Les disciples qui revenaient d’Emmaüs racontèrent aux onze apôtres et à leurs compagnons comment ils avaient reconnu Jésus à la fraction du pain.
Jésus avait sûrement une manière bien à lui, au cours des repas qu’il prenait avec ses disciples et autres compagnons de prendre le pain, de bénir Dieu, de rompre ce pain et de le donner. A ce cérémonial en quatre actes, si l’on peut dire – présent dans l’histoire de l’apparition de Jésus aux disciples d’Emmaüs et dans les récits des multiplications des pains des Evangiles synoptiques, ainsi qu’ à la dernière Cène -, Jésus était reconnaissable, et il se fit reconnaître en effet. Ce dernier geste fut plus parlant et plus décisif encore pour les pèlerins d’Emmaüs que la conversation tenue par Jésus avec eux pendant le chemin…
Cette fraction du pain-là, marquée par le style de Jésus, ne fut pas l’Eucharistie comme on le pense parfois. Les disciples d’Emmaüs n’étaient pas présents à la dernière Cène de Jésus avec les douze : ce n’est donc pas à ce dernier repas-sacrificiel de Jésus avant sa mort qu’ils se réfèrent, mais à d’autres fractions du pain pratiquées par Jésus, habituelles, et qu’ils connaissaient bien, de même qu’un grand nombre de personnes de l’entourage de Jésus.
Il n’en demeure pas moins que très tôt dans la communauté chrétienne les mots «fraction du pain» sont devenus l’équivalent ou le synonyme de l’Eucharistie (Actes 2, 42), cette fraction du pain unique et éminente, au soir et au sommet de sa vie, le repas par excellence de Jésus avec les siens, récapitulatif de sa vie antérieure parsemée de repas, signe de sa mort et de sa résurrection et « pain rompu pour un monde nouveau ».
Je trouve extrêmement dommage que l’Eglise catholique (contemporaine) – dont je suis comme vous – ait délaissé l’appellation «fraction du pain», sauf pendant le temps pascal où elle commente les Evangiles et les Actes des Apôtres qui rapportent l’expression.
Mais ce n’est pas seulement l’expression qui s’est évaporée, mais, plus regrettable encore, la vérité d’un pain véritable – comme matière prime de l’Eucharistie – de sa fraction et de son partage. Pour raisons de commodité de distribution et de conservation (1), nous avons remplacé le pain rompu et partagé par des hosties, certes blanches et immaculées…, mais qui sont loin d’avoir le même pouvoir évocateur direct des moeurs du Christ se faisant reconnaître à «la fraction du pain».
Dans ce semblant de pain consacré que sont les hosties, comparables à quelque produit aseptique de pharmacie ou de papeterie, l’essentiel est présent, certainement : le corps, l’âme et la divinité du Christ s’offrant à Dieu son Père pour le salut du monde et se donnant à nous pour vivre en nous et construire son Corps-Eglise. Mais le choix d’un vrai pain de boulanger «fruit de la terre et du travail des hommes» donnerait un sens et une facture autrement plus proches de cette fraction originelle et originale du pain pratiquée par le Maître et Seigneur !
Qu’ils adhèrent pleinement ou pas à la présence réelle du Christ dans la commémoration de la Sainte Cène, nos frères protestants l’ont compris : ils utilisent du vrai pain et le rompent de leurs mains pour la communion au repas du Seigneur.
Les catholiques, peut-être un peu honteux tout de même d’escamoter le vrai pain au profit de l’hostie, surtout le Jeudi Saint, jour par excellence de «la fraction du pain» ; n’osant s’émanciper des hosties séculaires sans demander la permission…, se rabattent tout au plus sur l’exposition d’un vrai pain magnifique, placé sur l’autel en position latérale, pour rappeler visiblement à tous que les hosties, qui porteront la présence réelle du Seigneur, sont bien de même nature que le pain… Mais pas question, cependant, sauf exception, de consacrer ce vrai pain, qui n’est guère plus qu’un figurant ou invité d’honneur, et de le donner en partage dans la communion – ce qui serait bien préférable.
Jusques à quand les catholiques admettrons-nous sans réagir ce détournement et cette frustration ?
Ce retour à du vrai pain pour nos Eucharisties, outre une plus grande fidélité à la manière de faire du Seigneur et un rapprochement simple avec nos frères protestants dans notre souvenir commun du dernier repas du Christ avant sa mort, aurait plus encore l’avantage de rendre présentes à nos célébrations les deux multiplications des pains – et des poissons – opérées par Jésus durant sa vie publique. Dans ces deux épisodes, annonciateurs de l’Eucharistie par de nombreux aspects – similitude des gestes et des paroles du Seigneur : les quatre actes mentionnés plus haut – nous vîmes Jésus soucieux de nourrir des foules affamées qui l’avaient suivi au désert, suspendues à sa Parole. Aujourd’hui, l’utilisation d’un vrai pain faciliterait et stimulerait la préoccupation des chrétiens pour que le pain de chaque jour, SYMBOLE DES BIENS DE PREMIERE NECESSITE, ne manque à personne ; pour qu’il soit produit, distribué, réparti en justice et fraternité.
Comment ? Nous sommes rassasiés par le Pain de la Vie, et nous resterions insensibles à ceux qui manquent de tout ?
(1) N’y aurait-il pas moyen de trouver un équilibre entre la présence d’un pain véritable consacré, visiblement destiné à une partie significative de l’assemblée, et les hosties traditionnelles – afin de nourrir sans difficultés de manutention un grand nombre de fidèles et de pourvoir les tabernacles du Saint sacrement ?