Nous lisons dans le Magnificat : « Il (le Seigneur) prend en miséricorde ceux qui le craignent dans chaque génération. » Ceux qui ne Le « craignent » pas, à l’évidence, ne s’en sortent pas si bien. Pourquoi ? Ce n’est pas par hasard si la miséricorde est mise en relation avec la crainte. Ce qui est pardonné est passible du châtiment que tout désordre mérite, qu’il soit pardonné ou non. La miséricorde a également une composante révélant ce qu’elle est. Le pardon des péchés ne signifie pas que ce qui a été pardonné n’était pas un mal. Au contraire, il signifie que c’en était un. La miséricorde se manifeste quand quelque chose qui ne devrait pas être se produit néanmoins en raison du libre arbitre.
Les mots « amour » et « miséricorde » n’ont pas exactement le même sens. Nous aimons tous l’existence parce que c’est une bonne chose, et uniquement pour cela. La miséricorde entre en jeu quand quelque chose n’est pas bon, quand le mal est présent dans nos âmes. Mais si nous ne reconnaissons pas notre participation au mal et si nous n’essayons pas de nous corriger, la miséricorde ne peut pas avoir gain de cause.
Chesterton disait que le contraire de « amusant » n’est pas « sérieux » mais « pas amusant ». De même, le contraire de miséricordieux est « impitoyable ». La miséricorde est directement reliée au bien qu’est la justice. Un monde qui serait entièrement juste, dans lequel chacun recevrait ce qui lui est dû, n’aurait pas besoin de miséricorde, mais il aurait toujours besoin d’amour, cet amour qui va à l’essence du bien d’une façon inaccessible à la justice.
Saint Thomas remarque que le monde n’est pas créé en vertu de la justice. Si cela était, cela signifierait que Dieu « doit » quelque chose à un autre que Lui-même. L’existence du monde est le fruit de la gratuité, non de la justice. Le monde ne possède pas de cause expliquant son existence autre que celle-ci : la conjecture que ce qui est bon puisse se répandre librement en créant.
Miséricorde est un mot plus surprenant et restrictif que nous ne le pensons au premier abord. Nous voulons que le monde soit juste en soi, bien sûr. Mais s’il n’était que juste (ce qu’il n’est pas), alors tous les crimes et péchés qui se produisent en son sein devraient être châtiés selon leur degré de gravité. Les péchés impunis sont perturbants. Ils font que le monde semble injuste, comme Platon l’avait remarqué. C’est pour cela qu’il avait postulé un « jugement dernier ».
La miséricorde est le pardon de ce qui ne nécessite pas d’être pardonné ou qui ne devrait pas être pardonné. En effet, la miséricorde suit, elle ne précède pas, à la fois le pardon et le châtiment. La miséricorde n’a jamais eu pour but de minimiser la gravité des péchés ou de supprimer leur éventualité. Elle affirme qu’ils sont un désordre. Mais ce désordre ne décourage pas Dieu de les pardonner pour nous permettre de repartir de zéro. Par conséquent, Dieu ne pardonne pas nos péchés simplement parce qu’il est miséricordieux. Il les pardonne dans la mesure ou nous reconnaissons leur désordre. La miséricorde a pour but d’encourager la vertu, non de la saper.
Le pape Wojtyla a déclaré fort justement que Dieu pardonnerait tout ce qui est pardonnable. De toute évidence, il y a des choses que même Dieu ne peut pas faire. Il ne peut pas pardonner sans une demande de pardon faite librement. S’il pouvait ou voulait tout pardonner, qu’il y ait ou non repentance, cela signifierait que nous pourrions errer l’âme chargée de terribles péchés qui seraient tout simplement ignorés. Quand Dieu dit que nos péchés seront effacés, il parle de ceux que nous avons identifiés comme péchés, quand nous admettons les avoir commis et reconnaissons que nous n’aurions pas dû les commettre. Voilà les péchés pour lesquels la miséricorde est pertinente.
Paradoxalement, la miséricorde, si nous n’y prenons pas garde, peut devenir sans merci. Comment cela ? Imaginez un Dieu toute miséricorde qui pardonne tous les péchés, qu’ils soient regrettés ou non. Tout le monde serait automatiquement sauvé. Nous n’aurions pas à nous préoccuper de ce que nous faisons. Le Dieu miésricordieux prendrait soin de nous quoi que nous fassions. Notez-le : aucun investissement de notre part ne serait requis. L’amour miséricordieux de Dieu n’a pas de limite dit-on. Il n’est pas limité par la distinction entre le bien et le mal.
Mais si tout est pardonné sans que nous reconnaissions ce qui est mal avec l’intention de ne plus le faire, cette notion encourage les sans pitié à faire tout ce qu’ils veulent. Puisque eux aussi seront pardonnés. Cette mauvaise interprétation de la miséricorde crée une jungle.
Le secon Général des Jésuites, Diego Laynez, disait : « le trône de justice ne doit pas être confondu avec le trône de miséricorde ; Agir ainsi est préjudiciable à la grâce ; Cela revient à nier le purgatoire. » Benoît XVI a insisté sur le même point dans Spe Salvi. Il fait remarquer que le purgatoire prend tout son sens quand nous prenons conscience de la gravité de nos péchés et de la nécessité de nous repentir même si nous sommes pardonnés.
Si le pardon des péchés était automatique dans la miséricorde, nous n’aurions pas besoin de crainte ni de grâce pour nous aider à prendre conscience de nos propres désordres et à les avouer, ce qui est le but de la miséricorde.
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James V. Schall, S.J., qui a été professeur à l’université de Georgetown durant 35 ans, est l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques aux Etats-Unis.
Illustration : « Dante contemplant le Mont Purgatoire », par Agnolo Bronzino, vers 1530 (National Gallery – Washington)
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/02/02/on-mercy-and-mercilessness/