C’est un fait : les Français, que le monde aimait jadis pour leur gaieté, sont devenus moroses (a). La bonhomie et la gentillesse tendent à disparaître de l’Hexagone, faisant place à l’aigreur, à la méfiance, au cynisme. Cela frappe surtout quand on rentre de l’étranger, à quelque frontière que ce soit (b). Et toujours l’on se pose la même question : pourquoi ? Je ne crois pas d’ailleurs que cette évolution réponde à un penchant profond du caractère français. Je penserais plutôt que nous devenons moroses par déception, parce que ce monde, que d’ailleurs nous faisons paradoxalement de nos mains, s’éloigne de plus en plus de ce qu’il fut pendant si longtemps et où nous étions comme poissons dans l’eau.
Peut-être comprendrait-on mieux pourquoi les Français sont devenus moroses si l’on savait pourquoi ils étaient gais jadis. Or, sur ce point, les recherches actuelles de psychologie et de sociologie animales ont peut-être quelques lumières à nous proposer, au moins analogiquement. Chez les animaux sociaux, la douceur des mœurs est en rapport avec l’insertion sociale. Plus un individu participe profondément à la société à laquelle il appartient et plus est manifeste son équilibre psychique et physique.
Weltamm et ses collaborateurs l’ont très nettement montré chez la souris, et inversement que l’agressivité de celle-ci est exacerbée par l’isolement. Mason a même constaté que le déséquilibre social entraîne toute une pathologie neuro-endocrinienne se manifestant par des troubles du comportement et des maladies : l’animal désocialisé n’est pas seulement malheureux (ou morose !) : il devient méchant et finit par tomber malade, voire par mourir.
Les mêmes émissions d’hormones
Le lecteur se demandera sans doute dans quelle mesure on a le droit de généraliser à l’homme les enseignements tirés de l’étude des souris. Et certes la généralisation n’est que prospective, elle ne peut que donner des indications.
Cependant ces indications sont très suggestives, et ceci pour deux raisons principales : d’abord parce que le corps de l’homme appartient au monde animal, qu’il n’existe en lui aucune singularité anatomique ou physiologique l’isolant de l’ensemble des animaux (même son cerveau s’inscrit dans une lignée évolutive parfaitement continue) ; et surtout parce que les mêmes troubles se manifestent physiologiquement de la même façon chez lui et chez les animaux, y compris les troubles du psychisme et du comportement. La colère, la peur, la tristesse, toutes les « passions » se traduisent dans notre corps par les mêmes émissions d’hormones que dans celui de la souris, du chat, du chien, du singe, de tous les mammifères supérieurs, et selon des mécanismes identiques. C’est grâce à cette identité que les biologistes peuvent étudier sur les animaux l’action des drogues, y compris les drogues psychotropes, avant de les lancer dans la pharmacopée.
Donc, la désocialisation engendre la tristesse, l’agressivité et la maladie. Si la désocialisation de l’animal intervient dès le début de son existence, on constate même ceci, qui donne à penser : devenu adulte, il se montrera irréversiblement incapable d’apprendre les comportements sociaux destinés à réduire l’agressivité. Ellenberger (c ) et Welch ont constaté que les conditions d’isolement social aboutissent aux mêmes résultats chez l’homme.
Il nous faut ici préciser en quoi consiste cette désocialisation si dangereusement pathogénique. Il peut s’agir d’un isolement pur et simple (cas des prisonniers étudiés par Ellenberger). Mais plus généralement, il s’agit d’une solitude dans la foule. En effet, souligne Philippe Ropartz, qui étudie depuis longtemps sur les souris ces phénomènes dans son laboratoire de Strasbourg, l’existence d’une communauté implique au moins la connaissance individuelle des membres de la communauté. L’animal qui ne peut apprendre à reconnaître les membres de la communauté s’y perçoit comme un étranger, et tous les signes pathologiques de l’isolement décrits plus haut commencent d’apparaître chez lui.
Revenons maintenant à nos compatriotes. Jusqu’à une date récente, la France fut un pays de villages. C’est chez nous que la civilisation villageoise a atteint son achèvement. Or, le village, des études sociologiques faites notamment au Canada l’ont démontré, est l’unité sociale humaine idéale. Tout le monde s’y connaît personnellement, ce qui exclut les rapports sociaux de nature coercitive. Dans son sein, l’homme est toujours l’être personnel, porteur d’un nom et d’une histoire, jamais une fonction anonyme. Quand on dit « l’épicier », ou « le plombier », ce n’est pas à une boutique ou à un atelier que l’on pense, mais à un visage.
Le village perdu
Le cinéaste suédois Nilson a fait là-dessus une expérience remarquablement concluante. Il a distribué dans deux écoles primaires une vingtaine d’appareils photographiques, demandant à chaque enfant de gâcher sa pellicule à son gré. Une école était située dans un faubourg populeux de Stockholm, l’autre dans un petit village de l’Ardèche. Les petits citadins ont tous photographié des choses, autos, bicyclettes, machines à laver, etc. Les petits villageois ont tous photographié des êtres vivants, et surtout des hommes. Les petits citadins ne comptent pas les hommes parmi les choses qu’ils aiment. Les petits villageois, si.
La morosité du Français moderne naît donc, sans doute, d’une nostalgie, celle du village perdu. Que ce lointain paradis ait été rude et physiquement souvent impitoyable ne change rien au fait qu’il répondait aux aspirations profondes du cœur humain. C’est pourquoi le Français, gai quand il habitait son village, a perdu son entrain dans la foule des villes, où il se sent diminué et étouffé. Son individualisme y souffre de n’être qu’un numéro. Son indiscipline appesantit encore l’atmosphère en obligeant chacun à la méfiance et en suscitant la coercition. On ne voit d’ailleurs pas comment l’actuel cours des choses pourrait changer : l’urbanisation semble irréversible.
Aimé MICHEL
(*) Chronique n° 31 initialement publiée dans F.C. – N° 1272 – 30 avril 1971. Extraite du chapitre 11 de La clarté au cœur du labyrinthe, pp. 303 à 305.
Notes de Jean-Pierre Rospars
(a) Cette observation peut faire sourire de prime abord mais on aurait tort de la prendre à la légère. La gaieté des Français de jadis attestée par Aimé Michel est confirmée par plusieurs sources. Jean Fourastié écrit dans Les trente glorieuses (Fayard, Paris, 1979, p. 251, un classique récemment réédité) : « Il suffit de parler (aujourd’hui c’est encore possible) avec des personnes nées aux alentours de 1890 ou de 1900, qui ont connu, au moins dans leur enfance, les restes de l’atmosphère de la vie traditionnelle, pour mesurer la distance séparant la morosité, la grisaille de notre temps de l’ardeur, du primesaut d’antan. La France était gaie ; les Français chantaient. Pauvreté, oui ; mais entrain, faculté d’admiration et d’enthousiasme ; ardeur de vivre… De belles émissions de TV nous ont montré ces vieillards, ces personnalités. “C’était dur, mais on était content !ˮ — “les femmes chantaient en faisant le ménage ; les éboueurs en enlevant les ordures.ˮ Je puis écrire que ce n’est pas une illusion tardive, une construction a posteriori. J’ai vécu, j’ai observé cette force vitale dans mon village ; on était fier de vivre, fier de tout. (…) Aujourd’hui, finie la pauvreté, pléthore de biens, de services, d’informations ; frénésie de consommation et de voyage. Satiété (à seize ans, on a déjà “toutˮ vu). “La France s’ennuieˮ, avait écrit Vianson-Ponté dans un article célèbre, précédant de peu l’explosion imprévue de 1968 : “Métro, boulot, dodo.ˮ » L’une des émissions de TV, citée en note par Fourastié, est celle d’André Voisin, « Les conteurs. Ceux qui se souviennent ». Aimé Michel en fut l’invité le 29 octobre 1966.
(b) Les citoyens des pays européens voisins sont-ils plus gais que nous ? Oui, soutient Marc Fumaroli (cité par Jean d’Ormesson et Sabine Audry, Le Figaro Magazine, 24 février 2004), qui écrit « Quand on vit, comme je le fais, une partie de l’année à l’étranger, revenir chaque fois en France est à la fois une promesse de bonheur qui me remplit d’impatience et, une fois rapatrié, un recommencement d’angoisse (…). On a bientôt la respiration oppressée par la nuée d’irritation, de frustration ou de découragement qui émane des cafouillages de la vie publique, de la vie morale et de la vie économique françaises. On me dira qu’un mécontentement aussi âcre est répandu ailleurs, en Europe et en Amérique. Mon expérience me fait répondre : non, pas à ce degré. Les Français me semblent les seuls à avoir mal à leur société tout entière, ils souffrent d’un rhumatisme du lien social d’autant plus pénible qu’il affecte l’ensemble d’un organisme sain et qui ne demande qu’à se lever et marcher. » Un graphique d’Olivier Bouba-Olga fondé sur des enquêtes Eurobarometer semble confirmer ce diagnostic (voir http://obouba.over-blog/article-12530079-6.html). Le score de la France, sur une échelle de 100, « est inférieur de 10 points à la moyenne de l’Union européenne sur la fin des années 1970 et de 1991 à 1996 ». Cependant « il est très proche, et même supérieur depuis 2004 ». Quoiqu’il en soit, lors d’un voyage à Taïwan en mai de cette année, j’ai pu constater que les étudiants de l’université de Taïnan qui nous accueillaient, avaient encore un comportement proche de celui décrit par Fourastié, mêlant gentillesse, gaieté, fierté et curiosité.
(c ) Plusieurs chercheurs se sont attachés à déterminer le « bien-être » ou le « bonheur » dans le monde en se fondant, soit sur les opinions des personnes interrogées, soit sur des critères objectifs (PIB par tête, espérance de vie, taux de scolarisation etc.). Dans les deux approches, les premières places sont régulièrement occupées par les pays du nord de l’Europe (Danemark, Suède, Finlande, Norvège, Irlande, Suisse). Selon Ruut Veenhoven de l’Université Erasme à Rotterdam (moyenne 1995-2005, méthode « subjective »), les Danois sont 1er et les Français 39ème sur 95 mais avec une tendance à la hausse depuis 1945. Selon Ronald Inglehart de l’Université du Michigan (méthode « subjective » également), les Français sont 26ème sur 82 ; en tête viennent les Portoricains, les Mexicains et les Danois ; en queue les pays de l’ex-bloc communiste. Selon Globeco (www.globeco.fr), qui utilise des critères objectifs, les Français sont 15ème sur 60 en 2007. Pour la période 2000-2005 cette source conclut à la stabilité du bonheur mondial, à la réduction de la fracture entre riches et pauvres et au plus grand nombre de bonnes évolutions (18) que de mauvaises (10).
(d) Voir note 360 dans La clarté, p. 316.