Les évènements de Tunisie ont violemment secoué le monde politique et le monde intellectuel dans notre propre pays. J’en lis des pages et des pages dans nos quotidiens et nos hebdomadaires. Je vous avouerai que je suis assez partagé à propos du contenu de ces grandes leçons de morale. Non que je conteste le bien fondé de l’indignation à l’encontre d’un régime corrompu, qui étouffait les libertés publiques sous la férule d’un appareil policier. Je ne conteste pas plus l’admiration proclamée pour le courage des foules de manifestants, notamment ces jeunes qui bravaient les balles réelles de la répression. Non, j’admets que l’on se rallie, d’enthousiasme, à cette révolution de Jasmin, même s’il y a quelque imprudence à annoncer par avance des lendemains qui chantent, alors que tant d’incertitudes planent encore sur l’avenir proche de ce pays.
Il y a d’ailleurs parfois une certaine retenue dans cet enthousiasme révolutionnaire, lorsqu’il n’oublie pas qu’un mouvement de cette nature peut déraper, comme la révolution de 1789 a dérapé dans la terreur sanglante de 1793, comme la révolution bolchévique a dérapé et comme la révolution des Mollah en Iran a dérapé. De ce point de vue, on a fait quelques progrès. Pardon de rappeler des souvenirs désagréables. Mais je me souviens d’un passé pas si lointain où l’on vibrait pour la révolution communiste en Chine, et où l’on s’extasiait sur les exploits des gardes rouges, sans un regard pour les millions de victimes d’une des plus terribles tragédies de l’histoire du monde. Même nos libéraux firent d’incroyables éloges de Mao à sa mort. Heureusement, la dissidence des années 70 en Europe de l’Est renversa la tendance, et il y eut presque unanimité pour soutenir Solidarnosc.
J’ai entendu avec une certaine satisfaction que ce qu’il fallait souhaiter à la Tunisie ou à d’autres pays en situation analogue, c’est un Lech Walesa ou un Vaclav Havel. Mais à prononcer ces noms, on mesure toute la difficulté et toute la distance à accomplir. Je souhaite de tout mon cœur que des hommes semblables surgissent à Tunis et ailleurs. Des hommes de raison, de courage. A ceux-ci il faudra du temps, de l’aide pour constituer l’État de droit correspondant à une vraie société de libertés. Il ne suffit pas de se rallier aux orages désirés, il faut assumer avec persévérance l’effort qui permettra de construire dans la durée.
Chronique lue le 24 janvier à Radio Notre-Dame