Dans sa conférence de 1939, « L’utilité du savoir inutile », Abraham Flexner soulignait le fait que les grandes découvertes scientifiques n’étaient pas nécessairement faites en raison de leur utilité. Elles étaient plutôt le fruit d’une « curiosité » ne cherchant pas de récompense.
En 2012, un engin d’exploration a atterri sur la planète Mars. Ce truc avait pour nom « Curiosity (curiosité) », un nom qui lui allait comme un gant. « Curiosity » est toujours en fonctionnement. Un engin acolyte est arrivé sur la surface de Mars en novembre 2018. Le nom « curiosité » pousse à se demander : que se passe-t-il sur cette planète proche mais cependant lointaine ? Devons-nous connaître ces choses ?
Beaucoup de gens rappellent que la curiosité « a tué le chat » (expression proverbiale). En d’autres mots, que la curiosité est un vilain défaut. Un groupe de rock anglais s’est dénommé « Curiosity Killed the Cat » (la curiosité a tué le chat). Dans des versions antérieures de cette maxime, les « précautions » tuaient Kitty, mais la « satisfaction » la faisait revenir. La maxime mettait en garde contre une inquisition sans retenue.
Qu’y a-t-il derrière ces portes closes ? Des choses qu’il vaut mieux ne pas connaître. Freda-Marie Hartung and Britta Renner ont étudié la relation entre la curiosité sociale et les commérages. Les derniers semblent plus centrés sur le divertissement quand la première veut seulement connaître les choses. « La curiosité a tué le chat » ne semble pas relié à « les chats ont neuf vies ».
Dans le « New York Times » du 14 novembre 2009, Stanley Fish a rappelé une conférence donnée à l’université de Virginie par James Leach, alors président de la Faculté Nationale de Lettres. Examinant la vie du fondateur de l’Université de Virginie, Leach pensait que la « curiosité » pourrait être un bon mot pour décrire la curiosité insatiable de tout savoir sur tout dont Thomas Jefferson a fait étalage toute sa vie. Leach voulait même faire de la « curiosité » un « droit » naturel, comme si le mot n’avait pas de connotations péjoratives.
Mais Fish avait lu la Bible, Thomas d’Aquin et Newman. Il était conscient d’une autre tradition qui était hésitante à embrasser la curiosité comme une vertu ou un droit sans limite. La surveillance chinoise de tous les aspects de la vie du peuple représente le côté sombre de la curiosité.
La vraie mère de la curiosité, comme Fish nous le rappelait, était Eve, notre première ancêtre. Elle était curieuse de savoir pourquoi elle ne devait pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Alors elle a voulu trouver la réponse en se tournant vers un célèbre serpent qui lui a dit : « Pas de souci. On vous a menti. Vous ne mourrez pas. »
Inutile de le dire, la curiosité d’Eve l’a vraiment tuée, et nous tous par dessus le marché, de toute évidence. Et nous sommes toujours curieux du fruit défendu. Nous continuons d’établir nos propres définitions de ce qui est bien et de ce qui est mal. Notre curiosité nous mène à nous étonner de ce que nos intrigues n’aboutissent pas.
Sans surprise, Thomas d’Aquin consacre plusieurs pages à la curiosité (Somme Théologique II,167). Il était curieux à propos de la curiosité. Nous dépensons beaucoup de temps et d’argent à nous instruire. Pourtant, dans le monde universitaire actuel, nous nous limitons à certaines idées étiquetées « politiquement correctes ». Nous sommes curieux de savoir comment cette restriction sur le savoir s’est faite dans des institutions en théorie conçues pour être ouvertes à tout ce qui est. Comme le dit Thomas d’Aquin, chercher seulement le savoir n’est pas une activité complètement neutre.
Il se trouve que la curiosité n’est pas tant à propos du savoir en tant que tel qu’à propos de « l’envie et l’étude dans la poursuite du savoir ». Le savoir en tant que tel est bon mais il peut être mauvais en vertu des raisons que nous avons de le rechercher. Il mène facilement à l’orgueil, le plus dangereux des vices.
Nous sommes curieux d’acquérir un savoir sur quelque chose ou quelqu’un en vue de « pouvoir pécher ». Thomas d’Aquin note même que regarder quelqu’un avec concupiscence peut tomber dans le champ d’une curiosité qui a besoin d’être contrôlée. Dans notre monde actuel de « droits », la lubricité et la sodomie utilisent toutes deux la curiosité pour accomplir leurs desseins désordonnées.
Les mots latins utilisés par Thomas d’Aquin sont « curiositas » et « studiositas ». Alice Ramos fait remarquer qu’ils diffèrent entre eux comme le vice diffère de la vertu. La vertu, studiositas, signifie la recherche de la réalité en vue de la connaître et de l’exprimer. Curiositas signifie user de notre savoir dans un autre but. Dans ce dernier contexte, nous ne sommes pas intéressés par le savoir pour sa vérité, pour lui-même, mais en vue d’en faire un moyen d’atteindre quelque finalité moins noble.
Répondant à une objection, Thomas d’Aquin nous donne sa vision de la curiosité. Il fait référence aux philosophes. « L’étude de la philosophie » nous dit-il :
est en soi légitime et louable, en raison de la vérité que les philosophes ont acquise grâce à Dieu la leur révélant… Cependant, puisque certains philosophes font mauvais usage de la vérité dans le but d’attaquer la foi, l’Apôtre (Paul) dit : « méfiez-vous, de peur qu’un homme ne vous trompe par la philosophie et de vaines tromperies, en accord avec les traditions des hommes mais non avec le Christ » et Dionysios déclare de certains philosophes qu’ils font un usage impie des choses divines pour lutter contre ce qui est divin et qu’en utilisant la sagesse divine ils cherchent à détruire l’adoration de Dieu.
L’ultime aberration de la philosophie est qu’elle peut utiliser la révélation pour détruire à la fois la raison et la révélation. Nous devrions vraiment être curieux de savoir comment cette aberration a pu se produire.
James V. Schall, S.J., qui a été durant trente cinq ans professeur à l’université de Georgetown, est l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques en Amérique.
Illustration : « Le chat de Cheshire », par Sir John Tenniel, 1865 [une illustration originale réalisée pour le livre de Lewis Carroll « Alice au Pays des Merveilles »]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/12/15/on-curiosity/