La généralisation du cancer serait-elle le fruit des mutations de la société moderne ? C’est ce que semblent avoir démontré des chercheurs. Voilà un singulier signe des temps, qui ne va pas manquer de soulever des controverses passionnées.
Qui de nous n’a parfois pensé que la menaçante généralisation du cancer, observée depuis quelques décennies 1, pourrait être un signe des temps ? Sombre pensée, certes, et aussi peu scientifique que possible, si la science est l’art de donner des réponses mesurables à des questions clairement posées 2 . Mais interrogation angoissante néanmoins, dans la mesure où l’esprit le plus rationnel n’échappe pas aux angoisses mal formulables.
Voici pourtant un commencement de réponse. Je viens de la lire dans une remarquable communication de MM. R.-P. Dechambre et Ch. Gosse, publiée par la Revue du comportement animal que dirige notre ami Chauvin. Ces deux chercheurs travaillent au Laboratoire d’expérimentation animale de l’Institut Gustave-Roussy, à Villejuif.
Les mutations du criquet
Depuis une trentaine d’années spécialement depuis les travaux de Chauvin lui-même et d’Ouvarov sur les « effets physiologiques de groupe chez les criquets » l’attention des savants avait été attirée sur les modifications physiologiques subies par les animaux sociaux quand on agit sur leur environnement psychologique. Chauvin avait montré dans sa thèse de doctorat de 1941 que les changements physiques du criquet pèlerin déclenchant le réflexe migrateur étaient, précisément, d’origine psychologique : le corps du criquet sédentaire acquiert les adaptations qui en font un criquet pèlerin dès que certaines conditions sociales sont réunies 3 .
Après lui et Grassé (1958), Weltman (1962), Bronson (1968), Martindale (1962) et d’autres avaient découvert des effets de même nature chez les souris, les rats de laboratoire et divers animaux. Dechambre et Gosse eurent donc l’idée de rechercher si des effets de groupe avaient une action quelconque sur l’évolution des tumeurs cancéreuses. Eh bien, il semble que la réponse à cette question soit « oui ».
Le protocole expérimental décrit par les deux chercheurs français étudie l’évolution de tumeurs cancéreuses de divers types sur des souris quand on fait varier les conditions de leur environnement psychologique. On constate alors que les souris développent des tumeurs de plus grand volume lorsqu’elles sont isolées que quand elles sont groupées en cages de dix. Les différences ne sont pas dues à des facteurs physiques externes tels que la température, l’alimentation, l’infection, l’agitation, les bousculades. L’isolement agit directement sur la physiologie par influence psycho-sociale.
On constate que cette influence se manifeste par une hyperactivité des glandes surrénales, laquelle entraine une diminution du taux des anticorps, et, par voie de conséquence, une augmentation du nombre des cellules tumorales.
Les troubles du changement
En approfondissant la discussion de leurs résultats et en les comparant avec d’autres résultats déjà connus (mais ne concernant pas le cancer), les deux chercheurs ont pu montrer que ce n’est pas l’isolement per se qui déclenche tout cela, mais le traumatisme psychologique consécutif au changement : des souris élevées seules voient leur activité surrénale exacerbée par la promiscuité. En définitive, ce n’est donc pas la solitude ni la promiscuité qui activent les tumeurs, mais bien le trouble psychologique résultant de l’un ou de l’autre, selon les accoutumances préalables. Les savants de l’institut Gustave-Roussy ont, par conséquent, raison d’écrire qu’ils ont fait « un premier pas dans la voie de la cancérologie psychosomatique expérimentales.
Un signe des temps
Revenons alors à la question que nous posions plus haut : le cancer, signe des temps ? Après la découverte de Dechambre et Gosse, cela ne saurait plus faire de doute, puisque tous les troubles de notre civilisation s’accompagnent d’une recrudescence des troubles psychiques. Je l’ai souligné au cours de précédentes chroniques : la fréquence des désordres et maladies de l’âme est en rapport avec la décomposition sociale, familiale, culturelle 4 . Les chiffres le montrent dans tous les pays du monde. Il était déjà manifeste, au vu des statistiques psychiatriques, que notre civilisation cherche les progrès de l’âme où ils ne sont pas. Il est désormais évident que cette erreur n’est pas moins fatale au corps qu’à l’esprit. Et l’on ne voit guère ce qui pourrait provoquer un changement de cap 5 .
Aimé MICHEL
Les notes sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 62 parue initialement dans France Catholique − N° 1 300 − 12 novembre 1971.
Rappel :
Deux livres qu’il faut absolument faire connaître :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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- Un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) publié en 2003 dresse le bilan suivant : « En 2000, les tumeurs malignes ont déjà été à l’origine de 12% des quelque 56 millions de décès dans le monde, toutes causes confondues. Dans de nombreux pays, plus d’un quart des morts sont imputables au cancer. En 2000, près de 5,3 millions d’hommes et 4,7 millions de femmes ont développé une tumeur maligne et 6,2 millions d’êtres humains en sont morts.» Le cancer n’est plus cantonné aux pays riches, il est devenu aussi un problème de santé publique dans les pays en voie de développement. Un tiers ce ces cancers est lié au tabagisme et une part importante à des infections (jusqu’à 23% dans les pays en voie de développement contre environ 8% dans les pays développés). Selon ce rapport, la fréquence des cancers pourrait augmenter de 50% pour atteindre 15 millions de nouveaux cas par an en 2020.
- Cette brève définition « La science est l’art de donner des réponses mesurables à des questions clairement posées » a bien des mérites, même si bien sûr elle n’épuise pas le sujet. Selon une autre formule, plus courte encore, « la science est l’art des questions solubles ».
Un autre rapport publié en 2007 par le Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC) montre que le cancer poursuit sa progression en Europe avec 1,7 millions de décès en 2006 et 3,2 millions de nouveaux cas diagnostiqués cette année-là, soit 300 000 de plus qu’en 2004 (+10%). Les cancers les plus meurtriers sont le cancer du poumon (334 000 décès, soit 20%), du colon et du rectum (207 000, 12%), du sein (131 900, 8%), de l’estomac (118 200, 7%) ; ils rendent compte à eux quatre de près de la moitié des cancers (47%). Plusieurs facteurs sont responsables de l’augmentation constatée. Le premier facteur de risque est l’âge, or la longévité des européens s’est considérablement accrue au cours du 20e siècle et la population européenne vieillit. L’enregistrement des cas de cancer est meilleur dans de nombreux pays. Le dépistage précoce est aussi plus fréquent. S’il est difficile de démêler ces effets, il est plus aisé de dire quelles actions sont à entreprendre pour réduire cette cause de mortalité. Au niveau collectif, les pouvoirs publics doivent s’efforcer de réduire la consommation de tabac, première cause du cancer du poumon, et encourager la pratique des tests de dépistage pour les cancers du sein et colo-rectal. Au niveau individuel, les conseils sont bien connus : ne pas fumer, ne pas trop s’exposer aux rayons ultraviolets, consommer quotidiennement des fruits et des légumes, exercer régulièrement des activités physiques etc.
- Rémy Chauvin a raconté avec talent son étude de l’effet de groupe chez les criquets au chapitre VI « Les migrations d’insectes » de son livre Vie et mœurs des insectes (Payot, Paris, 1956), qui est de ces livres capables de susciter une vocation (j’en parle en connaissance de cause !). « Assez peu d’insectes migrent, explique-t-il, mais alors la vie semble prise d’une folie de prolifération. Par exemple, le poids d’une sauterelle n’est que de deux ou trois grammes, mais dans une nuée de sauterelles tout à fait modeste on compte plus de 10 000 tonnes d’insectes. » (p. 135). En 1931 on lui propose comme sujet de thèse « les changements de couleur au cours de l’isolement et du groupement chez le Criquet pèlerin. » (p. 137). En effet, les criquets solitaires sont verts, les grégaires, noirs et roux. Après plusieurs années de labeur quotidien il finit par mieux comprendre : « Les solitaires ne se transformaient en grégaires que si la densité du groupement atteignait certaines valeurs limites. Lorsqu’on les groupait dans une cage suffisamment grande, deux jeunes larves solitaires restaient vertes. Mais si la cage était suffisamment petite, il suffisait de deux individus pour qu’à la mue suivante apparaisse la livrée grégaire » (p. 137). Puis la guerre éclate suivie de la débâcle. Il s’évade d’un camp de prisonnier, revient à Paris et reprend ses expériences à partir d’un unique couple de sauterelles qu’il se procure à l’Institut Pasteur. « J’avais vu qu’une sauterelle isolée devenait grégaire si on l’enfermait dans un manchon de verre au milieu des grégaires, mais elle restait verte lorsque la même expérience était recommencée à l’obscurité. » (p. 138). Les faits s’accumulent mais demeurent disparates. « [J]’en discutais un soir avec une de mes collègues (…). Cette collègue était une pure biochimiste, nullement biologiste. “Je ne vois pas ce que vous ne comprenez pas, me dit-elle. Ce qui fait changer la couleur de vos criquets, c’est la vue de leurs congénères ; toutes vos expériences le proclament. ” Cette hypothèse me parut d’abord tellement osée que je la combattis avec vigueur. Elle était aventureuse à l’époque, mais nous sommes plus audacieux maintenant. Et ma foi ! je finis par me rendre. C’était en effet la seule hypothèse possible. Elle expliquait pourquoi le criquet, isolé dans un manchon de verre au milieu de ses congénères, devenait grégaire, et pourquoi il restait solitaire quand on répétait la même expérience à l’obscurité… » (p. 139). Elle expliquait aussi bien d’autres résultats que Chauvin rapporte dans son livre. Il n’est pas sans intérêt de relever la difficulté qu’un esprit imaginatif comme le sien, mais nourri des théories mécanistes et simplistes qui avaient cours à l’époque, rencontre à admettre une hypothèse fondée sur la vue par un insecte de ses congénères.
Que diraient ces prudents savants d’avant-guerre s’ils revenaient aujourd’hui où l’on parle du cerveau des insectes, de leur mémoire, de leur prise de décision, de leur aptitude à généraliser et même à accéder à des concepts (ce que le livre de Chauvin préfigurait, même s’il a vieilli bien sûr) ? D’ailleurs, aujourd’hui encore, des étudiants ou des scientifiques non prévenus auxquels on raconte ces faits se montrent parfois dubitatifs de prime abord. Le réel est toujours bien plus riche et surprenant que nos petites idées nous le laissent croire. « Nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses ».
- Voir les chroniques n° 31, La morosité ou des souris et des hommes (parue ici le 26.10.2009), et n° 40, Quand les chiffres plébiscitent la famille (25.10.2010). Voir aussi n° 139, Comment peupler les prisons (30.11.10).
- Cette conclusion selon laquelle « notre civilisation cherche les progrès de l’âme où ils ne sont pas » et que « cette erreur n’est pas moins fatale au corps qu’à l’esprit » rejoint celle de la chronique n° 20, Le « jugement dernier » : nous avons les moyens de notre extermination, (4.1.2010) sur la crise écologique : « Voici l’humanité tout entière au pied du mur. La voici mise en demeure, au péril de son effacement, d’assumer enfin une morale de l’espèce. Les hommes vont devoir admettre qu’“ils sont un, ou mourir” ». C’est bien notre rapport au monde qui doit changer comme le soulignent les livres récents de Bertrand Méheust et Jean-Pierre Dupuy dont j’ai résumé le propos en marge de cette dernière chronique.