L’ANNONCE QUE LE MONDE VA FINIR BIENTÔT, que l’apocalypse est pour demain et que les temps sont proches, est un des thèmes traditionnels des sectes depuis qu’il y a des sectes.
Jusqu’ici, la science et l’Église se sont toujours trouvées d’accord pour accueillir cette information avec scepticisme. Le monde est vieux, bien vieux, et pourquoi finirait-il précisément maintenant, lui qui se porte bien depuis que le temps existe ?1
Depuis une dizaine d’années, les prophètes de malheur trouvent d’infinies variations à une conception nouvelle de l’apocalypse, tirée de la pollution universelle par les aliments (qui seraient de moins en moins naturels), par l’atmosphère (qui serait de plus en plus impure), par la radioactivité, que sais-je encore ?
J’ai eu l’occasion de parler de ces sujets, notamment à propos du livre de Gordon Rattray Taylor, le Jugement dernier2. Quand on extrapole dans le futur les chiffres actuels à partir du taux d’aggravation observé, il est certain que l’on obtient des tableaux extrêmement menaçants.
Dans cinquante ans au plus tard
Ces extrapolations sont-elles justifiées ? Ici, les avis diffèrent. Je ne sais si les lecteurs de France Catholique-Ecclesia connaissent celui de Jacques Bergier : « J’ai étudié, dit-il, la pollution de Paris telle qu’on peut l’évaluer d’après les documents municipaux du XIXe siècle jusqu’en 1880, et j’ai fait une découverte effrayante : en les extrapolant selon les méthodes de la prospective moderne, j’ai établi qu’en 1975 Paris est enseveli sous une couche uniforme de 12,75 m de crottin de cheval. »
La seule certitude sur l’avenir est peut-être qu’il est toujours différent de la prévision humaine « Sire, l’avenir est à Dieu. »3 Qu’auraient pensé les savants du siècle dernier d’un prophète qui aurait annoncé l’asphyxie des villes par l’oxydation d’un liquide fossile ?
Et pourtant, deux savants français qui savent tout cela viennent dans une revue savante américaine, d’annoncer − on peut le dire en un sens − l’apocalypse, et même de la dater pour très bientôt : au plus tard dans cinquante ans (a).
Meyer et Vallée fondent leur calcul précisément sur l’échec des extrapolations passées. Ils ont constaté que les erreurs de prédiction passées sont toujours du même type, qu’il y a pour ainsi dire une erreur modèle, reproduite fidèlement à chaque tentative de prédiction.
L’exemple le plus frappant est celui de l’évolution future de la population mondiale. Le même département des Affaires sociales des Nations Unies a publié quatre fois des courbes de telles prévisions, fondées sur les méthodes les plus inattaquables.
En 1951, on prévoyait que la population du globe serait en 1980 d’environ 3 milliards. En 1954, on la prévoyait d’environ 3 milliards et demi. En 1958, de presque 4 milliards.
Vers 1960, on atteignait les 3 milliards prévus pour 1980 en 1951.
En 1966, on prévoyait que les 3 milliards et demi seraient atteints vers 1970. En réalité, le cap était franchi deux ans plus tôt. A la même date, on prévoyait entre 4 milliards et 4 milliards et demi pour 1980. Or les 4 milliards sont bientôt atteints à l’heure qu’il est.
En d’autres termes, la sous-évaluation des résultats est régulière. Meyer et Vallée montrent que cette sous-évaluation est observable dans tous les accroissements de nature biologique et technologique. Ils montrent surtout (et c’est la nouveauté de leur observation) que cette sous-évaluation obéit à une loi et plus précisément que l’évolution des processus de croissance est, non pas exponentielle comme on le croyait et comme on continue de le répéter, mais hyperbolique.
Seulement, il y a une différence essentielle entre ces deux types d’évolution, entre ces deux fonctions mathématiques : c’est que l’hyperbole est discontinue, elle passe par une limite où sa fonction est incommensurable.
Dans le cas qui nous occupe, où la variable (population, surface disponible par habitant, énergie dépensée, etc.) est fonction du temps, la discontinuité se produit en l’an 2026. C’est-à-dire que si tout se passe dans les prochaines décennies comme cela s’est toujours passé jusqu’ici, on arrive en l’an 2026 à des impossibilités physiques : par exemple, on aurait des moteurs d’une puissance infinie, nos véhicules les plus rapides se déplaceraient d’un lieu à un autre instantanément, la surface terrestre disponible par habitant serait égale à un millimètre carré…4
Bien entendu, la fonction ne peut pas être réellement hyperbolique jusqu’en 2026 Or, elle a toujours été hyperbolique. Meyer et Vallée montrent qu’elle l’était déjà aux temps préhistoriques. Il faut donc qu’un certain type de processus, qui dure depuis toujours, change de formule au cours des prochaines années5.
La crise actuelle est-elle le début de ce changement ? Personnellement, je le crois. Il me semble évident que la « reprise » que tout le monde attend ne se produira pas comme un simple redépart. Ce sera, de gré ou de force, un départ dans une autre direction. Et si ce n’est pas cette fois, ce sera la prochaine. Mais quelle direction ? L’étude de Meyer et Vallée n’essaie pas de le dire et la seule prophétie reconnue valable jusqu’ici, répétons-le, a été que l’avenir n’est jamais ce qu’on croit. Jamais.
Tout ce qu’on sait, c’est que certaines choses ne peuvent plus arriver. Par exemple, on ne peut plus supprimer l’informatique qui est en train de prendre en charge toutes les tâches serviles de l’intelligence.
On ne peut plus supprimer l’automatique, qui est en train de prendre en charge toutes les tâches serviles du corps.
Après la fusion thermonucléaire contrôlée qui est pour bientôt, il n’y aura plus de révolution énergétique, puisque l’énergie alors disponible deviendra sans limite.
Quant à savoir ce qu’il adviendra d’une humanité libérée de tout effort servile, physique et intellectuel, eh bien, c’est peut-être cela l’apocalypse6. Car que fera-t-elle de sa liberté ?
Aimé MICHEL
(a) François Meyer et Jacques Vallée : The Dynamics of Long Term Growth (Technological Forecasting and Social Change, n° 7, 1975, p. 285-300.)7 François Meyer est professeur à l’Université d’Aix-en-Provence. Jacques Vallée est un des responsables de l’Institute for the Future, en Californie.
Chronique n° 229 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1514 − 19 décembre 1975
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 13 octobre 2014
- Dans le prologue de son livre Les ombres de l’esprit (Dunod InterEditions, 1995) le physicien Roger Penrose donne un autre exemple de ce raisonnement : celui du gros rocher coincé sur la pente d’une montagne depuis des siècles. Il faut bien qu’il tombe à un moment où à un autre, pense-t-on spontanément, alors plus longtemps il sera demeuré là, plus grand est le risque qu’il tombe bientôt. Non, soutient au contraire le scientifique : plus longtemps il aura été là et moins probable est sa chute prochaine !
- Aimé Michel a rendu compte de ce livre du journaliste et essayiste anglais G. R. Taylor (1911-1981) dans la chronique n° 20, Le Jugement dernier (04.01.2010). L’ouvrage paru en 1970 est l’un des premiers à alerter le public et les responsables politiques sur l’importance des pollutions et les dangers qu’elles font courir à l’humanité. On en trouvera une présentation et quelques extraits sur http://www.leconflit.com/article-le-jugement-dernier-de-gordon-rattray-taylor-123807412.html. Aimé Michel a été très tôt convaincu de la justesse de ces analyses et de l’urgence d’actions qui tardent toujours à venir comme le montre sa chronique n° 129, L’attentat contre la biosphère – Les géologues, les géophysiciens, les biologistes nous crient que c’est au naufrage que nous courons (08.10.2012).
- Aimé Michel rappelle souvent ce vers de Victor Hugo, voir la chronique n° 212, La révolution et au-delà – De la société de gaspillage aux subversions du cœur et de l’âme (22.01.2012). L’avenir est le lieu de la providence et donc de l’imprévisible car « le Créateur a plus d’imagination que ses créatures » (n° 332, La providence et les microscopes – Certaines ignorances sont providentielles, 07.04.2014).
- Jacques Vallée raconte dans son livre Science interdite, volume II. Journal 1970-1979. California Hermetica (traduction de Geneviève Béduneau et Francis Turcat, Aldane éditions, 2013) en quelles circonstances il a rencontré François Meyer après que ce dernier lui ait écrit au début de l’année à l’instigation d’Aimé Michel :
« Paris, rue de la Clef, samedi 27 juillet 1974. Olivier et moi avons atterri hier à Roissy, au futuriste aéroport Charles de Gaulle. Nous étions dans l’appartement depuis moins d’une heure quand un homme distingué aux cheveux argentés est arrivé. Il s’est présenté comme étant le professeur Meyer, doyen de l’université de Provence et ami d’Aimé Michel. Spécialiste en analyse du développement global, Meyer a pris position contre les thèses prédominantes concernant l’accroissement de la population mondiale en montrant qu’il existe une rétroaction positive entre la technologie et la survie de l’humanité. Une des conséquences est que le développement suit une courbe hyperbolique, non une courbe exponentielle. Il en conclut que nous nous dirigeons vers une rupture géopolitique majeure que ses équations situent quelque part entre 2010 et 2030. Il ne spécule pas sur sa nature. Étant donné l’étroitesse d’esprit de la science française il n’a pas pu publier ses résultats. Il me propose de collaborer avec lui pour étendre sa recherche aux technologies de l’information, puis d’en tenter la publication en Amérique. Nous avons passé deux heures fort agréables » (p. 260).
Une note ajoute que l’article qu’ils écrivirent ensemble « établit le fait que le développement technologique accroît la capacité de l’homme à survivre et conduit à une explosion de la population et de l’utilisation des ressources. » Deux figures extraites de l’article (vitesse des véhicules de 1750 à 1975 et efficacité des moteurs à combustion interne, p. 246) illustrent ces progrès technologiques.
- « Il faut, écrit Aimé Michel, qu’un certain type de processus, qui dure depuis toujours, change de formule au cours des prochaines années ». Cette affirmation mérite d’être relevée car ce « changement de formule » s’est effectivement produit dès l’époque où il a été formulé (1975), bien avant les années 2010-2030 que suggérait Jacques Vallée ci-dessus, si bien que la croissance de la population mondiale a rapidement cessé d’être hyperbolique (en bon accord avec le thème de la présente chronique). Les données actuelles le montrent clairement et ce fait trop peu connu mérite d’être souligné :
François Meyer en se fondant sur les données connues de la population mondiale P de 1650 à 1972 avait établi que celle-ci obéissait à une fonction hyperbolique du temps t compté en années, à savoir P = 2 x 1011/(2026 – t). Cette formule montre que le premier milliard d’humains a été atteint en 1826, le second en 1926, le 3e en 1959. Elle annonce le 4e milliard en 1976, le 5e en 1986, le 6e à la mi-1992, le 7e à la mi-1997, le 8e en 2001, le 9e en 2004, le 10e en 2006, le 100e en 2024, juste avant l’explosion finale en 2026 où la courbe se redresse à la verticale. L’évolution réelle a été différente car le 6e milliard n’a été atteint qu’en 1999 avec plus de 2 ans de retard, le 7e en 2013 avec 12 ans de retard et le 8e ne sera probablement atteint qu’en 2023 avec 22 ans de retard. Le temps nécessaire pour accroître la population d’un milliard de personnes qui ne cessait de diminuer s’est donc remise à augmenter, se traduisant par un écart croissant entre la courbe théorique et la réalité.
Cet écart s’explique par ce qu’on appelle la transition démographique. Il s’agit d’une transition de entre deux états d’équilibre très différents. Dans le premier état d’équilibre, traditionnel, la mortalité infantile est très élevée, si bien que les femmes doivent mettre au monde 6 enfants en moyenne pour que 2 survivent et assurent la reproduction de la population. Dans le second état, approximativement celui de la France actuelle, la mortalité infantile est si faible qu’il suffit de 2,1 enfant par femme en moyenne pour assurer le renouvellement des générations. C’est entre ces deux équilibres que se situe la transition démographique. Au début, les progrès de l’hygiène et de la médecine font reculer la mortalité infantile alors que la fertilité demeure très élevée si bien que la population augmente (mais il y a des exceptions, comme la France du XIXe siècle où, en moyenne, la natalité a baissé en même temps que la mortalité). Puis les couples s’adaptent naturellement à la nouvelle donne en raison de l’évidente difficulté d’élever des enfants survivants en nombre croissant. (Si cette présentation vous semble un peu abstraite, je vous invite de regarder l’animation préparée par l’INED, l’Institut national d’études démographiques, qui illustre la transition démographique avec beaucoup de clarté ; http://www.ined.fr/flash/popu2/FR/INED_ANIM.swf). Cette transition est achevée dans certains pays qui encourent maintenant le risque inverse du dépeuplement (Europe, Russie, Japon, voir la note 5 de la chronique n° 290, Recette pour un suicide collectif propre – Pourquoi en démographie le principe de plaisir est un principe de mort, 02.12.2013). Elle est en cours dans presque tous les pays du monde puisque le nombre moyen d’enfants par femme n’excède 6 que dans quelques pays d’Afrique ; il est inférieur à 3 dans 75% des pays et en moyenne de 2,5 pour l’ensemble du monde (il était de 5 dans les années 50).
Qu’en sera-t-il demain ? Il faut avouer que les prévisions à long-terme sont très incertaines car elles exigent de faire des hypothèses sur l’évolution à venir des deux facteurs qui affectent le nombre des humains : la fertilité et la mortalité. La moindre modification de ces facteurs au cours du temps peut profondément affecter les prévisions. A titre indicatif, le dernier rapport de l’ONU sur la question publié en juin 2013 (www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=30521&Cr=population&Cr1=#.VBqvNhZ4Chl, pour les données détaillées voir http://esa.un.org/unpd/wpp/Excel-Data/population.htm) estime que la population mondiale qui est actuellement de 7,2 milliards d’individus (voir http://www.geopopulation.com/dossier/compteur-de-la-population-mondiale/ ou bien http://www.populationmondiale.com/#sthash.fHdDI1Ry.dpbs), passera à 8,1 ± 0,3 milliards en 2025, à 9,6 ± 1,3 en 2050 (prévision assez fiable car la plupart des personnes qui vivront dans 36 ans sont déjà nées) et à 10,9 ± 5 en 2100 (ce qui est beaucoup moins fiable). La population des régions développées restera constante (1,3 milliard), l’accroissement ayant lieu essentiellement dans les régions en développement, notamment l’Afrique. Si la fécondité est faible (hypothèse basse) la population mondiale atteindra un maximum en 2050 pour décliner ensuite ; si elle est moyenne, le maximum ne sera atteint qu’après 2100.
- L’analyse qui précède montre clairement que l’extrapolation des courbes passées vers l’avenir est un jeu dangereux. L’extrapolation suppose un déterminisme rigoureux qui, en réalité, n’existe pas dans les phénomènes complexes de cette nature. Aimé Michel en est parfaitement conscient d’où ses mises en garde répétées contre cette manière trompeuse d’envisager l’avenir comme simple prolongement du passé. Pourtant lorsqu’il écrit « Il faut qu’un certain type de processus, qui dure depuis toujours, change de formule au cours des prochaines années » il paraît se contredire en formulant une prévision effectivement vérifiée depuis, ce qui montre que dans certaines limites une prévision est possible ! Mais c’est une prévision qui demeure purement qualitative, sans date précise, fondée ici sur une impossibilité physique puisque la Terre ne peut porter qu’un nombre d’hommes limité (d’ailleurs inconnu à l’heure présente).
D’ailleurs, ce nombre quel qu’il soit n’est pas le plus important. Si l’homme ne disparaît pas du fait de sa multiplication, de l’épuisement des ressources et de la destruction du milieu, des défis d’une autre nature, spirituelle celle-là, l’attendent. Ces défis sont inscrits inexorablement dans le progrès des connaissances sur le monde et sur lui-même qui peut paraître exaltant et positif mais qui, au regard pénétrant d’Aimé Michel, porte en germe l’annihilation de tout ce qui a fait vivre les hommes jusqu’ici et peut même les rendre un jour inutiles. Cette perspective inspire bon nombre de ses écrits et on la perçoit dans les chroniques publiées ici ces dernières semaines. « L’homme est irrémédiablement l’être qui participe à la création. Il doit s’habituer à cette pensée. Il doit apprendre à regarder en face l’apocalypse molle lentement libérée par ses mains et d’où il sortira transformé physiquement et mentalement pour le meilleur ou pour le pire. Selon son choix. » (Chronique n° 2, L’eugénisme ou l’Apocalypse molle, 27.07.2009).
- L’article de François Meyer et Jacques Vallée est disponible sur le site de Jacques Vallée (http://www.jacquesvallee.net/selected_papers.html). Nous en poursuivrons l’examen la semaine prochaine.