Pour rappeler telle ou telle période de l’histoire, il est commode de marquer son commencement avec une année particulière, même si cette année peut être tant soit peu arbitraire. Par exemple, nous fixons généralement le début de la Réforme protestante à l’année 1517, l’année où Martin Luther a cloué ses 95 thèses sur la porte de l’église de Wittenberg. L’année 1542 est une bonne date pour marquer le début de la révolution scientifique moderne, étant l’année où Nicolas Copernic a publié sa théorie héliocentrique. Ou nous pourrions marquer la fin de l’Antiquité et le début du Moyen-Age en l’an 529, quand, en Orient, l’empereur Justinien a fermé les écoles philosophiques d’Athènes et, en Occident, Saint Benoît a fondé son monastère de Monte Cassino.
Par conséquent, il est approprié de faire commencer la révolution sexuelle américaine en 1961, l’année où la FDA a donné son approbation à la première pilule contraceptive. Léon Trotski avait l’habitude de parler de « révolution permanente ». Ce que nous avons eu en Amérique est une sorte de révolution sexuelle permanente ; parce que les champions de la liberté sexuelle, après près de soixante ans, ne se sont pas encore fatigués de brûler de nouvelles frontières ou de consolider d’anciennes conquêtes.
Dans la dernière catégorie, on trouve les tentatives actuelles que mènent les amis de l’avortement (faut-il les nommer abortophiles?) dans divers États pour supprimer toute limite au droit à l’avortement dans la loi d’État – une tentative qui a eu son premier succès retentissant récemment dans l’état de New York, où la loi a été signée par le gouverneur catholique Andrew Cuomo. Le père d’Andrew, rappelons-le, s’était un jour rendu à Notre-Dame pour expliquer, dans un discours célèbre d’un sophisme stupéfiant, qu’il était parfaitement bien pour un politicien catholique de soutenir le droit à l’avortement.
Ces abortophiles craignent que la Cour Suprême des Etats-Unis – qui, nous disent-ils, est maintenant « d’extrême-droite » grâce à l’homme qui a été introduit illégalement à la Maison Blanche par le biais d’une conspiration de tyrans russes et d’Américains pitoyables – pourrait l’un de ces jours lire la Constitution telle qu’elle a été vraiment écrite, et suite à cette lecture littérale, annoncer qu’elle ne contient pas de droit à l’avortement. (Comme nous le savons tous, lire la Constitution telle qu’elle a été écrite est hitlérien. Les gens bien nous disent que la manière adéquate de la lire est de la lire telle qu’elle aurait dû être écrite.)
La révolution sexuelle fait partie d’une révolution bien plus étendue ; de fait c’était le fer de lance de cette révolution plus étendue. Et quelle était cette révolution plus vaste ? C’était (et c’est toujours) le rejet de l’antique idée que les valeurs morales sont d’une certaine manière basées sur Dieu, soit sur la volonté de Dieu, soit sur la raison de Dieu, soit sur les deux.
Dans le monde antique, les sophistes grecs (Ve siècle avant JC) rejetaient cette idée, disant que les règles de morales étaient des créations sociales et non des créations des dieux. Et cela expliquait pourquoi il y avait une chose à Athènes, une autre à Sparte, une autre encore en Perse, et encore une autre en Egypte. Au XXe siècle, l’école culturelle relativiste d’anthropologie, dont les représentants les plus connus sont Ruth Benedict et Margaret Mead, a répété la doctrine sophiste selon laquelle les règles morales et les valeurs morales sont des constructions sociales.
Dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, cette théorie culturelle relativiste – la théorie selon laquelle les règles morales sont d’origine humaine et non divine – est devenue très populaire pour au moins deux raisons :
1) parce que beaucoup de professeurs universitaires d’anthropologie et de sociologie ont rendu obligatoire la lecture des livres de Benedict (Echantillons de civilisations) et de Mead (Adolescence à Samoa). Et pourquoi ne l’auraient-ils pas fait ? Les livres étaient à la fois intéressants et faciles à lire, l’idéal pour des étudiants de première et de deuxième année.
2) Parce que la théorie a permis aux jeunes gens de justifier la liberté sexuelle. Si Dieu vous dit de ne pas coucher avec votre petit ami (ou votre petite amie), c’est une chose ; C’est tout à fait différent si c’est la société qui vous dit de ne pas le faire. Car de quel droit la société se mêle-t-elle de me dire ce que je dois faire dans l’intimité de ma chambre à coucher ?
Beaucoup de gens ont pris (et continuent de prendre) une position plus radicale. Au lieu de se limiter à dire que la société a le droit de mettre en place des valeurs morales, ils disent que l’individu a ce droit. Une chose est bonne pour moi si je pense qu’elle l’est, et elle est mauvaise pour moi si je le pense ainsi. Je suis un être autonome. Je peux appeler cela conscience ou caprice, mais quoi qu’il en soit, je suis le législateur suprême en ce qui me concerne.
Donc, un sine qua non pour la révolution sexuelle a été le postulat que les règles de morale ayant été faites par des humains (et non par Dieu), elles peuvent être changées par des humains quand nous pensons que nous avons une meilleure idée que celle de nos ancêtres – ou que celle que nous avons eu hier. Étant donné ce postulat, la porte était ouverte, non seulement pour que garçons et filles couchent ensemble, mais également pour la pornographie, l’avortement, les mères célibataires, l’homosexualité, et une tolérance grandissante pour l’adultère et le divorce.
Et tous ces changements ont été applaudis, et sont toujours applaudis chaque jour, par des personnes qui se pensent « libérales » ou « progressistes ». Ces gens ne semblent pas conscients que des gens résolument anti-libéraux et anti-progressistes peuvent également adopter la théorie que la morale n’est qu’une chose purement créée par l’homme.
Par exemple, l’homme qui tabasse sa petite amie peut dire qu’il ne fait qu’exercer son droit « autonome » à faire une modification temporaire à la règle de la société contre la violence faite aux femmes. Et le raciste également peut utiliser la théorie sophiste pour justifier son racisme. De même l’antisémite, que sa haine des juifs soit à l’ancienne mode, la forme « droitiste » qui conduit à tirer dans une synagogue à Pittsburgh ou de la forme « gauchiste », plus au goût du jour, qui se déguise en antisionisme.
S’il y a un regain de racisme et d’antisémitisme dans le monde actuel (et c’est effectivement le cas), il vaut la peine de se rappeler, je pense, que cela – et bien d’autres choses que nous pouvons voir maintenant – a une parenté avec la révolution cachée derrière la révolution sexuelle.
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David Carlin est professeur de sociologie et de philosophie au Community College de Rhode Island.
Illustration : Margaret Mead et Ruth Benedict
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/02/22/the-revolution-behind-the-sexual-revolution/