Dans The Range of Reason 1, Jacques Maritain écrivait : « Le monde est la proie d’une grande soif, un désir mystique ardent qui ne se connaît pas lui-même et qui, parce qu’il reste sans but, tourne en désespoir ou en névrose. » La plupart des gens comprennent aisément la notion de grande « soif ». La soif mobilise toute notre attention. Si la soif est grande, nous ne demandons pas : « qu’est-ce qui pourrait bien nous désaltérer ? » Nous le savons. L’objet dont a besoin notre soif physique, c’est « de l’eau, de l’eau pure et fraîche », comme le chantaient les Sons of the Pioneers.
D’autres breuvages, comme la limonade, peuvent également adoucir nos gorges desséchées. Chesterton disait que les gens, après une longue marche échauffante sur une poussiéreuse route anglaise, ne boivent pas de bière parce qu’elle contient de l’alcool. La bière est une boisson. Nous sommes assoiffés. Lors d’une soif ordinaire, ce que nous désirons le plus, c’est simplement de l’eau. C’est parce que la bière est essentiellement composée d’eau qu’elle peut faire l’affaire. Dans les mêmes circonstances, un martini ou un brandy ne conviendraient pas. Au contraire, l’un ou l’autre augmenteraient probablement notre soif. Nous pourrions nous demander : « pourquoi l’eau et la soif existent-elles toutes deux dans l’univers ? »
Ce qui est intéressant dans la remarque de Maritain, c’est l’analogie avec une autre sorte de soif, une soif pour autre chose que l’eau. Ce n’est pas l’argument d’un désir d’exister mais de l’existence d’un désir. Ce « désir mystique » ne se connaît pas lui-même. A la différence de la soif ordinaire, cette soif intérieure ne connaît pas son objet d’emblée. Qu’est-ce qui nous satisfera ?
Si je suis en train de mourir de soif, personne ne se trompe quant à ce que je veux et dont j’ai besoin. Dans les Evangiles, nous sommes jugés selon que nous donnons ou non un verre d’eau à qui en a besoin. Mais le besoin et ce qui peut le satisfaire sont si manifestement évidents qu’il n’est nul besoin d’explication supplémentaire. Si quelqu’un est réellement assoiffé, nous ne lui demandons pas : « pourquoi n’arrêtez-vous pas de parler d’eau ? » Nous savons ce dont il a besoin. Nous pouvons cependant le lui refuser. Le problème dans ce cas n’est pas que nous ne savons pas ce dont il a besoin.
Le commentaire de Maritain contient deux points : 1) nous aspirons à quelque chose que nous ne sommes pas capable d’identifier pleinement, et 2) l’objet de notre recherche est comme l’eau pour la soif. Cela veut dire quelque chose de très réel, quelque chose qui répond à la soif que nous expérimentons dans nos âmes. Ces réflexions sont très augustiniennes.
Mais notez comme Maritain utilise l’expression « être la proie ». Puisque nous ne connaissons pas l’objet exact de cette recherche « face à face », si l’on peut dire ainsi, nous allons de-ci de-là dans toutes sortes de directions étranges, le cherchant dans des endroits où on ne peut le trouver. Saint Augustin disait que nous confondions les belles choses avec la Beauté elle-même.
Mais quand nous ne trouvons pas l’objet de notre soif, « le désespoir et la névrose » peuvent en résulter. De nombreux penseurs soupçonnent que les âmes déboussolées que nous voyons partout autour de nous le sont pour ne pas savoir – ou ne pas vouloir savoir – quel est le véritable objet qui peut transformer notre recherche de la façon dont l’eau transforme un homme assoiffé. Sommes-nous donc abandonnés ici sans lumière, sans connaissance de l’objet de cette soif ultime que nous expérimentons tous en nous-mêmes, que nous l’admettions ou non ?
Le problème vient, je pense, de ce pour quoi nous sommes créés. Nous ne sommes pas créés pour un autre but qu’être invités à vivre, oui, pour toujours, de la vie intérieure du Dieu Trinité. Personne, nulle part, n’est créé pour un autre but. Tout ce que nous rencontrons dans l’existence, y compris nous-mêmes, a pour but immédiat d’être ce qu’il est. Nous sommes des êtres humains, pas des tortues. Cette montagne est une montagne, pas un séquoia, même si les séquoias poussent sur les montagnes.
La soif que nous portons tous au fond de nous-mêmes ne nous abandonnera pas. Nous allons chercher, essayer, évaluer tout ce que nous rencontrons par hasard. Nous découvrons que toute chose finie est bonne, réellement bonne, mais qu’elle ne nous satisfait pas pleinement. « Pourquoi ? » demandons-nous. Si nous sommes faits pour trouver cet « objet » qui va pleinement nous satisfaire, pourquoi ne sommes-nous pas informés plus en détails à son sujet ?
De fait, nous avons été et nous sommes toujours informés, et avec des détails bien précis. Le drame de notre « désespoir et névrose » n’est pas que nous ayons été négligés par la source de notre être. Absolument pas. Le problème est que nous devons accéder à l’objet ultime de notre soif de la manière qui nous a été donnée d’en haut. Nous essayons plusieurs alternatives, principalement d’étranges projections sorties de nos esprits. Mais d’une façon ou d’une autre, cela ne marche pas.
Sans cette soif, nous ne serions pas qui nous sommes. Avec elle, nous pouvons seulement être comblés par la vie divine de la manière qu’il nous est donné de la recevoir.
James V. Schall, qui a été professeur à l’université de Georgetown durant 35 ans, est l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques en Amérique.
Illustration : l’eau vive : le Christ et la Samaritaine au puits, par Angelica Kauffman, 1796 (Nouvelle Pinacothèque de Munich)
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/05/24/the-great-thirst/
Pour aller plus loin :
- Comme une eau limpide - « SOIF DE PAIX. Religions et Cultures en dialogue » Assise, 18-20 septembre 2016
- Ils n'auront plus jamais faim ni soif
- J’ai soif - Le pouvoir des nuits de la foi de Mère Teresa
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?
- Breuvages catholiques