.
Certes, la plupart des empiristes croyants sont spiritualistes. Leur plus éminent porte-parole est actuellement le grand neurophysiologiste sir John Eccles, que j’ai souvent cité (a) 3 . Mais même ceux-là ne sont pas moins rétifs à l’idéalisme philosophique que leurs collègues matérialistes de stricte obédience. C’est en ce sens que le P. Dubarle a pu parler de la démarche matérialiste de la science : c’est que l’expérience est – légitimement – devenue son seul critère reconnu et que l’expérience spirituelle n’est pas encore entrée au laboratoire.
Nous assistons en somme aux derniers remous de la vieille querelle des universaux 4 . Les universaux sont-ils ante rem, in re ou post rem ?
Le dernier tenant de la thèse in re fut peut-être Einstein : « Ce qu’il y a d’incompréhensible dans l’univers, c’est qu’il soit compréhensible. » Je crois que la plupart des savants contemporains, si on les interrogeait là-dessus, répondraient qu’ils se feront un plaisir de dire ce qu’ils pensent des universaux dès qu’on leur aura indiqué un moyen de les étudier en laboratoire. Attitude bien faite pour agacer les philosophes, je l’avoue. Mais peut-être aussi pour leur donner à penser.
Car une science qui ne reconnaît que l’expérience n’est retenue par aucun préjugé. Elle n’a pas le cou raide des petits maîtres rationalistes convaincus naguère d’avoir à jamais éteint les étoiles du ciel. Elle est docile aux faits. Elle ne rechigne pas, éventuellement, à se mettre à genoux et à prier.
Aimé MICHEL
(a) Sir John C. Eccles : Facing Reality. Le sous-titre de ce livre capital est : « L’aventure philosophique d’un savant du cerveau. » (Springer Verlag, New York, Heidelberg, Berlin, 1970).
Voir aussi du même auteur : Evolution of the conscious self, contribution d’Eccles au livre collectif dirigé par J.-D. Roslansky : Evolution and the conscious self. (North Holland publishing, Amsterdam, 1967).
Les Notes de 1 à 4 sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 51 parue dans F.C. – N° 1290 – 3 septembre 1971. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 21 « Scientisme, matérialisme, réductionnisme », pp. 527-528.
Rappel :
Deux livres qu’il faut absolument faire connaître :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com
- Peut-être est-ce une allusion à la chronique n° 34, Auguste Comte et le Père Noël, parue ici le 27 septembre 2010 (La clarté, chap. 21, p. 522) ?
- On pourra consulter à ce sujet le petit livre de Rémy Chauvin, Dieu des savants, Dieu de l’expérience (Mame, 1958). Je ne serais d’ailleurs pas surpris que son auteur soit cet esprit religieux quoique matérialiste et un tantinet provocateur plaisamment dépeint par Aimé Michel !
- Effectivement, Aimé Michel a cité Eccles dans six chroniques au moins entre janvier et juin 1971. Voir les chroniques n° 14, Matière et mémoire de janvier 1971 (parue ici le 3.9.2009), n° 21, Le temps de la soif de février 1971 (22.2.2010), n° 25, Le cerveau et l’énigme du « je » de mars 1971 (29.06.2009), n° 26, Propédeutique à la névrose de mars 1971 sur « les aberrations d’un certain enseignement philosophique dispensé dans nos universités » (parue ici le 7.10.2010), n° 33, Un biologiste imprudent en physique de mai 1971 sur Jacques Monod (25.1.2010), n° 38, La petite lampe de Prague de juin 1971 sur la relation cerveau-machine (12.04.2010) et n° 102, Le lit de Procuste de juillet 1972 sur Teilhard de Chardin (04.08.2010). Ce livre Facing Reality n’a malheureusement pas été traduit en français, à la différence de titres plus récents du même auteur : Évolution du cerveau et création de la conscience, Fayard, 1992, traduit (parfois approximativement) par J.-M. Luccioni et E. Motzkin, et Comment la conscience contrôle le cerveau, Fayard, 1994, traduit par B. Laroche et J.-M. Luccioni.
Eccles présente dans son ouvrage une vaste synthèse de l’état des connaissances sur le cerveau, son fonctionnement, son évolution, ses rapports avec l’esprit, état qu’il qualifie lui-même de « primitif » (p. 3), notamment parce que « nous sommes tout à fait ignorant des circonstances particulières qui font que des patrons d’activité neuronales dans le cerveau donnent naissance aux expériences conscientes » (p. 4).
Il le résume ainsi : « Ce livre, dont le titre Voir la réalité en face fait référence à la réalité éprouvée par chaque personne, s’attache à la tentative de chacun de faire face à sa propre existence de moi unique et conscient, ce dont traite particulièrement les chapitres IV, V, VI et X. Il apparaît aux chapitres II et III qu’il y a des inconnues formidables dans l’effort scientifique de comprendre la structure et le mode opératoire du cerveau et de les corréler avec les expériences conscientes qui, d’une certaine manière, dépendent de l’organisation neuronale fantastiquement complexe du cerveau et de son activité (chapitres IV, V, VI et VIII).
Puisque la science dépend elle-même de l’activité cérébrale, on peut se demander si une description scientifique complète du cerveau verra jamais le jour. Comme cela a été souvent souligné, il semble bien qu’un cerveau qui tente de se comprendre lui-même implique un paradoxe. Néanmoins, telle est la puissance des techniques scientifiques modernes, que nous pouvons prévoir de grandes découvertes dans le domaine des sciences du cerveau. Notre compréhension, par exemple de la mémoire et de la commande du mouvement, augmentera grandement mais des problèmes aussi fondamentaux que le lien de l’esprit au cerveau dans la perception et le libre arbitre seront au-delà de toute investigation concevable. Il semble que ces problèmes ne pourront être résolus qu’au prix d’une complète transformation de la science d’une manière encore impossible à imaginer (chapitres IV, V et VIII). » (p. 189). Pour décrire le lien de l’esprit au cerveau, Eccles fait grand usage de la théorie des trois mondes en interaction du philosophe Karl Popper, le Monde 1 des objets physiques (y compris le cerveau), le Monde 2 des états de conscience (la connaissance subjective) et le Monde 3 de la connaissance objective (la culture), qui fait l’objet de la chronique n° 30, La grève du savoir, parue ici le 30 août 2010. Toutefois il ne tente pas encore de décrire les détails la liaison cerveau-esprit comme il le fera ultérieurement. Bien entendu, l’enthousiasme d’Aimé Michel à l’égard d’Eccles n’implique nullement qu’il en approuve toutes les idées, notamment lorsque ce dernier écrit que les visites d’autres systèmes solaires par les hommes « resteront pour toujours le domaine exclusif des auteurs de science-fiction » (il utilise le néologisme « science-fictionnalistes », p. 99).
- Derniers remous en date sans doute, mais sûrement pas les derniers à prévoir. La querelle des universaux opposa à la fin du Moyen Âge, Thomas d’Aquin (ca.1227-1274), Jean Duns Scot (ca.1265-1308), Guillaume d’Occam (ca.1285-1350) et leurs partisans respectifs. Les scolastiques appellent « universaux » ce qui est commun à plusieurs individus, ce qui peut être « dits de plusieurs » (Aristote). Ils correspondent en gros aux noms communs (« cheval ») et aux verbes (« court »). La question est de savoir ce qui est leur commun : par exemple qu’est-ce que le cheval ? Pour Platon, il existe une Idée « cheval » (dans l’esprit de Dieu si on veut), ce qu’Aristote rejette ainsi que les stoïciens. Trois réponses ont dominé la tradition : les universaux sont des réalités (réalisme platonicien de Duns Scot) ou n’en sont pas, et, dans ce second cas, ils sont soit des concepts (conceptualisme aristotélicien de saint Thomas), soit des mots (nominalisme stoïcien de Guillaume d’Occam).
On a pu y voir un exemple de discussion vaine, typique des scolastiques. Par exemple Anatole France dans La Révolte des anges fait parler un démon par la bouche d’un moine qui raconte ainsi la vie de son couvent au Moyen Âge : « Tandis que, sous les murs de l’abbaye, les petits enfants jouaient à la marelle, nos religieux se livraient à un autre jeu aussi vain et auquel pourtant je m’amusai avec eux ; car il faut tuer le temps, et c’est même là, si l’on y songe, l’unique emploi de la vie. Notre jeu était un jeu de mots qui plaisait à nos esprits, à la fois subtils et grossiers, enflammait les écoles et troublait la chrétienté tout entière. Nous formions deux camps. L’un des camps soutenait qu’avant qu’il y eût des pommes, il y avait la Pomme […] qu’avant qu’il y eût des pieds et des culs en ce monde, le Coup de pied au cul résidait de toute éternité dans le sein de Dieu. L’autre camp répondait que, au contraire, les pommes donnèrent à l’homme l’idée de pomme […] et que le coup de pied au cul n’exista qu’après avoir été dûment donné et reçu. Les joueurs s’échauffaient et en venaient aux mains. J’étais du second parti, qui contentait mieux ma raison et qui fut, en effet, condamné par le Concile de Soissons. » (cité en note dans l’article « Universaux » de Wikipedia). (Au concile de Soissons, en 1121, Pierre Abélard, 1079-1142, fut condamné à brûler lui-même son traité trinitaire).
Au contraire, le physicien et théologien Jean-Pierre Longchamp, de l’université de Metz, met en valeur la modernité des idées de Guillaume d’Occam : « Occam est d’abord un logicien qui se passionne pour la théorie de la connaissance. Selon Occam, seuls existent réellement les individus concrets et les objets singuliers. Les termes généraux, encore appelés universaux, s’obtiennent par un effort d’abstraction. (…) Ces termes généraux, quoique utilisés dans les raisonnements, n’existent pas réellement, à la façon des objets. Il s’agit de simples noms ou signes. Nous sommes aux antipodes du réalisme platonicien qui associe “idéeˮ et réalité. La science compose avec ces signes un langage symbolique décrivant des relations qui n’existent que dans notre esprit. La science s’identifie à un langage formel, son seul but est de rendre compte des apparences ; pour Occam le concept de causalité si cher aux Grecs n’est ni nécessaire ni démontrable. Il se réduit à la proposition suivante : si A se produit alors B s’ensuit. Toutes ces vues sont étonnamment modernes. La raison n’est plus un moyen pour atteindre la vérité abstraite ; les vérités religieuses deviennent indémontrables, Dieu ne peut être appréhendé par voie démonstrative. La séparation entre raison et foi se fait absolue, elles n’ont plus rien en commun. La logique occamienne met à mal la métaphysique, ce qui encourage une religion empreinte de mysticisme. (…) Occam a contribué puissamment à contester la physique d’Aristote par une analyse serrée de sa logique. Il montre que rien ne s’oppose à un univers infini et éternel. Toutes les hypothèses méritent d’être examinées, y compris les plus audacieuses (…). Il est impossible de connaître la nature profonde (l’essence) des choses. Cette logique occamienne a servi à ses disciples à démontrer la relativité de toute vérité. » (Science et croyance, Desclée de Brouwer, Paris, 1992, pp. 67-68). C’est ce relativisme, teinté de scepticisme, qui conduira l’université de Paris à condamner, en 1340, les livres d’Occam et le nominalisme.
Il n’est donc pas surprenant que la querelle des universaux n’ait rien perdu de son actualité. Elle renaît à chaque époque sous des appellations nouvelles. Aujourd’hui les néo-thomistes, Etienne Gilson par exemple, se réclament de saint Thomas, les disciples d’Heidegger de Duns Scot, les matérialistes et les naturalistes d’Occam. En outre, ce débat sur les universaux est un cas particulier de la question du réalisme, question qui a bien entendu évolué en même temps que s’approfondissait la connaissance de la nature depuis Copernic : qu’est-ce qui est « réel » dans les descriptions que propose la science ? Si les « lois » de la physique sont des universaux comment faut-il les concevoir ? Les « formes » observées en biologie (des protéines, des espèces…), sont-elles universelles ? Les « êtres » mathématiques sont-ils découverts ou inventés (voir la note 2 de la chronique 63, L’esprit de système contre la science ?, parue ici le 19 avril 2010).
Une des difficultés d’Aimé Michel, une de ses contradictions comme il le dit lui-même (L’Apocalypse molle, lettre du 20.07.1981, p. 198), est qu’il se réclame à la fois du nominalisme et du spiritualisme. Bertrand Méheust résout ainsi ce paradoxe : « Aimé Michel (…) affirme que la raison est précisément la faculté de penser qu’il y a de l’impensable. La thèse profonde du réalisme fantastique est là dans sa brutale simplicité, régulièrement moquée, ignorée, ou incomprise, mais rejetée aussi, peut-être parce qu’elle faisait peur. C’est parce qu’il soutient cette thèse qu’Aimé Michel peut, de façon apparemment contradictoire, à la manière de Pascal, osciller entre le scepticisme et le spiritualisme le plus exalté, rabaisser la raison humaine ou au contraire exalter ses grandioses réalisations, selon qu’il examine l’état présent de l’homme, ou au contraire le devenir qui le porte au-delà de lui-même. » (Le Veilleur d’Ar-Men, in L’Apocalypse molle, p. 71).