« Ayant inventé un personnage tout de bravoure et d’éclat, il a fini par le prendre pour lui et s’y est conformé jusqu’à la fin. C’est le personnage qui a appuyé sur la détente, non l’homme, et il faut prier pour l’homme. »
– Julien Green à propos du suicide de Montherlant.
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Quand j’ai appris que Dominique Venner, l’historien, essayiste et chantre des racines païennes de l’Europe, s’était suicidé en se tirant une balle dans la bouche devant l’autel de la cathédrale de Paris, je suis resté abasourdi. Ce geste, destiné selon son auteur à « rompre la léthargie » et à « réveiller les consciences assoupies », a été présenté par lui dans une lettre explicative comme une protestation contre le déclin de l’Europe. Dans la même lettre, il disait aussi offrir ce qui lui restait de vie dans une « intention […] de fondation ».
Mon sentiment est qu’il s’agit d’un acte désespéré et stérile. En raison de l’atonie des uns, de la marginalité des autres, il est à peu près certain qu’il ne sera fondateur de rien. Les médias de masse, les plumitifs et les idéologues de gauche le moqueront et en profiteront, une fois de plus, pour stigmatiser tous les hommes et tous les mouvements soucieux de défendre l’identité européenne, les dépeignant tous, une fois de plus, comme des passéistes, des intolérants et des racistes.
La seule conséquence indiscutable de ce geste pathétique est qu’aujourd’hui il y a un Européen de moins pour défendre la cause de l’identité européenne. Ils sont si rares, aujourd’hui, ceux qui ne confessent pas le credo multiculturaliste et qui n’adulent pas la diversité pour elle-même. Un homme comme Dominique Venner, même s’il s’y prenait souvent mal, apportait une contribution significative à la réflexion sur le devenir européen, et plus largement sur l’Occident.
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J’ai toujours trouvé très discutables les thèses de Dominique Venner. Surtout celle sur le paganisme préchrétien comme vraie source et vrai visage de l’identité européenne, par opposition au christianisme, qui n’aurait été selon lui qu’un apport étranger au génie authentique de l’Europe, un bariolage superficiel et déplorable de l’âme européenne. Sur ce point, mon catholicisme me situe à mille lieux de l’essayiste. Le souci de la survivance de la race aussi me sépare de lui. Mais, en dépit de ces divergences, je n’en crois pas moins que l’homme méritait mieux que de « terminer en fait divers ». Aucun homme ne mérite de « terminer en fait divers ».
Très vite, sa Nouvelle Revue d’Histoire (c’est par ce biais que je l’ai connu) s’était imposée dans le paysage médiatique français. Des auteurs et professeurs de renom, tels qu’Aymeric Chauprade, Jacques Dupâquier Bernard Lugan, Alain Decaux, Lucien Jerphagnon ou Georges Nivat avaient accepté d’y participer ou d’y être interviewés. Grâce à cette revue, le spectre idéologique du champ médiatique de l’Hexagone s’était élargi un peu. Avec panache, la NRH faisait contrepoids à la prédominance médiatique de la vulgate progressiste en lui offrant un interlocuteur de taille. Venner et son équipe de collaborateurs dans l’arène, le soliloque complaisant n’était plus aussi facile à poursuivre. On peut déplorer qu’il ait choisi de laisser ses amis continuer seuls cette aventure éditoriale. Mais continuera-t-elle?
Je réprouve ce suicide pour trois raisons. D’abord parce que le suicide, quoi qu’en disent les admirateurs des samouraïs, est une atteinte à la dignité humaine. J’ai beau chercher, je ne vois pas de noblesse dans ce geste. Se suicider, c’est toujours précipiter l’échec d’une cause en prétendant le dénoncer. Je réprouve ensuite cet acte autodestructeur parce que c’est un événement qui entachera longtemps l’histoire de la cathédrale parisienne. Au moins Venner s’est-il acquis, par son choix de mourir dans une église catholique, la sollicitude d’hommes et de femmes qui prieront pour le salut de son âme. À l’heure qu’il est, il doit bien s’être aperçu qu’elle est immortelle. Enfin, je réprouve ce suicide parce que la cause que défendait Venner (le maintien d’une certaine identité européenne) méritait qu’il continuât de se battre pour elle, à sa façon, c’est-à-dire en écrivant des livres, en dirigeant sa revue, de manière à nous donner à penser. À charge pour nous ensuite de le critiquer et de le réfuter au besoin.
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Dans la lettre destinée à expliciter son geste et que Bernard Lugan, l’africaniste, a lue sur Radio-Courtoisie le soir suivant le drame, Venner affirme : « Je suis sain de corps et d’esprit, et suis comblé d’amour par ma femme et mes enfants. J’aime la vie et n’attends rien au-delà, sinon la perpétuation de ma race et de mon esprit. » Évoquant ensuite les « périls immenses » auxquels sont confrontées la France et l’Europe, il poursuit : « Je crois nécessaire de me sacrifier pour rompre la léthargie qui nous accable. J’offre ce qui me reste de vie dans une intention de protestation et de fondation. » Sur quelles bases morales et philosophiques Venner s’appuie-t-il pour justifier son coup d’éclat? Un certain prométhéisme : « […] mon geste incarne une éthique de la volonté. Je me donne la mort afin de réveiller les consciences assoupies. Je m’insurge contre la fatalité. »
Son premier grief contre l’époque concerne cette tendance lourde de la culture qui pousse toujours plus loin l’hypertrophie du moi : « Je m’insurge contre les poisons de l’âme et contre les désirs individuels envahissants qui détruisent nos ancrages identitaires et notamment la famille, socle intime de notre civilisation multimillénaire. » Le second grief concerne l’immigration : « Alors que je défends l’identité de tous les peuples chez eux, je m’insurge aussi contre le crime visant au remplacement de nos populations. » Au nom de quoi dénonce-t-il les migrations et le remplacement des populations autochtones? Le respect de l’identité européenne, bien sûr. En quoi consiste cette identité? Elle est d’abord une mémoire : « […] nous avons en partage depuis Homère une mémoire propre, dépôt de toutes les valeurs sur lesquelles refonder notre future renaissance. » Celle-ci, explique-t-il, devra être « en rupture avec la métaphysique de l’illimité, source néfaste de toutes les dérives modernes. » Ici, on comprend que le christianisme ne recueille pas son suffrage.
Pour qui l’a un peu lue, il est évident que l’œuvre de Venner n’est pas qu’un tissu d’élucubrations fascisantes. La pensée qu’elle déploie mêle cependant des éléments de mythologie politique à la réflexion proprement historique. La recherche d’un ethos à celle de la vérité. En somme, les sentiments, la quête d’un idéal et les allégeances y occupent une place aussi grande peut-être que les faits, en leur servant d’arrière-plan et de cadre. L’homme assoiffé de bravoure qu’était Dominique Venner était-il malade de l’évanescent mirage, tant de fois aperçu depuis l’enfance, d’une improbable communauté guerrière européo-païenne? On peut le croire. Éperdu d’amour pour cette image, il ne se sera jamais désaltéré à la source du mirage qu’il engendrait comme un rêve et avec lequel il s’est intoxiqué.
On peut aussi croire qu’en s’infligeant la mort de façon aussi spectaculaire et provocatrice, il a préféré accuser ses compatriotes de causer la ruine de l’Europe blanche plutôt que de se soustraire lui-même aux visions qui faisaient son tourment. À vrai dire, Venner a oublié qu’il est toujours loisible pour un individu de ne pas mourir avec son groupe, si ce groupe choisit de s’abandonner aux forces de la dissolution; de ne pas être infidèle à son histoire, à ses traditions, à la mémoire de ses ancêtres, même quand tout va à vau-l’eau; de servir son clan à travers l’amour de sa famille et la transmission de sa culture, plutôt que de précipiter sa propre fin. Venner n’a pas fait ce choix.
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En apprenant par internet que Venner s’était suicidé en public, je me suis persuadé que cet homme, déserté par toute espérance surnaturelle – mais peut-être pas entièrement prémuni contre la grâce, sinon, pourquoi aurait-il choisi une église? –, je me suis persuadé, dis-je, que cet homme devait être vraiment enfermé dans sa bulle, prisonnier de son monde (un monde partiellement fantasmé) pour en venir à commettre un tel geste, sans penser au traumatisme qu’il allait causer chez ces témoins involontaires, ces pèlerins et ces touristes qui n’avaient certainement pas vu un crâne éclaté et des dégoulinures de jus de cervelle ailleurs qu’à la télévision. Préférer sa mort symbolique à la santé psychologique des autres est une attitude qui a quelque chose d’insane et qui se situe loin de toute grandeur.
Généralement, le choix d’un suicide à la Mishima ou à la Drieu La Rochelle (apparemment, deux modèles de Venner) trahit chez son auteur une fascination pour la force et un culte morbide de la violence. À la racine de ce culte, l’idée que la violence est féconde – même quand elle est volontairement retournée contre soi. Celle-ci est alors revendiquée et utilisée comme moyen d’échapper, par une ultime bravade, à la faillite politique ou existentielle. Le suicide, dès lors, devient un acte de liberté, le suprême acte de liberté, une façon apparemment héroïque de surplomber l’abîme en y sombrant. La fin d’Hemingway ou de Montherlant ressortit aussi à cette logique-là.
En réalité, la foi en une « éthique de la volonté » qui culmine dans l’annihilation de soi laisse entrevoir l’action souterraine d’un orgueil monstrueux, inflexible, incapable d’accepter qu’aucun homme n’aura jamais le dernier mot sur l’Histoire, que le déroulement de l’Histoire est l’affaire de Dieu, et que le destin des peuples et des civilisations est entre Ses mains – l’orgueil d’un homme qui choisit de quitter le seul monde vrai, créé par Dieu, par fidélité à un monde qui relève davantage de la fabulation littéraire que la connaissance historique.
Faisant fi de l’amour que lui portaient ses proches, ne reculant pas devant l’idée de les plonger dans l’affliction et l’abattement, ayant choisi de leur imposer ce déchirement irrémédiable, Dominique Venner s’est sacrifié sur l’autel d’une idole : l’identité européenne. Une fois le drame consommé, une fois le geste irréparable posé, une fois le bruit de la détonation absorbé par le silence des voûtes – voûtes qui n’ont guère l’habitude de voir monter vers elles ce genre de « prière » –, il a certainement incombé à l’inspiratrice des lieux, la Vierge, de recueillir cette âme affolée pour la déposer, dans l’invisible, sur l’autel tout près, l’offrant ainsi, par la médiation du Fils, à la miséricorde du Père. C’est en tout cas mon espérance.
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Alex Louis-Philippe La Salle est québecois et a commencé une thèse sur Bernanos.