LA DERNIÈRE PYRAMIDE - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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LA DERNIÈRE PYRAMIDE

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© mnswede70 / Pixabay

À l’heure où j’écris ces lignes, l’Occident affairé prépare les « Fêtes ». C’est à dire plusieurs jours de dispendieuses orgies célébrant (mais qui s’en souvient ?) la naissance, il y a vingt siècles, d’un petit Juif sur la paille d’une étable. C’était, dit-on, le Fils de Dieu, voire Dieu lui-même croyons-nous. Quelle folie !1 Aucune télévision n’était là pour médiatiser ce douteux événement. Il y avait à l’époque des savants, des historiens, des politiciens, des philosophes, des épistoliers très bavards sur les derniers potins, comme aujourd’hui attentifs aux faits et gestes des grands, vrais et faux. Mais l’enfant n’était personne, fils d’une pauvre famille égarée loin de son foyer. Seuls quelques illettrés se trouvèrent là par hasard, qui témoignèrent, mais auprès de qui ? de pauvres illettrés comme eux, parlant un patois que les gens distingués, éduqués dans la langue de Platon, ne se souciaient pas d’entendre. Nous qui savons, grâce à ce témoignage anonyme voyageant dans la sous-culture d’un peuple colonisé, nous savons aussi que le hasard n’existe pas. Ou plutôt qu’il existe, certes, mais réalisant un infini dessein2. Il fallait que cela se produisît dans une chiourme du monde civilisé, loin des regards fatigués d’une grande société déjà vieille et sceptique. Il fallait qu’Il fût pauvre et invisible. Il fallait que Son entrée eût lieu par un escalier dérobé3, parmi ceux dont le discours n’est perçu que comme une rumeur sans signification, dont il n’est pas utile de savoir s’ils parlent de quelque chose, si c’est de la pluie, du beau temps, ou de morts sans importance4. Plus tard, l’Enfant devenu homme dirait des choses inoubliables, qui elles aussi ne furent reçues que par des gens de rien. Il dirait notamment que c’est pour eux qu’Il était venu. Pour ceux qui, au solstice d’hiver, grelotteraient en cherchant leur pitance. Voilà ce que nous nous apprêtons à célébrer, de préférence avec foie gras et champagne. Où sont ceux qui l’attendent ? Ceux qu’Il est venu soulager non par une distribution de foie gras ni par de géniales révélations sur l’essence des choses mais par sa promesse, où sont-ils maintenant ? Je dis plus précisément sous le ciel glacé des pays dits de civilisation avancée, de quel côté de l’Oder-Neisse sont-ils, aujourd’hui ? L’Occident chrétien, et par conséquent judéo-chrétien, où est-il ? Quand il disait : « Vous qui souffrez, vous qui pleurez… », à qui s’adressait-Il ? Nous avons vu défiler sur la Place Rouge M. Boris Ieltsine, président de la Russie, derrière des popes pas très gras, au milieu d’une foule pas très prospère, et tous, sauf sans doute M. Ieltsine, ci-devant-camarade et athée et bien embêté d’avoir à se trouver là un cierge en main, tous chantant les vieux cantiques de la foi orthodoxe5. Voilà ce qu’on ne verra pas de sitôt sur les Champs Elysées, alors où sont-ils, ceux qu’Il est venu consoler ? Un de mes derniers articles s’intitulait « Apocalypse now »6, car je ne cesse de penser à ces centaines de millions d’affamés échappés de l’enfer stalinien et qui maintenant ne tournent plus vers nous leurs canons et leurs chars, mais leurs visages désespérés. La ripaille en mémoire d’un Jésus dont beaucoup ne savent plus le nom, peut-être est-ce bien ? Cana aussi était une ripaille qu’Il ne désapprouvait pas et même où Il donna le meilleur. Mais qu’avons-nous à offrir à cette foule à qui manque le nécessaire, nous qui en général du moins, avons beaucoup de superflu et qui ne savons ni changer l’eau en vin ni multiplier les pains et les poissons ? Ni même transférer une industrie, comme on dit ? En y pensant il m’est venu une idée qui ne changera rien à la détresse des affamés mais qui peut-être, sûrement même, je crois, marquerait de façon inoubliable notre volonté de mettre fin à l’antique fléau de la guerre et de la haine collective. Il est question de détruire les dizaines de millions de chars, canons, véhicules de guerre et engins de mort que nous entassons dans nos entrepôts depuis un demi-siècle. Les nations réunies à Paris ont signé un traité constatant dans la plate phraséologie des diplomates que la guerre était finie, que miraculeusement la crainte et la haine avaient disparu. Quelques-uns ont même prononcé un ou deux mots éloquents, disant que cette situation était sans précédent. Oui, sans précédent depuis des milliers d’années, depuis que les hommes enregistrent leur souvenir. Mais les mots sont impuissants, aucun orateur, aucun poète ne s’est dressé à cette annonce qui pas une fois depuis le commencement de l’histoire n’était sortie d’une bouche humaine : « Paix aux hommes de bonne volonté ». Voici donc ma proposition : Que l’on choisisse quelque part, peut-être sur l’ancien Rideau de Fer, un lieu fortement marqué par l’histoire c’est-à-dire imprégné de sang7, et qu’en guise de monument à la Paix on y entasse tous ces engins brisés. L’un sur l’autre, en une montagne délirante où les générations futures viennent du bout de la Terre voir comment les hommes, après avoir longuement préparé leur extermination finale décidèrent finalement en 1989, tout d’un coup et sans s’y être préparés, qu’ils changeaient d’idée et choisissaient de survivre en s’entraidant, qu’on les entasse jusqu’au ciel. Le plus énorme dépotoir d’armes jamais empilé, rouillant sous les intempéries au regard des enfants des écoles conduits là par leurs maîtres, au regard des touristes, des curieux, bientôt incrédules s’il ne reste de nos âges criminels que des récits, voire des films indiscernables de la Fable. Que cet endroit devienne un endroit sacré, un lieu de pèlerinage pour toute l’espèce humaine, un monument sans égal depuis les Pyramides. La pyramide de l’Espoir et de la bonne volonté fermant la parenthèse de cinq mille ans ouverte par celles de Pharaon. Je l’imagine dans une plaine d’Europe Centrale, au cœur d’un vaste espace déserté que l’on ne traverserait qu’à pied, avec crainte, le cœur et l’esprit pleins de doutes et de questions, et pour nous pleins d’espoir, pensant que c’est peut-être là, si Dieu le veut, que les hommes ont consacré le recommencement de leur Histoire par une anti-Tour de Babel, en abjuration de la première. On ne s’en approcherait qu’avec révérence. On aurait sous les yeux mieux qu’une idée, mieux qu’un récit, mieux qu’une tradition ou qu’un enseignement. On verrait directement la mort des hommes longuement préparée par eux, leur suicide affronté sinon accepté puis détourné au dernier moment, l’épée de Damoclès un demi-siècle suspendue sur toute vie et finalement détachée et rangée. On sentirait le froid de la mort, peut-être un repentir. Je pense que tout visiteur frémira, comprenant l’invraisemblable chance qu’il a d’être là et jusqu’où les hommes peuvent aller dès qu’ils rejettent certains préceptes simples pourtant enseignés depuis le Décalogue. La Paix de Noël est-ce un rêve ? Que va-t-on faire réellement du formidable arsenal dont personne ne veut plus ? Je propose qu’on le transforme en une sculpture de César que, du moins celle-là, tout le monde comprendra. Une effrayante sculpture rouillante et plus haute que la Tour Eiffel et marquant le commencement d’un projet nouveau : la paix8. Sans doute la paix universelle n’est-elle pas pour tout de suite. Peut-être les armes vont-elles encore parler dans quelques jours. Mais cette fois chacun sent bien qu’il ne s’agit que d’un calcul erroné. Quelqu’un s’est trompé, le monde entier en est d’accord et le marque par ses votes aux Nations Unies9. D’autres guerres aussi pourront se produire ici ou là, mais de moins en moins. L’angélisme n’est pas plus viable aujourd’hui qu’hier, l’homme reste ce qu’il fut. Mais l’histoire dans laquelle il est pris et qui lui échappe, on l’a vu l’an dernier, prend désormais un tour nouveau10. Ne serait-ce pas un beau projet pour l’An 2000 que cette dernière Pyramide ? Aimé MICHEL Chronique n° 479 parue dans France Catholique − N° 2286 − 21 décembre 1990. Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre Rospars du 23 décembre 2019

 

  1. Et qui plus est, ce bébé devenu homme allait être mis à mort par un supplice infamant, ce qui faisait dire à saint Paul : « Scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (Première lettre aux Corinthiens, 1, 23).
  2. Sur ce double sens du hasard, selon qu’on l’envisage d’un point de vue scientifique ou religieux, voir par exemple les chroniques n° 419, Une idée nouvelle : la Providence… – Les quatre paradigmes et les trois formes de hasard. Pour un esprit religieux, nul évènement n’a lieu tout à fait par hasard car tout évènement participe à la réalisation d’un « infini dessein ». Il ne s’agit pas à proprement parler d’une croyance mais plutôt d’une confiance en la réalité et en son sens ultime. Ce n’est pas un point mineur car le manque de confiance dans le réel est souvent induit par une interprétation scientiste de la science, interprétation qui menace à terme son développement même. Comme l’écrit William James dans un texte remarquable de son recueil La volonté de croire : « Croyez que la vie vaut d’être vécue et votre foi contribuera à créer son propre objet ». J’ai cité en note 12 de la première chronique d’A. Michel publiée dans F. C. (à propos de la vraie signification de l’homme sur la Lune) de larges extraits de ce texte important qui est un refus motivé et toujours actuel de tout scientisme.
  3. Par ce « Il fallait que… » trois fois répétés, Aimé Michel s’exprime à la manière de saint Jean quand il rapporte les paroles de Jésus (« Il faut que le fils de l’homme soit élevé », 3, 14 ; ou encore 3,7 ; 4, 20 ; 4, 24 ; 9, 4 ; 10, 16 ; 20, 9) ou commente les évènements relatés dans son Évangile : « Il lui fallait traverser la Samarie » (4, 4), « afin que s’accomplit la prophétie dite par Isaïe le prophète » (12, 38-41), « C’est ainsi que devait s’accomplir la parole par laquelle Jésus avait signifié de quel genre de mort il allait mourir » (18, 32), « pour que l’écriture soit accomplie » (19, 24 ; 19, 28 ; 19, 36 ; j’emprunte cette liste à J.-C. Thomas, voir note suivante). Mais là où Jean évoque d’étranges paradoxes temporels, où les évènements s’accordent pour se conformer à la parole dite, A. Michel évoque le thème non moins étrange du Dieu caché (« vraiment tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël Sauveur », Isaïe, 45, 15 ; voir note 10 de n° 442), que Paul exprime ainsi dans sa première lettre aux Corinthiens : « ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre la force ; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi » (I 1, 27-28). L’un et l’autre thème heurtent notre sens commun parce qu’ils semblent nous obliger à choisir entre deux contraires, la liberté et la prédétermination pour le premier, la toute-puissance de Dieu et son apparente impuissance pour le second. Aussi inattendu que cela puisse paraitre, le premier thème relève en partie de la méthode scientifique. Elle est au cœur, par exemple, de la réflexion théorique du physicien Olivier Costa de Beauregard sur le temps en physique (relativité restreinte, thermodynamique, théorie de l’information…) qui le conduit à tenir le temps pour réellement déployé comme le sont les trois dimensions d’espace (c’est l’univers-bloc à quatre dimensions de Minkowski), en contradiction avec notre vécu où le passé n’existe plus et le futur, pas encore. Pour lui, seuls les êtres vivants (et conscients) connaissent le temps séquentiel : ils explorent le monde du passé vers le futur parce que les évènements ne sont prévisibles que dans cette direction, pas en sens inverse. Cet argument se comprend aisément : si je laisse tomber un verre sur un sol dur, je peux prédire qu’il va se briser en petits morceaux. Si je voyage en sens contraire (du futur vers le passé), je ne peux pas prédire que ces morceaux vont spontanément se relever de terre pour se rassembler en un verre sur la table. Dans le sens rétrograde, n’importe quoi peut arriver et une eau tiède peut vite se transformer sans raison apparente en eau bouillante ! Mais attention, Costa de Beauregard est un physicien subtil, il ne croit pas que le passé et le futur soient déterminés pour autant ! Pour en savoir plus, on peut lire la chronique n° 466 ou ses livres par exemple Le second principe de la science du temps (Seuil, Paris, 1963), ou Time, the physical magnitude (Reidel, Dordrecht, 1987). Une conséquence importante de cette interprétation du temps est qu’elle rend la prémonition possible (voir note 12 de n° 466), ce que confirment plusieurs expériences en parapsychologie, comme celles de Daryl Bem, psychologue renommé de l’Université Cornell, publiées en 2011 dans un article du très académique Journal of Personality and Social Psychology (« Feeling the future: experimental evidence for anomalous retroactive influences on cognition and affect », 100, 407-425), qui a suscité de nombreux commentaires et réplications (pour une introduction à la parapsychologie, discipline mal connue en France, en dépit des personnalités illustres qui s’y sont intéressées et des résultats obtenus, voir les chroniques n° 101, 107, 148 et 251). Au demeurant, les résultats accumulés par la parapsychologie permettent de mieux comprendre bien des passages autrement obscurs relatés dans les Évangiles, comme le montre Bertrand Méheust dans son livre perspicace, Jésus thaumaturge. Enquête sur l’homme et ses miracles (InterEditions, Paris, 2015). En dépit de son apparence modeste, voire désuète, ce sujet est d’une ampleur que cachent les préjugés de notre temps. Car l’historien et l’exégète minimisent ou nient les miracles (voir n° 93 et note 7 de n° 233) et l’intellectuel chrétien d’aujourd’hui ne veut plus entendre en parler : les uns et les autres pensent que c’était bon pour les hommes d’un autre temps mais que, eux, sont au-dessus de ça. Seraient-ils supérieurs au Maitre qui a cru devoir s’en servir dans son enseignement et a ainsi contribué « à donner à la Nouvelle sa dimension explosive » ? Et ce n’est pas tout : « Une science des religions, très différente de ce que l’on a mis jusqu’à présent sous ce terme, soutient Méheust, devrait pouvoir se construire en s’appuyant sur les données des sciences psychiques. Le projet est ancien, il remonte à Bergson et à William James ; et il reste à poursuivre » (p. 23). Gageons que les progrès seront lents et difficiles sur une route longue et escarpée. Quant au second thème, celui de la puissance ou impuissance de Dieu, c’est un classique de la théologie chrétienne depuis les premiers conciles, connu sous le nom de kénôse de Dieu (d’après le verbe grec qui signifie « se vider, se dépouiller », utilisé par Paul dans sa lettre aux Philippiens 2, 7), en lien avec la théologie apophatique (du verbe grec « nier ») qui insiste sur ce que Dieu n’est pas plutôt que sur ce qu’il est. Mais c’est aussi un thème récurrent de la philosophie contemporaine comme le montre la philosophe Gwenaëlle Aubry du CNRS dans l’article « L’impuissance de Dieu (Présentation) » paru dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger (https://www.cairn.info/revue-philosophique-2010-3-page-307.htm). Il est traité en particulier par Hans Jonas dans Le concept de Dieu après Auschwitz où il défend l’idée que si Dieu n’est pas intervenu à Auschwitz « ce n’est point qu’il ne le voulait pas, mais parce qu’il ne le pouvait pas ». « Au concept traditionnel de Dieu, explique G. Aubry, Jonas va alors opposer un mythe : celui d’un Dieu qui, dès l’origine, “au commencement, par un choix insondable” s’est dépouillé de sa puissance, livré au devenir. D’un tel Dieu, on peut décliner les nouveaux attributs : c’est un dieu souffrant, un dieu en devenir, un dieu soucieux, un dieu en péril ; et ce n’est pas, ou plus, un dieu tout-puissant. Pareil mythe inverse radicalement la valeur de la création : celle-ci n’est plus la manifestation de la puissance divine, mais, à l’inverse, de son abandon. » Jonas cite une prière d’Etty Hillesum, morte à Auschwitz à 29 ans : « Je vais t’aider mon Dieu (…) : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes ». G. Aubry traque ce motif chez Simone Weil (« Aimer Dieu impuissant »), Dietrich Bonhoeffer, Dorothee Sölle, mais aussi Georges Bataille, Gianni Vattimo, Slavoj Žižek, Giorgio Agamben et d’autres. Dans La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion (Seuil, Paris, 2006), Žižek interroge le livre de Job et le « mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » du Christ en croix (voir n° 443, notes 9 de n° 459 et 11 de n° 476) ; il y discerne l’impuissance de Dieu, ce que G. Aubry traduit en ces termes : « C’est en ce sens que le christianisme est la religion de la Révélation : c’est parce qu’il expose, sans plus la crypter ni la masquer comme le font encore la gnose ou le paganisme, l’impuissance de Dieu. Le contenu de sa révélation, ce n’est pas sa puissance cachée, mais son impuissance. » Mais, arrivé en ce point, un scrupule me saisit : au seul énoncé de cette liste de penseurs postmodernes, Aimé Michel n’aurait-il pas froncé le sourcil ? Car ce même Žižek, athée, gauchiste, disciple d’Alain Badiou et de Jacques Lacan, n’a-t-il pas écrit par ailleurs que « la différence minime entre le Goulag stalinien et les camps d’extermination nazis était aussi la différence entre la civilisation et la barbarie » et n’a-t-il pas prôné la « terreur humaniste » de Robespierre et Saint-Just contre la terreur « antihumaniste, ou plutôt inhumaine » des nazis (citations extraites de Roger Scruton, L’erreur et l’orgueil. Penseurs de la gauche moderne, trad. N. Zeimet, Éditions du Toucan/L’Artilleur, Paris, 2019, pp. 455-456) ? Que peut-on attendre de penseurs qui méprisent à ce point les faits empiriques et leur préfèrent l’arbitraire de leurs visions ? Sur un sujet comme l’(im)puissance de Dieu (et bien d’autre), il parait prudent de ne pas leur accorder un crédit qu’ils ne méritent pas, sous peine d’être englouti dans les abîmes d’une philosophie contemporaine si habile à construire des paradoxes purement verbaux et à dissoudre sa pensée dans un brouillard de mots.
  4. « Il fallait qu’Il soit connu par une rumeur ». Cette troisième déclinaison du « il fallait » heurte notre mentalité formée aux sciences et autres formes de pensée critique. Elle invite à considérer que si Jésus ne s’est pas exprimé lui-même par écrit c’est moins parce qu’il ne le pouvait pas que parce qu’il ne le voulait pas. Aimé Michel utilisait déjà l’expression « rumeur chrétienne » en 1982 et je ne sais pas qui en a parlé le premier. En tout cas, on la trouve dix ans plus tard sous la plume de l’illustre théologien jésuite Joseph Moingt dans L’homme qui venait de Dieu (Cerf, Paris, 1993), livre qui s’ouvre par un prologue sur « La rumeur de Jésus » telle qu’elle s’est répandue de son vivant en Palestine, puis à partir de Jérusalem au lendemain de Pâques. Depuis lors, elle parait souvent utilisée. Ainsi la première partie de l’Encyclopédie de Jésus, sous la direction de Joseph Doré et la coordination de Christine Pedotti (Albin Michel, 2017) s’intitule-t-elle « Une étrange rumeur ». Le mot « rumeur », de prime abord problématique tant il parait péjoratif et renvoyer à des ragots, se trouve en fait dans l’Évangile de Jean : « il y avait une grande rumeur à son sujet parmi les foules. » (Jean, 7, 12). Joseph Moingt souligne que Jésus « propageait autour de lui une rumeur de Christ » et la suscitait par sa question « Pour vous qui suis-je ? » qui déclenchait d’âpres débats de son vivant et qui interroge encore aujourd’hui. Mais c’est surtout après sa mort que la rumeur s’est amplifiée et a conduit à la rédaction des textes du Nouveau Testament. En ne s’exprimant pas lui-même par écrit, Jésus évitait qu’on substitue la lettre à l’esprit, qu’on fige l’information qu’il livrait dans une langue qui aurait pu être sacralisée et laissait toute leur place à la traduction et à l’interprétation (l’idée est développée par Dominique Laplane dans Le génie du christianisme, F.-X. de Guibert, Paris, 2006 ; voir aussi note 7 de n° 389). En contrepartie, le passage de la rumeur à l’écrit ouvre une zone d’incertitude, objet de controverses passionnées qui opposent les tenants d’une rédaction tardive des Évangiles, par étapes et par de nombreux rédacteurs, à ceux (minoritaires) pour qui cette rédaction est antérieure à l’an 70, les uns et les autres s’accordant sur la datation de la crucifixion de Jésus (vers 30) et celle des lettres de Paul (vers 50 à 58 à deux ans près), cette dernière assurée grâce aux noms de trois fonctionnaires romains connus de l’histoire générale. C’est l’Évangile de Jean, dont la dernière phrase affirme que son auteur a été témoin oculaire (« C’est ce disciple qui témoigne de ces choses et qui les a écrites, et nous savons que son témoignage est véridique », Jean, 21, 24), qui donne lieu aux datations les plus divergentes : entre 80 et 110 pour la majorité (par ex. R. E. Brown, Que sait-on du Nouveau Testament ? [1997], trad. J. Mignon, Bayard, Paris, 2011, p. 377) et, essentiellement, entre 40 et 65 pour la minorité (par ex. J. A. T. Robinson, Re-dater le Nouveau Testament [1976], trad. M. de Mérode, Lethielleux, Paris, 1987, pp. 458-459). Une nouvelle pièce et d’importance vient d’être ajoutée à ce dossier déjà fort épais, dans un livre en deux parties signées respectivement par Jean-Charles Thomas et Bruno Guérard, Jean avant Paul, sous-titré justement Les métamorphoses de la rumeur (Éditions Bellier, Lyon, 2019). Ni l’un, évêque émérite d’Ajaccio puis de Versailles, ni l’autre, ancien inspecteur du travail et militant catholique progressiste, ne sont des exégètes universitaires, ce qui ne facilitera certainement pas la discussion de leurs méthodes et résultats par les spécialistes ! L’idée de Guérard est simple dans son principe, mais encore fallait-il y penser : comparer les statistiques d’utilisation de mots importants (dorénavant accessibles grâce à l’informatisation) pour dater les 27 textes du NT et, plus spécifiquement, ordonner chronologiquement les 5 textes dont les dates sont controversées (Évangiles et Actes des apôtres) par rapport aux 13 lettres de Paul. Le premier vocabulaire étudié est celui des dénominations de Jésus qui sont au nombre d’une vingtaine dans le NT et apparaissent 4070 fois. Guérard observe que dans les Évangiles, Jésus est mentionné 1040 fois et qualifié 53 fois de « Christ » (seul ou en composition dans Jésus-Christ), sous forme interrogative ou de profession de foi exceptionnelle, soit dans seulement 5 à 6% des occurrences, cette proportion étant à peu près la même dans les quatre Évangiles. Dans les Actes, cette proportion est de 13%. Dans ses lettres, Paul mentionne 602 fois Jésus et l’appelle « Christ » 361 fois, soit une proportion de 60% (21% dans sa première lettre, puis entre 45 et 96% dans les autres lettres). Enfin, dans les derniers textes du NT, divisés en deux périodes (Pierre, Jude, Jacques, puis Hébreux, Jean, Apocalypse), Jésus est appelé « Christ » 70 fois sur 215, soit 33% (avec des variations allant de 25 à 74%, sauf pour l’Apocalypse, 12% seulement). Guérard interprète assez naturellement ces résultats par une évolution en trois phases successives : dans la première phase, celle de rédaction des Évangiles en terre palestinienne, la titulature « christ » est très réduite en raison d’un interdit politique portant sur la légitimité des monarchies hellénistiques en Palestine. Dans la seconde phase, Paul, écrivant en territoire gréco-romain dans un autre contexte géopolitique, n’hésite pas à mettre l’accent sur cette titulature et exerce ainsi son influence sur les écrits plus tardifs de la troisième période. L’inversion des deux premières phases que suppose la thèse actuellement majoritaire, conduit à une difficulté majeure car on voit mal comment les rédacteurs des Évangiles, connaissant les écrits de Paul, auraient pu à ce point résister à leur influence. Les analyses de Guérard ne s’arrêtent pas là car de nombreux autres mots significatifs conduisent à des conclusions similaires. En voici quelques exemples. Dans les Évangiles et les Actes, sur 811 mentions, Dieu est le plus souvent appelé « Dieu » (55%) ou « Père » (24%). Par contre, dans les textes pauliniens (589 mentions), on trouve surtout « Dieu » (87%), rarement « Père » (2%) et dans les textes tardifs les proportions sont similaires (84% et 8%). Guérard comprend cette seconde évolution par les restrictions d’emploi du mot Dieu dans les traditions juives : ce sont les évangélistes eux-mêmes, surtout Jean et Luc, qui auraient contribué à en libérer l’usage, acquis repris par leurs successeurs, dont Paul. Il y voit également l’éloignement progressif du vocabulaire de Jésus sur son Père. Plus frappant encore est l’emploi du mot « disciple » (au singulier ou au pluriel) : utilisé 230 fois dans les Évangiles et 29 fois dans les Actes, alors qu’il ne l’est jamais par Paul et les rédacteurs de la troisième période. Par contre, « apôtre », peu utilisé dans les Évangiles (9 fois), apparait 32 fois chez Paul et 8 fois dans les textes tardifs. À l’inverse, les termes « frère » et « sœur » sont utilisés 110 fois dans les Évangiles mais seulement 13 fois au sens communautaire (12%), contre 96% en ce dernier sens par Paul (135 occurrences) et 63% dans les textes tardifs (40 occurrences). Ces évolutions traduisent le passage des « gens de la rumeur » du statut de disciples du maitre et rédacteurs des Évangiles (première métamorphose de la rumeur) à celui d’apôtres (en grec : envoyés en mission) sous l’impulsion de Paul lorsqu’il fonde les premières communautés de « frères » (deuxième métamorphose). Il ne manque pas de sel que le seul usage par Jean du mot « apôtre » se trouve juste avant le dernier repas quand Jésus rappelle que l’apôtre n’est pas plus grand que celui qui l’a envoyé, ce qui pourrait être une leçon de modestie adressée par Jean à Paul dans cette époque charnière ! Guérard souligne la cohérence de ses statistiques avec la chronologie minoritaire des textes du NT établie par J. Robinson et son incohérence manifeste avec la chronologie majoritaire. Cette dernière, en mettant Paul avant les Évangiles synoptiques et en intercalant Jean au milieu des textes tardifs, aboutit à des variations brusques des pourcentages difficiles à interpréter par une évolution des idées sous-jacentes au vocabulaire utilisé. On trouvera bien d’autres observations intéressantes dans cet ouvrage sur les premiers temps de la rumeur postpascale quand celle-ci se maintient dans une poussière d’assemblées domestiques clandestines, en raison des moqueries et de l’hostilité de la synagogue. C’est pour les besoins de ces assemblées, dans une société en partie alphabétisée, que sont écrits et que circulent les premiers textes qui deviendront les Évangiles. Les auteurs soutiennent à leur tour la thèse d’un Jean jeune fils de famille lettré, témoin oculaire des faits qu’il relate (soutenue par Claude Tresmontant, voir note 1 de n° 248, dont on trouvera un exposé passionnant dans le livre de B. Méheust mentionné plus haut). Ils y adjoignent des déductions sur ce jeune homme protégé par son statut à condition de vivre ses convictions dans la clandestinité, ce qui expliquerait le mystère qui entoure sa personne dans son Évangile. Il en aurait écrit l’essentiel entre les années 30 et 55 (à l’exception du prologue et des chapitres 17 et 21) selon une ligne éditoriale où « on perçoit encore davantage que dans les autres lignes, un style, une suite continue de thématiques volontaires, instillés par une écriture très fine, supportant moins que les autres, une intervention d’auteurs successifs. » Un des intérêts, et non des moindres, du livre de J.-C. Thomas et B. Guérard, est une traduction intégrale du quatrième Évangile, selon un découpage en 35 blocs (traduction et découpage repris pour tout ou partie de X. Léon-Dufour, sur ce Jésuite voir n° 87), chacun organisé en quatre niveaux aisément repérables par une typographie adaptée : les transitions et précisions de temps et de lieu (justifiées à gauche), les discours de Jésus (au centre), les réactions des personnes présentes (interlocuteurs, adversaires, disciples et foule, en retrait à gauche), et les commentaires de Jean (justifiés à droite). Cette présentation permet de mieux apprécier l’unité de style de cet Évangile dont le premier niveau et le dernier sont « une signature très forte d’un auteur unique ». Le chapitre 14 et l’épilogue élargissent la réflexion à l’histoire ultérieure de la rumeur. « [A]u fur et à mesure que l’on s’éloignait dans le temps de la première couche d’écriture [celle des Évangiles], les auteurs [du NT] ont perdu le sens de la miséricorde concrète. Ils ont perdu le sens du génie prophétique de Jésus et ils sont devenus de plus en plus négatifs sur l’homme et le monde. » La troisième métamorphose de la rumeur s’est produite en 380 avec l’édit de Thessalonique par lequel « l’empereur chrétien Théodose a tué la matrice culturelle du christianisme qu’était la société antique, ses temples, ses sciences et ses philosophies, avec le consentement et un profond acquiescement des élites de l’époque et de l’ensemble du système ecclésiastique en place », ceci à cause de leur incapacité à penser « de façon pluraliste et multiculturelle » et de leur grande peur des invasions barbares (pour une autre mise en perspective de la fin du monde antique, voir n° 246). Ce triomphe apparent de « forces politiques autoritaires, unificatrices et culturellement et militairement violentes (…) a abouti au meurtre de la culture mère » et, pour la rumeur, à une fin de parcours « contredisant le cœur et le sens du message ». La rumeur devient alors religion et, pour plus d’un millénaire, la pensée critique s’éteint avec toutes les difficultés que cela a créé lors de sa réapparition au XVIIIe siècle, les savoirs civils n’ayant pu alors « se dégager un espace qu’en ignorant ou en niant l’existence des savoirs religieux. » Il en est résulté les théories exégétiques actuelles qui minent la crédibilité historique des Évangiles et fondent « un agnosticisme christologique général dans le monde chrétien ». Cependant, la rumeur n’a jamais disparu. Cette « force initialement humble et complexe, continue son chemin, se cachant derrière des manifestations historiques triomphalistes ». La remise en ordre des écrits du NT contribue à « donner un peu d’air au christianisme », à en mieux comprendre les enseignements pour qu’il résolve enfin ses profondes crises et puisse « redonner un peu d’espoir au monde, dans la sinistrose actuelle ».
  5. Sur Eltsine, voir note 3 de n° 457, et sur cette résurgence, voir note 4 de n° 477.
  6. Il s’agit de la chronique n° 478 où A. Michel s’inquiète du sort de « ces centaines de millions d’affamés échappés de l’enfer stalinien » : il redoute les famines et la guerre, éventuellement nucléaire. Ces désastres n’ont pas eu lieu mais la transition a été très dure en Russie, comme le montre la baisse de l’espérance de vie dans de la population russe les années 90. Cette crise est aujourd’hui surmontée et le sort des Russes continue de s’améliorer (voir note 7 de cette chronique).
  7. Ces « lieux imprégnés de sang » où l’on trouve de « beaux cimetières » ne manquent pas dans les plaines d’Europe centrale. La chronique n° 481 rappelait celui de Koursk près de la frontière russo-ukrainienne, et la note 5 de n° 461, celui de Stalingrad, deux gigantesques batailles où s’est jouée en 1943 l’issue de la Seconde Guerre mondiale. À moins que l’échec des armées allemandes fût déjà scellé par leur piétinement, apparent dès la fin de 1941.
  8. J’ai fait un bilan de l’évolution de ces arsenaux pour l’URSS et la Russie en note 8 de n° 478. Une carte publiée dans La Croix le 22 novembre dernier, à l’occasion du voyage du pape au Japon, fait un bilan chiffré des ogives nucléaires dans le monde (d’après le Bulletin des scientifiques atomistes de Chicago, Thebulletin.org ; les chiffres du SIPRI peuvent être différents). Leur nombre a beaucoup augmenté à partir des années 50 pour atteindre un maximum de 64 000 en 1986 (ou 70 000 selon une autre source). Il a ensuite diminué et s’est stabilisé aux environs de 10 000 depuis une dizaine d’années. Au début de cette année, il y en avait environ 9 330 déployées et en réserve dans les arsenaux et 4 560 en attente de démantèlement. Seuls 9 pays en possèdent mais 87% des ogives sont détenues par les États-Unis (3800 ogives dont 1750 déployées, plus 150 déployées en Allemagne, Turquie, Belgique, Pays-Bas et Italie) et la Russie (4330 ogives dont 1600 déployées). Les autres pays détenteurs de l’arme nucléaire sont, dans l’ordre : la France (300), la Chine (290), le Royaume-Uni (215), le Pakistan (150), l’Inde (140), Israël (80) et la Corée du Nord (25). Shannon Kile, directeur du programme de contrôle des armes nucléaires au SIPRI, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, a fait état récemment de plusieurs sources d’inquiétude. Le traité russo-américain New Start signé à Prague en 2010 par Barack Obama et Dimitri Medvedev, qui limite le nombre d’ogives fonctionnelles et prévoit le démantèlement des vieilles ogives, va cesser de s’appliquer en 2021 sans qu’aucune négociation ne soit prévue pour le prolonger. Les doctrines militaires des pays détenteurs d’armes nucléaires tendent à donner une plus grande importance à celles-ci et la modernisation des arsenaux est en cours dans plusieurs pays (moins de bombes mais plus neuves). L’accumulation d’armes nucléaires par l’Inde et le Pakistan entraine des risques accrus qu’un conflit classique dégénère en conflit atomique.
  9. Ce vote du Conseil de Sécurité des Nations Unies du 29 novembre 1990 exigeait le retrait du Koweït des forces irakiennes qui l’avaient envahi (voir n° 481). Sur les 15 membres du Conseil (cinq permanents dont la France, et dix non permanents), 12 ont voté la résolution, 2 ont voté contre (Cuba et Yémen) et un s’est abstenu (Chine).
  10. A. Michel ne manquait jamais une occasion de rappeler que « l’histoire dans laquelle l’homme est pris lui échappe », en accord avec la fameuse formule de Raymond Aron : « Les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ». Mais sa formule préférée était celle de Victor Hugo : « Sire, l’avenir est à Dieu » (voir note 8 de n° 459), formule d’espérance, justifiée par l’évolution du monde et par l’Histoire : « je dis que l’Histoire, qui n’est pas faite par les hommes, leur devient plus compatissante à mesure que passent les siècles et que s’accomplit le Grand Dessein qui nous dépasse » écrivait-il en 1983, exemples à l’appui (n° 365). Quant à la confirmation apportée « l’an dernier », c’est bien sûr la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 suivie de la dislocation du bloc socialiste (voir n° 469, Un inoubliable été).