LA POULE ET L’ÂGE DE RAISON (*) - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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LA POULE ET L’ÂGE DE RAISON (*)

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Quelques lecteurs semblent avoir interprété mon article du 3 mars dernier (« L’importance des premières années ») comme un plaidoyer en faveur de l’éducation religieuse précoce 1 .

En raison du caractère brûlant de la question soulevée et des polémiques qu’elle suscite, sans doute m’étais-je trop abstenu de tirer les enseignements des faits rapportés, car il n’en est rien. Comme je le disais dans cet article, il n’appartient pas à la science de se prononcer sur un point de pédagogie morale. Son rôle doit se limiter à publier des résultats et à dire : « Si l’on fait ceci, voici ce qui se passera vraisemblablement, compte tenu des observations et des expériences que nous avons faites. »

Les premières années

Revenons donc sur ce sujet. Que nous montrent ici les observations et les expériences ?

1° Que, chez les animaux supérieurs, les impressions reçues pendant les premiers instants de la vie s’inscrivent de façon indélébile dans l’instinct du nouveau-né. Le petit canard qui brise sa coquille vient au jour avec l’instinct de rechercher aussitôt un objet mobile qu’il identifie à sa mère. Si cet objet est une balle de ping-pong, il croira que cette balle est sa mère. Il suffira de quelques dizaines de minutes (les premières de sa vie) pour graver à jamais en lui de façon généralement irréversible cette conviction absurde.
Comme l’animal s’identifie à sa mère, le voilà du même coup convaincu qu’il est une balle de ping-pong et, par conséquent, irrémédiablement empêché de devenir un canard normal. Arrivé à la puberté, les canes ne susciteront en lui aucun intérêt : à la saison des amours, il essaiera de copuler avec des balles de ping-pong.

2° Ces faits s’inscrivent dans une admirable adaptation des êtres aux dangers et nécessités de la vie sauvage. D’une part, en effet, il ne faut pas que tous les instincts soient fixés à la naissance, si du moins la vie que l’on est amené à affronter est très compliquée, comme c’est le cas pour les animaux supérieurs. Plus le psychisme d’un animal est élevé et plus sa vie est complexe. Et plus, par voie de conséquence, il a besoin d’un comportement varié et adaptable au milieu où le hasard le fait naître. C’est pourquoi il naît avec un lot d’instincts non encore précisés et que les circonstances où il voit le jour vont former.

Mais, d’un autre côté, il faut que ces instincts non fixés trouvent très vite leur forme, sous peine de fatales erreurs de conduite. La solution à ces deux nécessités contradictoires, c’est l’imprinting : l’animal naît avec un lot de comportements innés et aussi avec un lot de comportements adaptables aux circonstances particulières où il voit le jour.

3° La nature prend toutes sortes de précautions pour limiter les dangers de l’imprinting. Chez le chat par exemple, dont la vue est excellente et qui doit donc être protégé à la naissance contre l’attrait d’objets mobiles éloignés, le petit, comme on sait, naît les yeux cousus. Il est réduit au toucher, à l’odorat et à l’ouïe pour reconnaître sa mère. Il ne risque pas, pendant son absence, de suivre la première belette qui passe dans les parages. Cette occlusion des yeux du chaton entraîne une conséquence que l’on observe pendant toute la vie du chat adulte ; c’est l’attachement opiniâtre au lieu qu’il habite (le chien, qui naît les yeux ouverts, suit au contraire son maître quand celui-ci se déplace).

4° Plus le psychisme d’un animal est élevé, ai-je dit, et plus grande est la part des instincts non fixés à la naissance : plus longue aussi, par conséquent, la période de fixation de ces instincts. Chez les oiseaux, cela prend de quelques dizaines de minutes à quelques heures. Chez les mammifères, cela dure de quelques jours à plusieurs semaines ou mois. La nature descelle les yeux du chaton quand sa reconnaissance olfactive de la mère est devenue indélébile. Mais on sait que le tout petit chamois suit le chasseur qui vient de tuer sa mère. Tragique et poignante erreur ! Chez le singe, les mécanismes sont encore peu explorés mais l’imprinting doit prendre des mois.

5° Et l’homme ? Eh bien, l’homme est, de tous les êtres, celui dont la part instinctive non fixée à la naissance est la plus grande ; celui dont l’« imprinting » est le plus long puisqu’il dure environ cinq ans 2 ; celui enfin dont l’avenir instinctif (je souligne le mot) est le moins tributaire de l’hérédité et le plus tributaire de l’imprégnation parentale. On peut faire n’importe quoi des instincts d’un petit homme : un animal s’il est élevé par un animal (c’est le drame des enfants-loups), une brute s’il est élevé par une brute.

Mais précisons bien : l’imprinting ne fixe que les comportements instinctifs (dont le plus élaboré est le langage). La raison ne participe pas à cette élaboration, et pour cause : ses structures essentielles n’apparaissent qu’après. Or, c’est la personnalité raisonnable de l’homme qui fait son humanité. C’est en elle que se développe l’âme. C’est elle qui assume le don unique de la liberté et qui le fait responsable de ses actes.

Quand donc l’homme, en grandissant, prend conscience de sa raison, de sa liberté et de sa responsabilité, il ne peut plus, pour l’essentiel, modifier ses instincts. Et si, dans son souvenir, les années où ces instincts furent fixés sont liées à une épreuve, à une douleur morale ou physique, il rejettera instinctivement avec horreur tout ce qui lui fut alors enseigné. Il suffira par exemple que l’enfant ait été mal aimé ou qu’il ait subi une situation familiale traumatisante, ou qu’il ait souffert dans son corps, ou même qu’il se soit imaginé tout cela, pour qu’il demeure à jamais habité par l’aversion et le dégoût de ce qui fut alors imprimé dans son instinct. Il fera très probablement un révolté, et de toute façon un malheureux.

Disons les choses encore plus clairement. Un bébé est éduqué précocement aux gestes, aux paroles et aux rites de la religion. Tout cela s’imprime en lui et le marque à jamais. À cinq ans, « l’empreinte » (comme disait Estaunié) est inscrite en lui de façon indélébile. Vient l’âge de raison. Le garçon, puis l’homme, prend conscience de cette empreinte. L’approuve-t-il ? S’en tient-il heureux ? Alors tout ira bien : il vivra avec bonheur une existence conforme à l’empreinte reçue.

Cette empreinte au contraire est-elle liée pour lui à un souvenir douloureux et d’angoisse ? Son instinct alors le portera à l’exécration et à la révolte, et l’empreinte reçue se métamorphosera en contre-éducation. Elle enfantera sa propre négation.

Où la science n’a plus rien à dire

Ainsi (je l’ai dit dans ma précédente chronique sur ce sujet) s’expliquent la plupart des perversions de l’âge adulte. Rappelons-nous le poussin élevé avec des canards, qui se prend donc pour un canard et qui, devenu poule et couvant ses propres œufs, tue ses poussins aussitôt éclos parce qu’ils ne sont pas des canetons. Donnez à cette poule la raison : que pensera-t-elle de ceux qui la lui donnèrent ? 3. Et de l’enseignement qui (à ses yeux) la dénatura ?

J’entends bien que, pour les partisans de l’éducation précoce (qui ne sont pas tous catholiques), il est inconcevable que la raison rejette légitimement l’empreinte qu’ils entendent donner. Et là, la science n’a plus rien à dire, car il s’agit d’un jugement moral. Et aussi de savoir quel résultat on veut obtenir. Je le répète, la science ne peut que présumer des effets de tel ou tel choix. Ce n’est pas à elle de juger ni les choix ni les effets 4.

Aimé MICHEL

Les Notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre Rospars

(*) Chronique n° 84 parue dans F.C. – N° 1320 – 31 mars 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 6 « Pensée animale », pp. 181-183.

  1. Cette chronique n° 79, L’importance des premières années, a été publiée ici il y a deux semaines. Elle a été suivie d’une correspondance avec un lecteur, publiée la semaine dernière, se terminant par la phrase suivante : « M. l’abbé Caillon, dont les arguments scientifiques sont absolument corrects et irréprochables, pense que les faits dont nous parlons démontrent, du point de vue pastoral, la nécessité de l’éducation précoce. » Elle pouvait passer pour la conclusion d’Aimé Michel, ce qui n’est pas le cas comme le montre la présente chronique.
  2. Selon Rémy Chauvin, « [L]es travaux de Kirk (1958) et de Lee (1951) établissent que le milieu exerce surtout son influence dans les trois ou quatre premières années ; ensuite son action est beaucoup moins sensible. Cela est tout à fait en accord avec les données récentes de la psychologie animale : on sait que les animaux (souris, chiens etc.) soumis à des stimulations très douces au cours de leurs premières semaines (qui correspondent à des mois et des années pour l’enfant humain) en retirent des modifications indélébiles du comportement, et spécialement de l’excitabilité. » (Les surdoués, Stock, Paris, 1975). J’ignore quels sont ces travaux de Kirk et de Lee dont Chauvin a omis de donner les références. En tout cas l’existence de périodes sensibles dans le développement psychologique de l’enfant a été bien établie. Si un certain comportement n’est pas établi durant cette période il peut ne jamais se développer complètement. Ainsi la première année de la vie peut être sensible pour la formation du lien d’attachement aux parents. Les années préscolaires peuvent être très importantes pour le développement intellectuel et l’acquisition du langage. Des enfants qui, pour une raison ou une autre, n’ont pas connu le langage avant l’âge de 6 ou 7 ans peuvent être empêchés de l’acquérir par la suite, comme le montre les cas d’enfants sauvages. Les expériences faites ou non par l’enfant durant ces périodes sensibles peuvent affecter son développement d’une manière qu’il sera difficile de modifier ensuite.
    Une illustration frappante de cette dépendance est donnée par l’éthologue Irenäus Eibl-Eibesfeldt : « Sur les 91 enfants d’un orphelinat qui furent étudiés par R. Spitz (1945, 1965) et qui avaient été séparés de leur mère à l’âge de 3 mois, 34% moururent à la fin de leur seconde année. Le coefficient de développement des survivants était de 45% de sa valeur normale. Les enfants étaient pratiquement au niveau des idiots. Même après 4 ans, nombre d’entre eux ne purent ni se tenir debout, ni marcher ou même parler. Dans cet orphelinat chaque religieuse avait à s’occuper de 10 enfants. Dans un autre foyer où les mères avaient souvent le droit de s’occuper de leurs enfants, aucun ne mourut, et les enfants croissaient normalement. Si ces enfants sans amour (Kaspar-Hauser der Liebe) comme on pourrait les nommer, survivent, ils manifesteront souvent une absence d’affectivité et ils éviteront les contacts. Ils seront seulement capables d’avoir des contacts très superficiels, et seront complètement hermétiques à des relations étroites. Beaucoup de délinquants se recrutent dans cette catégorie. » Il ajoute : « Le nourrisson est certainement étroitement adapté au contact corporel maternel, et ceci s’observe chez tous les peuples qui portent leurs enfants avec eux. Dans notre type de culture l’enfant qui est laissé seul dans son landau ou dans son lit perd même ce sentiment de sécurité. Nous ne savons pas ce que seront les conséquences de ces pratiques dans la vie adulte, mais il est possible que nos caractères sérieux, détachés et les attitudes critiques, aussi bien que les névroses y aient leur racine. » (Ethologie, biologie du comportement, trad. O. Schmitt et V. Helmreich, Jouy-en-Josas, Naturalia et Biologia, 1977,, pp. 243-244).
  3. Le texte imprimé dans F.C. est : « les lui donnèrent », ce qui semble fautif
  4. Cette « nécessité de l’éducation précoce » est bien entendu l’objet de discussions infinies. Pour Irenäus Eibl-Eibesfeldt, pas de doute, l’éducation précoce doit être découragée. En phase avec l’esprit de l’époque il écrit : « Connaissant les fortes fixations causées par l’empreinte, on doit se poser la question de savoir, comme l’a justement remarqué H. Hass (1968), s’il est bon d’exposer un enfant pendant une phase sensible, à des concepts éthiques. Ces sortes de fixations empêchent le développement du libre arbitre. C’est certainement dangereux à notre époque. Jadis, lorsque les humains vivaient encore en petites communautés, il était légitime d’inculquer aux enfants un principe éthique de base valable. La surpopulation et la gravité des guerres modernes invitent à renoncer à de telles empreintes. “Pour être réellement honnête envers nos enfants” écrit H. Hass “on devrait, bien au-delà de l’âge de 18 ans, ne les astreindre qu’à des concepts éthiques qui seraient admis par tous les hommes. On devrait leur montrer le danger d’une fixation prématurée et leur expliquer clairement qu’ils ont un droit et même un devoir de juger par eux-mêmes, même s’ils doivent être en opposition avec les parents et la société. Naturellement ceci est actuellement un concept utopîque, mais cette tendance semble se manifester dans notre jeunesse actuelle”. » (op. cit., p. 247). Vers la même époque, Rémy Chauvin, éthologue lui aussi, comparant les nourritures de l’esprit à celles du corps, répliquait au contraire (je cite de mémoire) « quand on aime son enfant, on lui sert du steack » !