La spécificité du christianisme est d’avoir reconnu la figure du Messie dans celle d’un homme humilié et crucifié. « Folie pour les païens, scandale pour les juifs », dit saint Paul. Pour convaincre les juifs réticents, qui attendaient plutôt un libérateur armé, les chrétiens ont attiré leur attention sur les prophéties de l’Ancien Testament, en particulier sur celles qui présentent le Messie comme un « Serviteur souffrant ». Je pense ici au Psaume XXII et au chapitre 53 du livre d’Isaïe, qui anticipent la Passion d’une manière étonnante.
Le Juste du Psaume dit ainsi : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? […] Une troupe de scélérats rôde autour de moi, ils ont percé mes pieds et mes mains ; ils se partagent mes vêtements, ils tirent au sort ma tunique. » Isaïe, quant à lui, semble décrire par avance l’œuvre même de la Rédemption : « Il était méprisé et abandonné des hommes, en butte au mépris ; vraiment, c’étaient nos maladies qu’il portait, et nos douleurs dont il était chargé ; il a été transpercé à cause de nos péchés, broyé à cause de nos iniquités, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris » (Is. 53, 3-11). Textes prodigieux !
Oui mais voilà : si vous demandez à un rabbin contemporain ce qu’il pense de ces deux textes, il vous répondra que les chrétiens s’égarent. Il vous dira, plus précisément, que le verset le plus frappant du premier – « ils ont percé mes pieds et mes mains » – résulte d’une pure et simple faute de traduction et que le second n’est pas une prophétie messianique : le « Serviteur souffrant » d’Isaïe 53 ne serait pas un individu, a fortiori pas le Messie, mais une personnification du peuple d’Israël.
Voyons cela de près.
Traduction fautive
Commençons par le Psaume. Il est bien vrai que dans la traduction en usage dans les synagogues, on ne lit pas « ils ont percé mes mains et mes pieds » mais « comme un lion, à mes mains et à mes pieds », ce qui fait disparaître la crucifixion. D’où vient la différence ?
Du texte hébreu : les Juifs utilisent une version qu’ils considèrent comme purifiée, fixée au début du Moyen Âge – la version massorétique (de massorah, qui signifie tradition) – tandis que les premières traductions chrétiennes, celle de saint Jérôme en particulier, se sont appuyées sur des versions plus anciennes du texte hébreu, aujourd’hui en grande partie perdues, ainsi que sur la traduction grecque des Septante, réalisée par des rabbis hellénisés vers 270 avant notre ère, et qui faisait autorité à l’époque de Jésus. Or, dans la version massorétique, on trouve effectivement l’expression « ka’ari » qui veut dire « comme un lion ».
La question, dès lors, est de savoir pourquoi les 70 rabbis d’Alexandrie, qui devaient tout de même connaître un peu d’hébreu, ont traduit le texte par « ils ont percé ». Les rabbins actuels disent que c’est tout simplement une erreur de lecture : ils auraient confondu « ka’ari » avec « karu », qui veut dire « percer ». On pourrait les croire. Oui, mais voilà : dans les années 1960, les manuscrits de la mer Morte nous ont permis de reconstituer le texte hébreu originel.