Même si le président n’apparaît pas directement dans cette affaire gravissime, sa responsabilité n’en est pas moins directement engagée, et c’est bien lui qui a pensé et mûri les lignes directrices d’un programme qui s’impose aujourd’hui en termes législatifs. Ce programme va bien au-delà des options classiques de la politique, il comporte des dimensions que l’on peut appeler métapolitiques, pour ne pas dire métaphysiques. Lorsqu’on évoque des changements de civilisation, on désigne forcément des options qui mettent en jeu notre conception de l’homme, sa nature, sa destinée. Et de ce point de vue, l’on est obligé de constater aujourd’hui des bouleversements qui portent atteinte aux principes même de notre tradition telle qu’elle s’est formée depuis les loi non-écrites d’Antigone, les commandements bibliques et la charte des béatitudes évangéliques.
On est en droit d’interpeller Emmanuel Macron à ce propos. Quels sont ses choix philosophiques, en fonction de quelle doctrine se détermine-t-il pour formuler ses réformes aux enjeux anthropologiques évidents, celles que l’on appelle « sociétales » ? On ne saurait, sur un tel sujet, en rester à des intuitions partielles ou des impressions lacunaires. La pensée du président de la République, qui se veut absolument novateur par rapport à ses prédécesseurs et aux systèmes idéologiques en cours, se doit d’être analysé avec rigueur. C’est pourquoi on sait gré au professeur Frédéric Rouvillois d’avoir entrepris ce travail indispensable, avec le mérite d’aller jusqu’au bout, c’est-à-dire de mettre en évidence ce qu’on pourrait appeler un credo personnel. L’auteur défend une thèse, celle de l’étroite connivence de l’intéressé avec le saint-simonisme, cette idéologie du XIXe siècle, qui a tant marqué les esprits et s’offre comme un système complet d’interprétation du monde, avec y compris ses aspects religieux. Saint-Simon se voulait inventeur d’un nouveau christianisme.
Sans doute peut-on se demander si notre président adopte des conclusions aussi extrêmes. Mais Frédéric Rouvillois nous oblige à envisager très sérieusement la question avec sa lecture acérée du fameux discours des Bernardins. Les catholiques eux-mêmes n’ont-il pas été bercés par ce discours, d’ailleurs admirablement écrit par une plume experte, par tout ce qu’il comportait de bienveillance et d’éloge à l’égard de leur foi. Mais justement, notre auteur se charge de démontrer combien l’orateur enfermait ses auditeurs dans un piège redoutable. Ce christianisme dont il faisait l’éloge n’était-il pas, sous des aspects essentiels, dépassé par l’évolution générale ? Macron rejoignait ainsi le saint-simonisme dans sa prétention à assumer un devenir auquel toutes les religions du passé ne sauraient prétendre. Dans son essai intitulé Révolution, et qui formule ses convictions dans la bataille électorale, il est radical dans l’énoncé de sa certitude : « Dans les temps qui sont les nôtres, il est nécessaire de placer l’amour de nos projets communs, la République et le respect des autres, la morale des droits, au-dessus de nos croyances qu’elles qu’elles soient. » Autrement dit, même le christianisme ne saurait apporter de lumière et de solutions décisives aux questions actuelles de civilisation. C’est pourquoi, assène Macron dans son discours des Bernardins, « la voie de l’Église ne peut être injonctive (…). Elle ne peut dès lors être que questionnement. »
On comprend le sens de telles affirmations, qu’aucun prédécesseur d’Emmanuel Macron ne se serait permis de proférer. Certes, on se souvient de François Mitterrand affirmant qu’il croyait aux « Forces de l’Esprit ». Mais c’était une saillie que ce politique cultivé se permettait, sans se réclamer d’un système cohérent où la République représentait la religion irrépressible de demain. Avec l’inventeur de La République en Marche, un pas surprenant est franchi, qui peut expliquer certains débordements exaltés du discours du candidat à la présidentielle. On sera forcément contraint à revenir là-dessus, au cours des prochains mois, lorsqu’on mesurera les conséquences transgressives de la loi de bioéthique. Mais d’ores et déjà, Frédéric Rouvillois montre que celle-ci s’inscrit dans la cohérence de la philosophie saint-simonienne, avec sa conception de la famille mise en liquidation, conformément à la liquéfaction du lien social, pour entrer dans une pure logique marchande. C’est aussi la conception du corps social qui doit être pris en compte pour envisager toutes les suites de la subversion de l’éthique du bios. Au nom de l’affranchissement des corps et d’un droit reconnu au plaisir, c’est l’institution d’une dictature sanitaire qui se profile, selon le projet saint-simonien qui substitue l’administration des choses au gouvernement des hommes. C’est donc l’ensemble du projet macronien qu’il importe de reconsidérer, avec les perspectives « glaçantes » justement désignées par Frédéric Rouvillois. Ce monde nouveau, pourtant décrit avec ferveur, nous renvoie de fait à la liquidation de ce que nous sommes et de ce que nous aimons.
— Frédéric Rouvillois, Liquidation. Emmanuel Macron et le saint-simonisme, Éd. du Cerf, 304 p., 20 €. (24 septembre).
— Frédéric Rouvillois, Liquidation. Emmanuel Macron et le saint-simonisme, Éd. du Cerf, 304 p., 20 €. (24 septembre).