Strasbourg, le 10 février 2012 – Le 31 janvier 2012, la troisième section de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu public un arrêt dans l’affaire Sindicatul Păstorul cel bun c. Roumanie (no 2330/09) par lequel elle juge que le refus d’enregistrement d’un syndicat créé au sein de l’Eglise orthodoxe était contraire à la liberté d’association garantie à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’Eglise Orthodoxe de Roumanie a fait connaître son souhait que l’affaire soit à présent renvoyée devant la Grande Chambre pour être rejugée.
Le European Centre for Law and Justice (ECLJ) s’était porté tierce partie dans la procédure devant la Cour. Son analyse de l’arrêt du 31 janvier 2012 est accessible ici.
Avant d’entrer dans le détail des problèmes juridiques spécifiques à l’affaire, il y a lieu de constater que cet arrêt est une illustration de la tendance de la Cour à se comporter parfois comme un quatrième degré de juridiction, contrairement au principe de subsidiarité, et à manquer de clarté et de cohérence dans sa jurisprudence. En l’espèce, la Cour substitue son appréciation des faits et son interprétation du droit interne à celles des juridictions nationales sur un point important de l’affaire. De plus, il contredit des principes antérieurs bien établis dans la jurisprudence, y compris celle de la Grande Chambre. Enfin, il manque de clarté. A cet égard, il faut souligner la confusion relative du raisonnement, soutenu par des références jurisprudentielles très souvent assorties d’un « mutatis mutandis » ; quant à la référence servant à justifier la pierre angulaire du raisonnement (§67), elle a été qualifiée par d’autres de lien « extensif voire nettement créatif »[1]. Tout ceci semble indiquer que la démarche soutenant cet arrêt était, quelque peu, téléologique. S’il avait été vraiment dans l’intention de la Section de contredire la jurisprudence antérieure de la Cour sur ces points de principe, elle aurait certainement dû faire application de l’article 30 de la Convention et se dessaisir au profit de la Grande Chambre. Ces problèmes laissent à penser que la rédaction de cet arrêt n’a pas reçu toute l’attention requise, et qu’un renvoi devant la Grande Chambre s’impose.
Au-delà des faits en cause, cet arrêt de Section est problématique car il change la doctrine de la Cour sur des aspects importants de la protection de la liberté religieuse. Entre autres aspects problématiques, cet arrêt analyse les faits non pas sous l’angle de la liberté religieuse (la protection des droits d’autrui), mais sous celui de l’ordre public. Ainsi, sans se demander si la non-reconnaissance du syndicat pouvait être justifiée par le respect de la liberté religieuse de l’Eglise, la Section s’est contentée de constater que ce syndicat ne constituait pas une menace pour l’ordre public et la démocratie, et que dès lors, il devait être reconnu légalement. Pour pouvoir procéder ainsi, la section a rattaché le respect des droits de l’Eglise non pas à la liberté religieuse, mais à l’ordre public : c’est là son erreur fondamentale. Le second problème majeur de l’arrêt, qui découle en partie du premier, est la remise en cause de l’incompétence de l’Etat en matière religieuse, incompétence qui fonde le principe juridique de l’autonomie institutionnelle de l’Eglise à l’égard du pouvoir civil.
Plus généralement, l’incompréhension par la Section de ce qu’est l’Eglise, en tant qu’institution sacrée, et de ce qu’est le sacerdoce, en tant que la relation entre un prêtre et son Eglise, a pour conséquence de traiter l’Eglise comme un employeur privé, et les prêtres comme de simples employés. La Cour procède ainsi à une sécularisation juridique de l’Eglise et du clergé.
L’argumentation de la Section dans la présente affaire souffre de faiblesses manifestes, tant dans son appréciation des faits, que dans son analyse juridique. En contradiction sur plusieurs points clefs avec la jurisprudence bien établie de la Cour, elle remet en cause des aspects essentiels de la protection de la liberté religieuse telle que garantie jusqu’à présent par la Convention, sans que la liberté syndicale y gagne. En effet, une fois reconnu légalement le syndicat, la Cour européenne pourra-t-elle forcer l’Eglise à collaborer avec lui ? Ces syndicalistes disposeront-ils des moyens de l’action syndicale ? Non, sauf à dénaturer complètement l’Eglise et le sacerdoce, comme le firent déjà les soviétiques en Roumanie en imposant la création du syndicat « L’Union des prêtres démocratiques » en 1945.
Pour ces motifs, développés ici, le European Centre for Law and Justice, en tant qu’organisation consacrée principalement à la défense de la liberté religieuse, souhaite que cet arrêt soit renvoyé devant la Grande Chambre pour être rejugé. En exprimant ce souhait, le but de l’ECLJ est de contribuer au respect de la liberté religieuse et de la qualité de la jurisprudence de la Cour, qui sont l’un et l’autre affectés par cet arrêt de Section.
DOCUMENTS RELATIFS :
– ECLJ – Commentaires sur l’arrêt CEDH, 3e Section, 31 janvier 2012, Sindicatul Păstorul cel bun c. Roumanie, no 2330/09.
– CEDH, 3e Section, 31 janvier 2012, Sindicatul Păstorul cel bun c. Roumanie, no 2330/09.
– Observations écrites de l’ECLJ soumises en tierce intervention devant la Section.
– Communiqué de l’Eglise Orthodoxe de Roumanie
– Communiqué de presse de l’Eglise Orthodoxe de Roumanie: “Inadequate Decision At The European Court Of Human Rights – Sacerdotal Vocation Assimilated To The Trade Union Action”
– CEDO condamna Romania pentru ca a respectat autonomia bisericii, Andreea Popescu, ECLJ, in Juridice.ro.
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Pour aller plus loin :
- CEDH : Le respect de la liberté de l’Eglise justifie la non-reconnaissance par l’Etat d’un syndicat de prêtres
- Affaire Ulrich KOCH contre Allemagne : la Cour franchit une nouvelle étape dans la création d’un droit individuel au suicide assisté.
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918
- L’adoption homosexuelle devant la Grande Chambre de la Cour européenne
- Affaire S H contre Autriche: une victoire majeure pour la famille et la souveraineté des Etats devant la Cour européenne des droits de l’homme.