Quelle est cette étrange fascination catholique pour les cendres ? D’ici la fin du jour, dans l’église des Saints-Innocents à Manhattan, des prêtres imposeront les cendres sur le front de milliers de gens : des catholiques fervents, des catholiques tièdes, des catholiques apostats et des non-catholiques ! Et pas seulement dans la ville de New-York mais partout dans le monde. Quel pouvoir exerce cette imposition de cendre ? Qui mieux est, pourquoi ?
Consciemment ou non, je soupçonne la personne lambda de reconnaître quelque chose de primitif dans le symbole des cendres, qui touche à notre propre vulnérabilité et mortalité, nous rappelant que même les Américains, après un siècle de science et de progrès, vivent sous une sentence de mort. Les millionnaires et les puissants boxeurs meurent tout aussi sûrement que les indigents et les gringalets. Mais cette prise de conscience ne devrait pas nous pousser à nous complaire dans le macabre ; l’Église a une intention toute différente, quelque chose que T.S. Eliot a saisi dans sa réflexion poétique de 1930 « Mercredi des Cendres ».
Eliot commence par la phrase : « Parce que je n’espère pas me retourner… » Qu’a-t-il en tête ? La notion de « tournant » est un concept biblique. Le shuv hébreu parle de l’attitude et de l’action de « conversion » – ce changement d’esprit et de cœur qui doit toujours conduire à un changement d’action. Le poète anglais savait que si cette journée a une signification au-delà de la superstition et de la culture, elle doit susciter un changement de comportement.
Après que Pierre ait renié son Seigneur, il « s’est retourné » et a vu le Visage sacré torturé par l’agonie. Ce retournement vers la face du Christ a conduit Pierre, durant le voyage de la vie, à rester « tourné » vers le Maître et éloigné du Mauvais.
Aujourd’hui, nous ne devons pas prendre un engagement symbolique de « retourner ». Le Seigneur des cendres demande une décision vigoureuse venue du cœur de nous éloigner de tout ce qui pourrait nous éloigner de Lui, le Dieu jaloux qui exige notre amour sans partage, non parce qu’Il en a besoin, mais parce que nous en avons besoin pour être véritablement comblés et heureux.
T.S. Eliot prend pour modèle de vie de pénitence la religieuse cloîtrée ; pour lui, elle est comme un signe d’espérance. Les contemplatifs font intensément en privé ce que le reste d’entre nous doit faire dans l’existence bourdonnante de la vie quotidienne dans le monde. Mais ils ne font pas le travail à notre place ; ils nous montrent la voie, de manière très poignante.
Le poète explique :
Pas ici, il n’y a pas suffisamment de silence…
Le moment adéquat, la juste place ne sont pas ici
Pas de place pour la grâce pour ceux qui évitent le visage
Pas de temps pour se réjouir pour ceux qui marchent dans le vacarme et refusent la voix.
Chaque jour est Mercredi des Cendres pour celle que Eliot nomme « la Sœur voilée » et la prière d’une telle sainte femme est que notre observance annuelle dans le silence et l’introspection, en écoutant la Voix et en regardant la Face, nous permette de traverser les 364 jours restants, et surtout le dernier jour quand le Roi et Juge apparaîtra.
Judicieusement, Eliot prend quelques lignes ordinaires de prières chrétiennes et les intercale dans son poème, pour dire que ces mots que nous prononçons si souvent et peut-être si nonchalamment ont vraiment besoin de former la trame et la chaîne de notre pèlerinage spirituel.
« Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort », extrait du « Je vous salue Marie ».
« Seigneur, je ne suis pas digne, mais dis seulement une parole » prononcé avant la communion.
« Et après notre exil » de la prière nocturne de l’Église à la Vierge.
« Que t’ai-je fait, ô mon peuple ? » de la plainte du Dieu des Hébreux, chantée dans les reproches du Vendredi Saint.
« Bénissez-moi, Père », des mots peut-être trop rarement employés pour nous pousser vers le grand sacrement guérisseur du pardon.
« Ne permets pas que je sois séparé de Toi », l’humble prière du prêtre avant de recevoir le Corps et le Sang du Sauveur.
« Que ma prière monte vers Toi », la supplication du psalmiste qui devrait toujours être la nôtre.
À plusieurs reprises, Eliot nous supplie de « racheter le temps », réminiscence de l’ancien « carpe diem » romain, ou mieux encore des anciens prophètes. En effet, de manière frappante, notre Sainte Mère l’Église revêt aujourd’hui le manteau prophétique de Joël qui, avec urgence, en phrases hachées et impératives, appelle à une attention appropriée au message de réforme et de renouveau.
Son hymne préférée pour ce jour est la traduction lancinante de la prière de Joël : Parce, Domine, parce populo tuo ! (« Épargne, Seigneur, épargne Ton peuple!). Saint Paul également reste dans cette tradition prophétique quand il nous rappelle : « C’est maintenant le temps favorable ! C’est maintenant le jour du salut ! »
Avec de telles exhortations résonnant dans nos oreilles, nous prononçons les paroles du psaume 51 avec une conviction profonde : Miserere mei, Domine, miserere mei. (« Prends pitié de moi, Seigneur, prends pitié de moi. ») C’est le David adultère et meurtrier mais repentant qui parle, et nous demandons que sa voix devienne nôtre. Car c’était un homme dont l’immoralité n’était dépassée que par son honnêteté et son chagrin. Que cette grâce soit donnée à chacun d’entre nous.
Le message des cendres est donc assez simple. La tradition judéo-chrétienne – le mode de vie biblique, si vous voulez – n’est pas cyclique mais linéaire. Les cendres sont destinées à briser le cycle du péché et de la mort, nous mettant sur une trajectoire droite vers l’infini. Ces quarante jours de prière, de jeûne et d’aumône – passés en union avec notre Divin Sauveur – nous offrent la promesse ferme et la confiance sûre d’une mort qui n’est que la porte d’entrée d’une éternité de béatitude sans fin.
Et donc la cérémonie des Cendres est un préludes des plus appropriés à toute la saison sainte que nous nous apprêtons à vivre et à tout ce qui reste de notre vie ici-bas.
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