Il ne se passe guère de semaine qu’un lecteur ne nous demande pourquoi nous ne consacrons pas plus d’espace dans cette chronique à réfuter les « ignobles théories freudiennes », ou au contraire pourquoi nous ne faisons pas davantage connaître les contributions de la psychanalyse à la science de l’homme. En général, cette dernière question s’accompagne de remarques soulignant l’importance de l’inconscient, de sa découverte et de son étude.
Il y a là un double malentendu.
En premier lieu, une théorie scientifique n’est ni ignoble ni édifiante. Elle est ou non vérifiable par l’expérience, unique et ultime critère. N’oublions jamais qu’un jour des hommes crurent défendre la morale et la vérité en condamnant Galilée : sans doute la théorie de l’héliocentrisme dut-elle aussi leur paraître « ignoble ». S’ils s’en étaient tenus à l’expérience, par exemple en acceptant de jeter un coup d’œil dans la lunette du savant, il n’y aurait pas eu ce procès qui ne fait honneur à personne.
D’un autre côté, pour pouvoir parler ici de psychanalyse, il faudrait qu’il existât des expériences de psychanalyse, je veux dire des expériences dans le sens où toutes les sciences en font, répondant par oui ou non ou par des mesures à une question clairement posée.
Une croyance ou un système
Ce qui n’est pas le cas. Même la psychologie, même la sociologie progressent par expérimentation et mesure, surtout depuis l’adoption de l’ordinateur et des méthodes mathématiques d’analyse factorielle. Désormais, quand deux psychologues ne sont pas d’accord, leurs collègues savent, ou bien qu’une expérience ou une mesure les départagera, ou bien que leur discussion porte sur des interprétations philosophiques. En psychanalyse, aucune expérience ne peut jamais être exposée ni proposée pour résoudre un problème. Sans aller aussi loin que H. J. Eysenck (un psychologue) pour qui la psychanalyse, échappant à la preuve et à la vérification, doit être jugée « en termes de croyance et de foi », on peut dire qu’elle est un système, comme le cartésianisme ou le surréalisme. En ce sens, elle est également irréfutable et improuvable.
Un récent article de l’excellente revue Psychologie vient une fois de plus de mettre ce caractère en évidence (a). L’article, signé du psychanalyste américain Warren Boroson, se présente comme un plaidoyer en faveur de la psychanalyse considérée comme une science.
Boroson a recherché, parmi toutes les expériences faites depuis cinquante ans, celles qui, dit-il, apportent les meilleures démonstrations des thèses de Freud. En voici une (je cite Boroson) :
« E. G. Beier et E. L. Cowen forment deux listes de huit mots de cinq lettres. L’une comporte des mots neutres tels que papier, l’autre des mots menaçants ou obscènes. Les chercheurs font dactylographier ces mots sur une feuille avec douze copies au papier carbone. Les mots inscrits sur la treizième et dernière feuille sont, bien sûr, flous et méconnaissables. Ceux de la première feuille sont les plus nets. La dactylo se sert d’une machine à frappe électrique, de sorte que tous les mots sont imprimés avec une force égale. On demande alors à des étudiants d’essayer d’identifier les mots en commençant par la treizième feuille, la moins distincte, et en progressant vers la première. Résultat : il leur faut, en moyenne, vingt et une secondes de plus et remonter au moins quatre pages plus haut avant de pouvoir identifier les mots menaçants et obscènes […]. En dépit des efforts énergiques de certains psychologues pour trouver une autre explication, la seule qui soit logique (dit Boroson) est que les gens perçoivent les mots menaçants, les refoulent et ne les voient consciemment que lorsqu’ils sont si nets qu’ils ne peuvent plus les refouler. »
Il s’agit là, indiscutablement, d’une expérience comportant des résultats chiffrés. Mais comme le remarque la rédaction de Psychologie, elle prouve que les étudiants ne reconnaissent pas des mots qu’ils n’ont pas l’habitude de voir écrits noir sur blanc, ce qui est conforme aux lois connues de la perception subliminale. On ne voit pas pourquoi le « refoulement » devrait venir au secours de la perception subliminale, alors que celle-ci suffit à expliquer le phénomène. Prouverait-elle d’ailleurs le refoulement que nous ne serions guère avancés, car le refoulement, ce n’est pas la psychanalyse.
Ce que l’on aimerait étudier, c’est une bonne expérience démontrant ce que Freud tenait pour le pilier central de son système, à savoir le complexe d’Œdipe. Oui ou non, toute la psychologie de l’être humain s’organise-t-elle, comme l’affirme Freud, autour de la solution apportée par l’adulte au désir primordial qu’aurait l’enfant de se livrer à l’inceste avec son parent de sexe opposé, après avoir assassiné son parent de même sexe ? Même Boroson admet qu’aucune expérience n’a permis de tester ce roman renouvelé de l’antique.
Notre auteur prend, il est vrai, sa revanche avec le « test de Blacky », inventé par Gerald S. Blum (b). Blacky est un petit chien noir apparaissant dans douze dessins différents, dont un le montre considérant un autre chien à qui l’on va couper la queue. On demande alors à des patients de décrire les sentiments de Blacky. Résultat : les hommes sont plus nombreux à réprouver cet émondage caudal ; ce qui, affirme Boronson, démontre la réalité de l’angoisse de castration – car le complexe d’Œdipe comporte, chez un garçon, la hantise d’être châtré par son père.
Une science de l’inconscient
Si les savants s’étaient satisfaits d’expériences de ce genre, nous serions encore dans les cavernes. Toutes celles que cite Boroson, après avoir, je l’ai dit, sélectionné les meilleures, sont de cette force. Je ne vois donc pas ce que l’on pourrait dire de la psychanalyse dans une chronique scientifique : il faut la laisser là où elle triomphe tant que la mode dure, dans la littérature, le cinéma, etc.
Mais je me trompe, on peut quand même en dire quelque chose : c’est qu’il serait temps de découvrir qu’il existe une authentique science de l’inconscient, avec des expériences, des mesures, des discussions arbitrées par des résultats concrets et reproductibles en laboratoire. Cette science est née à l’Université de Chicago en 1953 avec les expériences historiques d’Aserinsky, Kleitman et Dement. D’éminents chercheurs français l’illustrent en ce moment même.
Nous verrons au long des prochaines chroniques où en est cette science en 1972.
1
Aimé MICHEL
(a) Psychologie (114, Champs-Elysées), n° 20, septembre 1971 ; p. 49.
(b) Journal of Genetic Psychology, 1954.
La note (1) est de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 70 parue initialement dans France Catholique – N° 1308 – 7 janvier 1972.
- (1) Aimé Michel était à la fois passionné par l’étude de l’inconscient et un farouche adversaire de la psychanalyse. À une époque qui la mettait au pinacle des sciences humaines, il tenait la psychanalyse pour un bel exemple de fausse science et son acrimonie était en proportion directe de l’estime dans laquelle la tenait l’intelligentsia. On pourra s’en faire une idée en lisant ses précédentes chroniques sur le sujet, notamment la première, La psychanalyse : connaissance ou chimère ? sur le livre remarquable de Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, réédité par Fayard en 1994 (chronique n° 23 du 5 mars 1971, reproduite ici le 7.12.2009 ; voir également les chroniques n° 49, du 27 août 1971, Correspondance : Réfutation, reprise le 14.12.2009 ; n° 37 du 11 juin 1971, L`antipsychiatre et la boutonnière, reprise le 08.02.2010 ; n° 101 du 21 juillet 1972, Entre Hegel et Groucho Marx, reprise le 14.06.2010 ; et n° 107, du 1er septembre1972, La question de Ponce Pilate, reprise le 05.10.2010).
Il n’était bien entendu pas le seul à critiquer l’excès de confiance dans la psychanalyse. Dans cette chronique il cite le célèbre psychologue britannique Hans J. Eysenck, né à Berlin en 1916 qui quitta l’Allemagne nazie en 1934. Un autre critique célèbre de la psychanalyse fut le philosophe d’origine viennoise Karl Popper. Voici ce qu’écrit Popper : « La psychanalyse (…) est une métaphysique psychologique intéressante (et sans aucun doute il y a du vrai en elle, comme il y en a si souvent dans les idées métaphysiques), mais elle n’a jamais été une science. (…) Quoi que fasse quelqu’un, ses actes sont, en principe, explicables en termes freudiens ou adlériens. (…) Ce point est très clair. (…) Qu’un homme sacrifie sa vie pour sauver un enfant qui se noie (un exemple de sublimation) ou qu’il tue l’enfant en le noyant (un exemple de répression) ne peut être ni prédit ni exclut par la théorie de Freud ; la théorie est compatible quoi qu’il advienne, même en l’absence de tout traitement particulier pour l’immuniser. » (The Philosophy of Karl Popper, éd. par P. A. Schilpp, The Library of Living Philosophers, La Salle, 1974, p. 985). Une théorie qui échappe par nature à toute tentative de réfutation ne peut pas être qualifiée de scientifique. C’est le fameux critère de démarcation de Popper : une théorie n’est scientifique que si elle est réfutable.
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis et la psychanalyse a perdu de son lustre. Les chroniques des semaines à venir illustreront par l’exemple des rêves comment la science expérimentale a renouvelé la compréhension d’un des thèmes favoris de la psychanalyse.