Un grand nombre d’hommes vivent et meurent sans réfléchir du tout à la situation dans laquelle ils se trouvent. Ils prennent les choses comme elles viennent et suivent leurs envies tant qu’ils en ont la possibilité. Ils se laissent guider principalement par le plaisir et la douleur, non par la raison, un principe, ou une conscience ; ils ne tentent pas d’interpréter ce monde, de déterminer ce qu’il signifie, ou de se faire une philosophie à partir de ce qu’ils voient ou ressentent. Mais quand des personnes, soit par réflexion de l’esprit, ou à partir d’une activité intellectuelle, commencent à contempler la situation visible dans laquelle ils sont nés, alors aussitôt, cela leur semble être un dédale qui les laisse perplexe…. Pourquoi est-ce ainsi et où cela doit-il aboutir, et comment est-ce ainsi, et comment nous y retrouvons-nous, et quelle est notre destinée ? Tout cela, ce sont des mystères.
Devant cette difficulté, certains se sont fait une philosophie de la vie, et d’autres une autre. Des hommes ont pensé qu’ils avaient trouvé la clé, au moyen de laquelle ils pourraient lire ce qui est si obscur. Dix mille choses se présentent à nous l’une après l’autre au cours de notre vie, et que devons-nous en penser ? Quelle couleur leur donner ? Devons nous regarder toutes choses de manière gaie et réjouie ? ou mélancolique ? abattue ou pleine d’espérance ? Faut-il traiter la vie avec légèreté ou au contraire avec sérieux ? Faut-il accorder peu d’importante aux grandes choses ou une grande importance aux petites choses ? Faut-il garder à l’esprit le passé et ce qui a disparu ou devons-nous nous tourner vers l’avenir, ou devons-nous nous laisser absorber par le présent ? De quelle manière faut-il donc considérer les choses ?…. Tel est le besoin que ressentent ceux qui sont portés à la réflexion. Eh bien, permettez-moi de poser la question : quelle est donc la véritable clé ? Quelle est l’interprétation chrétienne de ce monde ? Quel moyen nous est donné par révélation pour estimer et mesurer ce monde ? C’est l’événement que nous commémorons aujourd’hui, la Crucifixion du Fils de Dieu…
Mais, dira-t-on, cette opinion que la Croix du Christ nous éclaire sur la vie humaine et sur le monde, ce n’est pas ce qui nous viendrait à l’esprit, si nous étions laissés à nous-mêmes ; ce n’est pas une opinion évidente ; si nous regardons les choses à la surface, elles apparaissent beaucoup plus brillantes et ensoleillées qu’elles n’apparaissent quand on les considère à la lumière dont les éclaire cette semaine que nous vivons.
Mais enfin, c’est une opinion bien superficielle que de dire que la vie ici-bas est faite pour le plaisir et le bonheur. À ceux qui regardent en dessous de la surface, la vie dit bien autre chose. La doctrine de la Croix enseigne essentiellement, mais d’une manière infiniment plus radicale, la même chose que ce monde enseigne à ceux qui y vivent assez longtemps, qui en ont une longue expérience, qui le connaissent. Le monde est doux aux lèvres, mais amer au goût…. Ainsi donc, la doctrine de la Croix du Christ ne fait qu’anticiper pour nous l’expérience que nous avons de ce monde.
Ceci étant, cette grande et terrible doctrine de la Croix du Christ, que nous commémorons en ce moment, nous pouvons dire, à juste titre, en adoptant le langage figuratif, qu’elle est le « cœur » de la religion. On peut considérer le cœur comme le siège de la vie ; c’est le principe du mouvement, de la chaleur et de l’activité ; c’est à partir de lui que le sang se déplace jusqu’aux extrémités du corps. Il maintient l’homme dans ses pouvoirs et ses facultés ; il permet au cerveau de penser ; et quand il est malade, l’homme meurt. Et de manière semblable, la doctrine sacrée du Sacrifice d’ Expiation du Christ est le principe vital sur lequel le Chrétien vit, et sans lequel il n’y a pas de Chrétienté. Sans ce principe vital, aucune autre doctrine ne peut être affirmée de manière profitable : croire en la divinité du Christ, ou en Son humanité, ou en la Sainte Trinité, ou en un jugement à venir, ou à la résurrection des morts, est une croyance dénuée de vérité, ce n’est pas la foi chrétienne, si nous ne recevons pas également la doctrine du sacrifice du Christ….
J’ajouterai une autre remarque et conclurai ensuite. Il ne faut pas supposer que, parce que la doctrine de la Croix nous rend triste, l’Évangile est de ce fait triste. Selon le Psalmiste: « Ceux qui sèment dans les larmes récoltent dans la joie » ; et selon notre Seigneur: « Ceux qui pleurent seront consolés. » Que personne ne parte avec l’impression que l’Évangile nous fait voir le monde et la vie en noir. Il nous empêche en fait de voir les choses superficiellement et de trouver une joie vaine et transitoire dans ce que nous voyons ; mais il nous interdit la jouissance immédiate, seulement pour nous donner après coup la jouissance de la vérité et de la plénitude. Il nous interdit seulement de « commencer » par la jouissance…
Et ainsi, également, tout ce qui est brillant et beau, même à la surface de ce monde, bien qu’il n’ait pas de substance, et ne puisse être convenablement apprécié pour lui-même, est pourtant une figure et une promesse de cette vraie joie qui provient de l’Expiation. C’est une promesse anticipée de ce qui est à venir : c’est une ombre, qui soulève l’espérance parce que la substance doit suivre, mais cette ombre ne doit pas être prise pour la substance sans réfléchir. Et c’est la manière habituelle dont Dieu agit avec nous ; par miséricorde il nous envoie l’ombre avant la substance, pour que nous puissions trouver la consolation dans ce qui est à venir, avant qu’il n’advienne. Ainsi, Notre Seigneur avant Sa Passion est entré triomphalement dans Jérusalem, avec les multitudes qui criaient Hosanna et qui étendaient sur Sa route des branches de palmiers et leurs vêtements. C’était une fête vide et illusoire, et Notre Seigneur ne s’en est pas réjoui. C’était une ombre qui n’a pas persisté, mais s’est évanouie. Ce ne pouvait être qu’une ombre, car Il n’avait pas encore souffert la Passion par laquelle Son vrai triomphe fut réalisé…
Ils sont les seuls à pouvoir véritablement se réjouir de ce monde, ceux qui commencent par le monde qui ne se voit pas. Ils sont les seuls à pouvoir s’en réjouir ceux qui s’en abstiennent d’abord. Ils sont les seuls à pouvoir festoyer ceux qui ont d’abord jeûné ; ils sont les seuls à pouvoir user de ce monde, ceux qui ont appris à ne pas en abuser ; ils sont les seuls à pouvoir en hériter, ceux qui considèrent que c’est une ombre de ce monde à venir, et qui pour ce monde à venir renoncent au monde présent.
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Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/the-measure-of-the-world.html
John Henry Newman (1801-1890) a été créé cardinal par Léon XIII in 1879 et béatifié par Benoît XVI en 2010. Il fut l’un des plus importants écrivains catholiques de ces siècles derniers. Le présent article reprend des extraits du sermon pour le Sixième Dimanche de Carême du cardinal Newman, intitulé “La Croix du Christ: La Mesure de ce Monde.”
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Dessin : John Henry Newman par Jane Fortescue Seymour, c. 1875