La réponse d'Yves Floucat à Philippe Ariño - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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La réponse d’Yves Floucat à Philippe Ariño

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Cher Philippe,

C’est à moi de vous remercier pour votre longue réponse à mon article dont j’ignorais qu’il devait paraître sur le site de  France catholique  avant sa publication sur papier. Vous avez eu en outre la rapidité de l’éclair ! Pardonnez-moi d’avoir tardé un peu à ajouter les brèves précisions qui suivent. Le vent d’autan qui souffle aujourd’hui sur Toulouse, avec une violence que j’ai rarement connue depuis que je suis né dans cette bonne et belle ville, n’y est pour rien. Mais le sujet est grave et il mériterait le temps d’une réflexion plus longue et approfondie que ne le permet l’échange que nous avons.

Une mise au point de prime abord : j’avais demandé qu’une incise soit insérée dans mon texte au sujet du « mariage » entre personnes de même sexe, pour préciser que vous avez déclaré y être hostile. Par inadvertance, cette correction n’a pas été prise en compte sur le site de France catholique et, de toute façon, le texte que vous avez eu sous les yeux était encore vierge de cette précision importante. Elle figurera, je l’espère, dans la publication sur papier. Je connais votre défense courageuse du cardinal Philippe Barbarin, et je sais que c’est dans la durée que les effets de la législation absurde qu’on nous promet se feront sentir. Il ne me viendrait donc pas à l’esprit de vous soupçonner de relativisme en la matière. Je maintiens néanmoins que cette révolution dans notre droit public n’est pas seulement « d’opérette », car elle pose un problème politique majeur significatif d’une dérive démocratiste qui aura très rapidement des effets délétères. C’est ce problème politique que j’entendais soulever, car cette décision arbitraire est le fruit d’une volonté du Parlement qui, sous la pression idéologique de groupes militants, et porté par une « sous-culture » libérale-libertaire, s’arroge indûment le pouvoir de violenter les consciences en leur présentant comme légitime ce qui est pourtant contraire à la loi morale naturelle et non écrite. Or, celle-ci n’a rien à voir avec les variations de majorité dans l’opinion populaire ou dans les assemblées élues qu’elle précède et transcende.

En ce qui concerne la sexualité, je ne dirais pas comme vous qu’elle comprend « la génitalité, mais aussi l’affectivité », mais rigoureusement l’inverse. C’est notre affectivité sensible qui comprend la sexualité, que celle-ci soit vécue en dehors de toute génitalité ou que, au contraire, elle soit exercée dans sa fonction génératrice comme témoignage de la fécondité de l’amour entre les époux dans le mariage. En tout cas, je me sens bien d’accord avec vous – et c’est précisément la raison pour laquelle je refuse en ce qui me concerne de définir par le désir sexuel l’affectivité homophile – pour affirmer que « la ‘sexualité’ n’est pas réductible à la génitalité » et qu’elle structure l’identité de la personne. Cette structuration cependant veut dire qu’elle la fait homme ou femme. Que, en outre, pour une raison ou une autre, cette sexualité porte en elle, chez tel ou telle, une tendance homophile, je ne dirais pas comme vous que cela confère à la personne concernée une « identité » homosexuelle. Il n’existe pas en effet, à proprement parler, d’ « identité » homosexuelle. Il existe des hommes et des femmes dont la sexualité, plus ou moins bien intégrée et mûrie, manifeste, par suite des blessures du péché originel et pour toutes sortes de raisons qui touchent à l’éducation ou à la culture (qu’il n’y a pas lieu d’analyser ici) une certaine « plasticité » qui, de fait, l’oriente en des sens qui ne correspondent pas toujours à ce qu’appelle normalement l’identité masculine ou féminine. En outre, on n’a pas attendu Freud (entre autres) et son pansexualisme pour savoir que la sexualité est présente d’une manière ou d’une autre dans les diverses formes de notre rapport au monde. Les Pères du désert en avait plus que l’intuition.

Mais vous ne parlez pas de la sexualité comme composante de l’identité masculine et féminine, et comme dimension de l’affectivité sensible, vous en parlez spécialement et isolément sous la forme du désir. Et c’est en cela que nous franchissons un pas important, parce qu’est soulevée la question du rapport de l’amour dit de convoitise (ou de concupiscence), qui est un « amour-besoin », et de l’amour dit d’amitié, qui est un amour oblatif ou un « amour-don de soi ». Je ne vois pas que reprendre ces termes à saint Thomas, soit dire autre chose que ce que recouvrent les mots Eros et Philia (l’Agapê étant l’amour d’amitié surnaturel ou théologal de charité qui ordonne la personne à l’intime de Dieu, aimé pour lui-même par pure grâce, et qui se soumet, sans les éradiquer comme s’ils n’appartenaient pas à notre humanité, Eros et Philia). La convoitise n’est pas en soi suspecte et nécessairement investie par le sexe, nous en usons même chaque fois que nous demandons notre pain quotidien à notre Père céleste. Elle pose en revanche à l’homme le problème moral de la qualité de son amour dès lors qu’elle n’est pas mise librement au service de l’amitié. Celle-ci ne l’exclut pas : si l’on aime quelqu’un de manière désintéressée, on désire pour lui le meilleur sans du reste cesser de s’aimer soi-même. Ce que l’authentique amour d’amitié écarte, c’est la convoitise comme pur amour de soi aux dépens de l’amour d’autrui. La question est donc de parvenir à inscrire le désir sexuel (y compris homo-sexuel), pour autant qu’il est une forme de convoitise, dans une affectivité sensible qui soit elle-même au service d’une affectivité spirituelle comme don de soi. Cela ne va pas sans l’expression d’une tendresse qui, si elle ne l’évacue assurément pas comme quelque chose de diabolique en soi, ne se réduit pas à une « attraction sensuelle et érotique ». La tendresse ainsi comprise peut devenir au contraire – peu à peu certes, car les choses ne sont simples pour personne en ce domaine, – le lieu d’une paisible victoire du cœur sur le désir charnel.

Que vous appeliez cela de la « camaraderie » ne me gêne pas, même si je préfère le langage de l’amour d’amitié. N’est-ce pas cet « amour-don de soi» que recouvre la « camaraderie » pour le philosophe catholique Jean Guitton lorsqu’il dit à Joseph Doré (qui n’avait pas encore reçu l’ordination épiscopale) – d’une manière surprenante et que je n’exprimerais pas en ces termes, mais qui, en réalité, peut donner sens à toute forme d’amitié non conjugale qui se refuse à l’homosexualité – qu’ « il y a quelque chose qui est supérieur à l’amour de l’homme pour la femme, c’est la camaraderie » ? Et de citer « l’amour de David pour Jonathan, d’Achille pour Patrocle », en ajoutant avec un brin d’humour : « Un jésuite peut avoir pour un autre jésuite un amour de camarade bien supérieur à l’amour qu’éprouverait cet homme s’il était marié ». Pour Guitton, « ce qu’il y a de certain, c’est que la camaraderie, entendue comme un sentiment qui lie deux hommes, est un sentiment très fort. Par exemple, si un de mes camarades de captivité avait été blessé au Front, je serais facilement sorti de la tranchée pour aller le chercher. Tandis que je me demande si je l’aurais fait pour une femme. (…) Il y a dans la camaraderie – c’est souvent pris en mauvaise part, à cause de l’homosexualité – quelque chose de tout à fait unique, d’extraordinaire ». Quant à Jésus, le voilà promu au titre de « camarade, au dernier degré, avec les apôtres. En particulier avec Jean » 1. J’accorde que Guitton aimait parfois à provoquer. Il exprime là cependant quelque chose de profond et qui rejoint saint Thomas : l’« échange d’amour », qui constitue l’amitié selon l’Aquinate, comporte comme véritable signe la communication mutuelle des secrets du cœur (cf. son magnifique Commentaire de l’Évangile de saint Jean , I, 3, n° 2016). Et cette communication, qui est au fondement du don mutuel de soi jusqu’à l’offrande éventuelle de la vie pour l’aimé, peut avoir lieu dans la conjugalité comme en dehors d’elle, parce que la maxima amicitia qu’est pour lui le mariage, n’est nécessairement liée ni à l’intensité de l’amour partagé ni à sa nature oblative.

Je ne vois pas en tout cas, malgré toute l’ironie que vous déployez, ce que ce langage de l’amour d’amitié, traditionnel dans l’Église, aurait de « flou artistique ». Je ne parviens pas à discerner ce qu’il recouvrirait de « manichéisme homophobe » apprécié par des individus « pudibonds » et « hypocrites », des « esthètes » ou « nostalgiques de la littérature classique » (j’en suis un et n’en ai point honte !) cherchant à « s’acheter une conscience » et à « désincarner » l’amour pour « diaboliser la génitalité homosexuelle et la pratiquer fiévreusement en coulisses ». Je vous trouve bien injuste de généraliser de la sorte ce que vous avez peut-être parfois expérimenté autour de vous. Loin de désincarner l’amour oblatif d’amitié, il s’agit au contraire de l’accepter en sa pleine humanité qui est d’être, comme aimait à le dire Maritain qui savait distinguer sans séparer, l’amour d’« un esprit en condition charnelle », certes avec tout ce que le charnel draine d’instincts ou de pulsions, mais aussi avec ce qu’il porte en lui de sensibilité et de sentiment. Qu’un semblable amour électif (à bien distinguer de la fraternité religieuse non choisie) soit difficile à mettre en œuvre, qui le nierait ? Mais telle est la loi de tout amour humain. Simplement, dans le cas de l’amour homophile, il s’agit de surmonter l’angélisme qui est, je crois, sa signification métaphysique la plus profonde (par delà des explications psychologiques dont je n’ignore certes pas la pertinence). Et pourquoi vouloir à tout prix conclure de la difficulté à l’impossibilité ? La Croix de Jésus est partout, et il n’est pas de chemin de sainteté qui ne soit semé d’épreuves, d’avancées et de reculs, voire de chutes. Il en est ainsi de la quête de la chasteté toujours à reprendre, parce qu’elle est une « œuvre de longue haleine » avec des « lois de croissance », dit le Catéchisme de l’Église catholique (§ 2342-2343). Pourquoi ce que demande l’Église à des divorcés remariés civilement, c’est-à-dire l’ « engagement à vivre dans une continence complète » (Catéchisme, § 1650) ne pourrait être accessible à des personnes de même sexe liées par un authentique amour humain ? Pourquoi ce qu’un Jacques et Raïssa Maritain ont pu réaliser par leur vœu serait hors de la portée de personnes ayant une constitution affective homophile ? Où est ici la « confusion des sentiments » que vous dénoncez ? Il ne s’agit pas, s’agissant des Maritain ou de ce qu’a vécu Julien Green, de l’expression de « jolies plumes », je peux vous l’assurer pour avoir reçu la grâce de rencontrer personnellement Jacques Maritain ainsi que l’auteur de Moïra. Aussi me permettrez-vous de citer cet extrait de la lettre que Jacques Maritain écrivait à Julien Green en 1927 (et avec une belle plume, je vous l’accorde) : « Saint François pleurait parce que l’Amour n’est pas aimé. Ce qui rend tout si grave, c’est qu’il s’agit là de nos devoirs envers l’Amour incréé. L’Évangile ne nous dit nulle part de mutiler notre cœur, mais il nous conseille de nous faire eunuques pour le royaume de Dieu. C’est ainsi que la question se pose à mes yeux. Je connais des gens mariés qui pour l’amour du Christ ont fait vœu de continence, et dont l’amour en a divinement grandi. Pourquoi, dans d’autres cas, la même séparation ne pourrait-elle se faire ? Ou bien faut-il évacuer la croix du Christ ? et la remplacer par une croix de notre choix ? »2.

Vous m’apprenez enfin que « le discours contre-culturel et anti-identitariste », « la non-défense et la non reconnaissance de la culture homosexuelle, et plus fondamentalement du désir homosexuel, c’est la signature atemporelle classique du désir homosexuel pratiqué ». Dieu merci, tout en me refusant à en faire la définition de l’affectivité des personnes attirées par leur propre sexe, je reconnais chez elles l’existence d’un désir sexuel originalement orienté ; dans le cas contraire, si je comprends bien, je serais – mais avec beaucoup d’autres… – l’objet d’une certaine défiance, et sans autre forme de procès !

Yves Floucat

  1. J. GUITTON, Le Christ de ma vie, Dialogue avec Joseph Doré, Paris, Desclée, 1987, p. 132-133.
  2. Julien GREEN-Jacques MARITAIN, Une grande amitié, Correspondance 1926-1972, « Idées, 472 », Paris, Gallimard, 1982, p. 79.