Pour la première fois son histoire exhaustive 1
Les extraordinaires développements de la psychologie au cours du dernier siècle sont certainement un facteur appelé à jouer, dans l’évolution générale de la civilisation, un rôle que peu de gens paraissent encore apprécier.
Pour notre bien comme pour notre mal, c’est là une donnée neuve, dont nous sommes encore très loin d’avoir tiré toutes les conséquences. Elle pourrait se révéler plus importante même que la fission nucléaire ou la cybernétique pour l’avenir, proche et peut-être lointain, de l’humanité.
Nouvelle « révélation » ?
Malheureusement, dans notre pays en particulier, le public demeure peu ou très mal informé à ce sujet. A peu près jusqu’au seuil des années soixante, l’université française a voulu ignorer purement et simplement ces développements. Il n’y a pas à être surpris que les barrières aient enfin cédé brusquement, ni que, dans la fièvre d’improvisation précipitée qui a succédé à ce sommeil prolongé, les pseudo-synthèses échafaudées sans préparation tiennent lieu de critique sérieuse, si longtemps différée qu’on semble ne même plus savoir comment l’entreprendre.
Que dire de nos milieux cléricaux ? Pendant plusieurs générations, nos princes des prêtres et nos scribes ont confondu l’ensemble des psychologies des profondeurs, comme disent les Allemands, des psychologies dynamiques, comme disent plutôt les Anglo-Saxons, avec la seule psychanalyse freudienne. Et la psychanalyse, c’était, à les en croire, et ce n’était rien d’autre qu’une monstrueuse (et indécente) invention d’un juif allemand, acharné à détruire la morale avec la religion.
C’est pourtant chez nous qu’un Roland Dalbiez, bien avant la dernière guerre déjà, produisait une des critiques les plus honnêtes et les plus nuancées de Freud et de sa pensée. Mais d’abord qui donc, parmi le clergé ou les « intellectuels catholiques », alors déjà, aurait eu le courage de lire de si gros livres sur un sujet neuf ?
De mon côté, bien plus modestement, il y a une vingtaine d’années, dans un article de la défunte Vie intellectuelle (dont le prompte agonie est un symbole !), j’avais essayé d’attirer l’attention des Français, et particulièrement des catholiques, sur le fait que Freud n’est qu’un nom parmi toute une pléiade. Ces nouvelles psychologies, disais-je, n’étaient pas qu’une astuce pseudo-scientifique pour patauger dans l’obscénité à plaisir, mais représentaient un flot de découvertes non seulement passionnantes mais dont les conséquences seraient prochainement décisives pour l’évolution, et spécialement l’évolution religieuse, de l’humanité.
A cette date, c’était perdre son temps. La seule réaction que cet article m’ait valu fut la remarque pincée d’un prêtre réputé savant : « Qui aurait cru que vous ayez de telles curiosités ? »… Depuis évidemment, les choses ont bien changé.
Les prêtres dans le vent ont tous la psychanalyse à la bouche, mais pour un grand nombre, ce n’est qu’un nouveau tabou qui protège tous les défoulements au nom de la « Science ». Pour les quelques-uns qui se sont vraiment donné la peine de lire Freud, c’est moins, d’ordinaire, comme un savant remarquable, mais, de fait, aussi discuté que discutable par ses pairs, que comme le porteur d’une nouvelle (et naturellement définitive !) révélation qu’ils l’ont enfin découvert.
Freud : lui aussi est à critiquer
L’idée qu’on puisse, pour des raisons strictement scientifiques, le critiquer (et qu’en fait de nombreux savants l’aient critiqué et le critiquent de plus en plus) n’a pas encore effleuré leur esprit.
En revanche, la supposition qu’on pourrait au nom de la foi chrétienne, comme l’avait tenté cet excellent Dalbiez, après avoir donné de Freud une critique simplement scientifique solide, en apprécier et tenter d’en mettre au point les recherches et les conclusions leur paraît du dernier désuet. Pour eux, désormais (comme dans toute confrontation avec quelque « science humaine » que ce soit), c’est la foi seule qui doit être critiquée au nom de la psychanalyse, à qui ces ex-chrétiens transfèrent (c’est le cas de le dire) le caractère d’absolu que leur catholicisme, hier monolithique, a perdu tout d’un coup.
Leur excuse, si l’on peut en trouver une, c’est que, sur ce point, les « sorbonagres » les plus « laïcs » de notre temps ne font pas pour l’instant bien meilleure figure que les « clercs » ecclésiaux. Laissons de côté les replâtrages d’un freudisme mal digéré ou point digéré du tout, appliqués sur un marxisme en pleine décrépitude par tel ou tel. Il est affligeant de constater que même un des plus authentiques philosophes universitaires de notre époque, comme M. Ricoeur, lorsqu’il s’attaque à l’œuvre de Freud, et même s’il porte sur bien de ses aspects des jugements maintes fois perspicaces, même s’il en vient à douter qu’elle soit strictement scientifique, n’en persiste pas moins à l’envisager comme un tout, jailli d’une pièce et substantiellement définitif, isolable de son contexte, non seulement dans l’histoire récente de la psychologie, mais dans celle de la culture en général…
Un livre monumental
C’est cette erreur première de méthode, d’où résultera une incapacité foncière et irrémédiable à dominer jamais les problèmes en cause, qui devrait avoir été définitivement dénoncée et corrigée par un ouvrage capital, paru aux USA cet été, et dont il faut souhaiter la prompte parution en français. Nous voulons parler du livre monumental, plus encore par ses hautes qualités d’acribie scientifique et de vision large et profonde des problèmes que par sa masse, que vient de publier le professeur Henri Ellenberger, savant français enseignant actuellement à l’Université de Montréal : The Discovery of the Unconscious, (Basic Books Publishers, New York). Comme l’indique le sous-titre, il s’agit de l’histoire et de l’évolution de la psychiatrie dynamique.
Henri Ellenberger n’est pas un amateur, théologien ou philosophe, qui aborde ces questions sans la préparation technique suffisante. C’est, au contraire, un de ces psychiatres de réputation mondiale qui ont su allier à une longue pratique de leur métier une initiation aux plus différentes écoles, sans s’inféoder pour cela à aucune en particulier, et qui se refusent en conséquence aux vulgarisations hâtives auprès d’un public incapable de jugement.
Ajoutons à cela qu’Henri Ellenberger a fort bien connu Jung et maintes fois causé avec lui de ces questions, qu’il a été un collaborateur direct tour à tour de Izondy et de Binswanger (noms encore pratiquement inconnus de la plupart de nos experts ès-sciences humaines, mais dont ceux qui « savent » savent aussi ce qu’ils représentent), et qu’il s’est livré longuement à un patient travail de première main sur Freud et tout son mouvement, ainsi que sur Adler, et non moins sur leur prédécesseur à tous, encore si étrangement méconnu en son propre pays, le Français Pierre Janet.
Dans ces recherches, Henri Ellenberger a fait la preuve que toutes les techniques de l’historien critique lui sont aussi familières que celles de sa profession, à quoi il faut joindre un flair étonnant pour la découverte des documents inaccessibles ou des témoignages oubliés. Ce sont sans doute ces capacités rarement réunies chez un même savant qui ont fait de lui, depuis la dernière guerre, un des plus justement célèbres criminologistes. En retour, l’exercice de cette spécialité si particulière n’a pu qu’affirmer encore les qualités nécessaires à une entreprise aussi complexe que celle à laquelle il a consacré pendant tant d’années le meilleur de ses investigations personnelles.
Ce n’est pas tout : on ne peut s’enfoncer dans la lecture de ces pages, à premières vues si denses, sans être à la fois déconcerté par l’ampleur et la variété de la culture qui y accompagne pas à pas la science la plus exigeante, et séduit par la domination parfaite, sur tout un matériel si vaste et si divers, d’un esprit à la fois prudent et pondéré dans ses synthèses, et cependant capable d’embrasser un tel ensemble d’un seul coup d’œil. Ce livre restera longtemps sans doute comme une de ces études qui dominent une époque, mais qui ne sont si passionnantes que parce qu’elles sont si parfaitement dépassionnées : non d’une froide objectivité, mais d’une sympathie critique, toujours attentive, toujours compréhensive au maximum, mais jamais dupe, et surtout pas d’elle-même.
Démythisation sans dénigrement
A notre époque, où tout le monde, et spécialement les demi-savants, a sans cesse à la bouche le mot de « démythisation », mais où les mythologies les plus enfantines prolifèrent sans rencontrer l’ombre d’une critique, ce sera le grand mérite d’Henri Ellenberger d’avoir pratiqué une démythisation, non seulement de la psychanalyse freudienne, mais de l’ensemble des psychologies dynamiques, après laquelle seuls ceux qui ne l’auront pas lu pourront encore parler de « pures » constructions scientifiques.
Mais c’est son mérite plus grand encore de n’avoir aucunement cédé pour cela à aucune trop facile tentation de dénigrement. Bien au contraire, son analyse de tant d’analyses qui se sont cru elles-mêmes définitives mais que leur absence d’autocritique rendent si vulnérables excelle à y dégager des interprétations douteuses les découvertes ou les réalisations permanentes.
La pénétration philosophique et tout spécialement humaine d’Henri Ellenberger, à propos de ce qui a fait l’objet de son étude aussi patiente que diligente, va pourtant plus loin encore que de vouloir restituer à la vraie science tout ce qui lui appartient dans ces recherches variées, tout en rendant à la simple fantaisie ce qui n’a point de droit à ce label, le plus prestigieux qui soit pour l’intelligence moderne. Chez ce savant scrupuleux, mais qui est lui-même bien plus qu’un simple savant, une telle étude aboutit à la franche reconnaissance et des limites de toute science et du besoin permanent de les transcender qui se traduit dans les psychologies dynamiques et leur éruption soudaine…même si, à leur tour, maintes fois, il leur arrive de se trahir plutôt que de le satisfaire.
L’étude qu’Henri Ellenberger a faite des psychologies dynamiques de notre époque prend place, en effet, à l’intérieur de recherches plus larges auxquelles il s’est livré depuis longtemps et qui l’ont fait connaître déjà des spécialistes, aussi bien de l’ethnologie que de l’histoire de la médecine. Je veux parler ici de l’étude des médecines hétérodoxes, en particulier des traitements médicaux liés à des conceptions magiques, lesquels ne caractérisent pas uniquement les civilisations primitives, mais, dans les civilisations dites évoluées, comme la nôtre, subsistent côte à côte avec la médecine dite scientifique. Pour donner en quelques mots l’idée clef de ce livre, les psychologies des profondeurs représentent une invasion de la médecine scientifique elle-même par ces médecines pré ou para-scientifiques. Ou, si l’on préfère, elles sont un essai de la part de la médecine savante pour se les annexer.
Où la médecine reste un art
Mais, et c’est là que se révèle toute la finesse des analyses critiques d’Henri Ellenberger, il s’avère que la médecine scientifique ne peut absorber des données de cet ordre sans perdre pour autant sa qualité scientifique. Encore ne peut-on pas, pour cela, rejeter les nouvelles psychologies au rang de superstition, mais faut-il reconnaître, en premier lieu, que toute science, à tout moment de son développement, reste limitée. Plus profondément, il est des zones du réel qui ne sont accessibles qu’en partie à la science, et où d’autres prospections ont pourtant accès. Encore ne peuvent-elles transmettre à la science stricte leurs prélèvements mélangés sans que celles-ci, en cherchant à les décaper de leur gangue d’illusion ou de simple imagination, soit en perpétuel danger d’évaporer toute leur substance. Et si elle ne le fait pas, c’est elle qui, volens nolens, retourne à la magie !…
Ceci revient à dire, d’abord, que la médecine, et celle de « l’âme » encore plus que du corps, si scientifique qu’elle devienne ou se veuille, demeure un art. En tout art cependant, il y a des connaissances authentiques, mais que l’effort pour les rendre claires et distinctes risque de méconnaître, cependant que la science, comme telle, en revanche, ne peut vouloir leur faire entièrement droit sans se déformer et finalement s’altérer elle-même.
Il s’ensuit donc qu’on ne peut ni rejeter l’apport des psychologies dynamiques, ni l’admettre comme scientifique en bloc. Mais, et c’est peut-être le plus instructif d’une telle enquête, encore qu’on puisse espérer beaucoup progresser dans la critique et l’assimilation par la science proprement dite des résultats durables de ces nouvelles recherches, il serait vain de croire que la science puisse jamais s’en emparer totalement.
Plutôt que de se faire passer actuellement pour des « sciences humaines », ou que d’espérer jamais parvenir à ce statut, les psychologies dynamiques méritent donc notre attention par la démonstration qu’elles fourniront, sans le vouloir, de l’incapacité de la science à épuiser pour l’homme la recherche de la vérité. Il est tout un art de vivre, une sagesse, à laquelle la médecine, aussi bien psychique que somatique, tient autant qu’à la science. Cette sagesse à son niveau inférieur se confond avec la magie ; arts et techniques, morale et religion en sont les niveaux supérieurs. Certes, chez l’homme moderne, l’art de vivre ne doit ni ne pourra jamais se séparer de la recherche scientifique ; mais il ne saurait prétendre davantage s’identifier à celle-ci sans ou bien s’y évanouir ou bien la dénaturer.
Sans jamais imposer, ni même proposer de façon formellement explicite une telle conclusion, l’intérêt le plus profondément humain de l’ouvrage d’Henri Ellenberger est de nous y acheminer d’aussi près que le peut la réflexion d’un scientifique rigoureux, capable grâce à sa rigueur même d’esquisser au moins une philosophie de sa science, sans jamais transgresser les limites de celle-ci.
L’examen des psychiatries et des psychologies dynamiques (ces dernières se dégageant des précédentes, et réagissant ensuite sur leur développement sans pouvoir jamais se confondre avec lui) ne pouvait nous approcher de ces vues qu’en inventoriant d’abord les racines historiques des disciplines considérées.
C’est au « magnétisme » du XVIIIe siècle, avec Mesmer, puis des débuts du XIXe, avec Puységur, qu’il faut remonter au moins pour cela. Très caractéristique à cet égard, apparaîtra l’analyse du conflit avec Mesmer et son contemporain, l’exorciste Gassner. Le premier paraît à ses contemporains représenter « la science », prenant la place de « la superstition » du second. En fait, la science, à bien des égards fort équivoque, de Mesmer, n’est encore qu’une pseudo-science. Et ce qu’elle a, ou paraît avoir, de scientifique dissimule simplement la présence envahissante d’un élément irrationnel qui lui est aussi peu réductible que pouvait l’être la représentation mythico-religieuse qui soutenait les exorcismes de Gassner. Pourtant, l’un comme l’autre, ils pouvaient produire des guérisons spectaculaires, qui n’étaient certainement pas toutes factices. Mais, l’un et l’autre également, sans le soupçonner eux-mêmes, provoquaient sans nul doute une grande part des symptômes qu’ils faisaient ensuite, plus ou moins bien, disparaître.
Jusqu’à Charcot et ses fameuses expériences de la Salpetrière, on peut suivre à la trace les métamorphoses successives d’une telle situation. Elle reste d’un bout à l’autre substantiellement identique, et ne se modifie guère qu’en fonction des changements sociaux et culturels. C’est avec un Pierre Janet, ce grand méconnu, aujourd’hui presque oublié, qu’apparaît pour la première fois un discernement véritablement scientifique entre les données proprement expérimentales d’une psychologie de l’inconscient, l’établissement rationnel de ses lois, et d’autre part, tout ce qui, en ce domaine, échappe aux unes comme à l’autre.
Janet s’est très consciemment arrêté à l’extrême limite où il lui paraissait pouvoir le faire sans que sombrât cette distinction essentielle. Il n’en a pas moins, avant Freud lui-même, découvert toute l’importance de l’inconscient, et ce jeu des refoulements qui déterminent l’apparition des névroses. Qui plus est, il a reconnu le premier la façon dont se montent, par la formation des complexes, ce qu’on peut appeler nos personnalités secondes. Dans la même ligne, il a devancé les descriptions du processus d’individuation auxquelles Jung devait parvenir.
Enfin, dans l’élaboration patiente d’une thérapeutique, il s’est approché très près de bien des intuitions concrètes qui devaient guider vers leurs meilleures réussites aussi bien la psychologie individuelle d’Adler que l’analyse existentielle de Binswanger ou, par exemple, la psychothérapie « sympathique » de Moeder. Mais jamais il n’a consenti à dépasser l’objectivité du savant par quelque spéculation d’ordre métascientifique, ni moins encore la réserve du praticien moderne, imbu de l’esprit de la science, pour se transmuer, comme ses plus célèbres successeurs, en un « mage » inspiré… sinon en un magicien lui-même captif des énergies qu’il croit « libérer ».
C’est en cela qu’il se distingue radicalement de Freud comme d’un Jung, et même d’un Adler. Ceux-ci n’ont pas simplement redécouvert l’inconscient, ses mystérieux problèmes et ses insondables possibilités. Ils ont, sous la figure de l’homme de science et du médecin « civilisé », provoqué une rentrée en scène des facteurs les plus radicalement irrationnels de l’âme humaine, et, dans une mesure qu’ils n’ont pas toujours su (ou voulu) discerner eux-mêmes, ils sont autant et plus les héritiers des anciens chamans ou sorciers que du psychiatre du XIXe siècle, qui se voulait un « pur » savant.
Le retour à l’irrationnel
C’est, en effet, qu’ils procèdent autant et davantage des « philosophies de la nature » du romantisme allemand, de Schelling à Schopenhauer, et surtout peut-être de G.H. von Schubert à C.G. Carus et Eduard von Hartmann, que de la science du XIXe siècle. N’est-ce pas dire que les philosophies de ce genre correspondent à des réalités dont la science ne peut pas plus se saisir qu’elle ne saurait les évacuer, même s’il est vrai que ces « philosophies » elles-mêmes tiennent plus de la poésie que du savoir rationnel, du « mythos » plus que du « logos » ?
La résurgence, de nos jours, et l’étonnant succès que rencontrent, jusque sous le couvert d’une science réelle, des entreprises en leur fond aussi peu scientifiques que celle d’un Teilhard de Chardin, ou, parallèlement, quoique en sens inverse, d’un Jacques Monod, n’attestent-ils pas la même chose d’une autre manière ? L’expression scientifique de la vérité n’exprime pas toute la vérité, et n’est pas la seule expression « valable », comme on dit, du réel. Mieux vaudrait le reconnaître franchement et tirer, aussi rationnellement que possible les conséquences de cet inévitable retour de l’irrationnel, que persister à le camoufler en pseudo-rationnel par de pseudo-sciences.
Louis BOUYER