Dans un court et remarquable traité, L’idée chrétienne de l’homme, Josef Pieper explique que la prudence est la première des vertus cardinales, celle qui « engendre » toutes les autres. Son raisonnement est clair : « le bien présuppose la vérité et la vérité présuppose l’existence. » Par conséquent, « la réalisation du bien présuppose la connaissance de la réalité » car « quiconque ne sait pas comment sont vraiment les choses ne peut faire le bien parce que le bien s’accorde avec la réalité. »
Pieper souligne qu’il n’est pas en train de parler des sciences empiriques, mais de » contact véritable avec la réalité objective », notamment tel que perçu par l’écoute. Car l’homme avisé est désireux d’apprendre d’après « l’authentique connaissance de la réalité appréciée par un esprit supérieur », incluant l’esprit de Dieu tel que révélé dans les Ecritures.
Donc, l’homme avisé « regarde d’abord la réalité, et par la vertu et sur la base de sa connaissance de la réalité, il décide de ce qui doit être fait ou non, et de la manière de le faire ». Par conséquent, « toute vertu est dépendante de la prudence », et tout péché en est une violation.
La prudence est la rectitude dans l’action morale, et la rectitude, comme nous l’enseignent les professeurs, est l’adaequatio mentis ad rem : l’adéquation de l’esprit aux choses.
Je connais une personne terrifiée par les oiseaux, même petits et inoffensifs. Elle sait que les moineaux ne vont pas lui faire de mal, et donc elle comprend que sa peur est sans fondement, et elle tente d’adapter ses actions en conséquence. Il serait mieux encore qu’elle puisse apprécier la présence de ces joyeux lurons, mais au moins elle est allée dans le bon sens.
Je connais quelqu’un d’autre qui prétend ne pas craindre le Seigneur, bien qu’il élude et bredouille dans son affectation d’athéisme. Il serait mieux pour lui de craindre, parce qu’il faut craindre le Seigneur, et ses esquives et bredouillis sont de sains et opiniâtres vestiges de santé mentale.
Le contraire de cette adéquation est un abandon volontaire à l’irréalité. Nous pourrions l’appeler la coercio rei ad phantasiam : l’application aux choses d’une contrainte pour les mettre en accord avec nos fantasmes. Les fantasmes actuels sont principalement liés au sexe.
Maintenant, il devrait être plus facile de devenir fou en raison d’abstractions qu’en raison de réalités que l’on peut saisir d’un coup d’oeil. Il devrait être plus facile d’être désorienté à propos du patriotisme que pour savoir si vous êtes un garçon ou une fille. Il devrait être plus facile de vous égarer quand vous essayez de vous représenter ce qu’est un système monétaire que lorsque vous essayer de vous imaginer ce qu’est un bébé.
La profondeur de notre folie pourrait être analysée en conséquence. Walter Mitty (héro du film La vie rêvée de Walter Mitty) est fou de croire qu’il est un guide de nations ; mais il n’a qu’à consulter son esprit, son coeur et le cours de sa vie pour voir que ce n’est pas le cas. C’est de la démence la plus délirante pour lui de croire qu’il est Napoléon : il lui suffit de consulter son acte de naissance pour être détrompé.
Alors, supposons que vous avez un garçon. Appelons-le Jim. Jim est un garçon. Aucun doute là-dessus. Un hermaphrodite peut bien être né il y a dix ans dans le Spitzberg, ça n’y change rien.
A moins d’une blessure ou d’une maladie, Jim sera rapidement plus fort, plus rapide et plus agile que sa mère. Un peu plus tard, il deviendra plus grand qu’elle. Ses mains et ses pieds seront plus grands que les siens. Sa voix sera plus grave. Son système surrénal sera plus rapide. Ses muscles et ses os seront plus épais. Tout cela, ce sont des faits. Nous les constatons tous les jours.
Il portera dans ses reins la semence de nouvelles vies. C’est une réalité. Il deviendra un père potentiel. Si ses parents et ses enseignants sont sensés, il l’éduqueront, jour après jour, afin que son esprit soit en adéquation avec son corps. Longtemps avant d’avoir acquis la constitution d’un homme adulte, il aura été encouragé à adopter les façons de faire d’un homme.
Pour voir comment cela fonctionne, installons Jim dans une ferme. Un jour, il devra affronter les gros travaux des champs, labourage et hersage, semailles et moissons. Il devra se colleter avec d’énormes machines, avec les nombreux animaux. Alors vous le préparez à ces réalités dès maintenant. Vous guidez son esprit et vous accoutumez son corps à la place qui sera la sienne.
C’est pareil pour sa paternité. Jim est un garçon. Les garçons épousent les filles et deviennent pères. Ce sont des réalités. Alors vous le préparez aussi à sa future paternité. Vous en parlez parfois ; la plupart du temps, vous prêchez par l’exemple. Ce n’est pas une affaire d’embrigadement sévère. C’est une affaire d’amour : aimer le garçon en lui et le conduire à sa maturité d’homme. Vous en faites un but.
Parce que Jim porte en lui les germes d’enfants humains, non de chiots ou de chatons, vous ouvrez chaque jour ses yeux à la réalité du mariage. Un chien a une vie, non une histoire. Un chat se pelotonne au soleil et c’est son unique approche de l’éternité. Mais l’être humain porte son regard jusqu’aux limites de l’univers et au-delà.
Une telle créature a besoin de parents aimants qui tournent leurs regards jusqu’aux limites de sa vie et plus loin encore. Encore une réalité.
Quand le temps vient pour Jim d’être mis au courant, ses parents lui enseignent la réalité des choses : qu’il porte en lui les germes de la paternité et qu’il est destiné à un amour qui se donne et ne se reprend pas. Ce n’est pas un conte de fée. La vie sera dure, les humains sont pécheurs. Mais la parole de l’homme l’engage.
L’autre option est une folie, que Pieper définit comme une idéologie : « une perception non objective de la réalité dictée par le désir ». Cela revient à contraindre le monde à obéir aux diktats de ce désir. A peupler le monde de Napoléon.
Anthony Esolen est conférencier, traducteur et écrivain. Il enseigne à Providence College.
illustrations : la couverture du livre de Josef Pieper
l’allégorie de la Prudence, par le Titien (1645)
source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/sanity-in-a-time-of-madness.html