La crise morale de notre temps - France Catholique
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« Ô Marie conçue sans péché »
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La crise morale de notre temps

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On se rappelle fort justement de l’année 1968 comme d’une année de chaos, de confusion et d’affrontements. Comme l’année commençait, l’illustre sociologue des religions William Herberg (1901-1977) publiait un essai intitulé What Is the Moral Crisis of Our Time ? [Quelle est la crise morale de notre temps ?] dans la revue ‘Intercollegiate Review’ (janvier-mars 1968). Comme universitaire confirmé lisant cet essai, j’ai été frappé par sa puissance analytique et prophétique.

Dans la tradition catholique, le mot travail sous-entend des efforts qui mettent de l’ordre dans le chaos. L’essai d’Herberg m’a « travaillé ». Sa thèse était – et l’est toujours, je crois – si claire et si convaincante qu’elle procure effectivement un phare moral et intellectuel grâce auquel nous pouvons percer l’obscurité de notre époque et trouver un chemin menant à la santé éthique (voir Deutéronome 5:32-33). En bref, l’essai d’Herberg a été pour moi une ‘anagnorisis’, pour user du terme savant, une sorte de « chemin de Damas » mental – qui a assemblé les fils enchevêtrés du jour en un tissu reconnaissable.

Il y a cinquante ans, à l’aube de la fatidique année 1968, il y avait toujours espoir (comme le pointait Herberg) que, émergeant du chaos rampant qui commençait à régner, une nouvelle morale surgisse des cendres. (Lui comme nous ne savions guère ce qui nous attendait une fois écoulés les terribles mois de 1968.) Mais l’établissement de cette nouvelle « morale » échouerait, disait Herberg « à moins qu’il n’y ait quelque principe, quelque norme transcendant le contexte particulier. » Sans normes objectives, « il ne pourrait résulter que le chaos moral et le caprice. »

Cependant, si ce chaos conduit au plaisir personnel, avertissait Herberg, il pourrait être considéré comme désirable. Après tout, nous prenons congé de nos enfants avec un « amuse-toi bien ! » venu du cœur et pratiquement personne ne se souvient de dire : «  que Dieu te garde ! » Concernant la « culture » sybarite montante et omniprésente de notre époque, Herberg était prescient.

La thèse d’Herberg était aussi perspicace que succincte : « La crise morale de notre temps consiste principalement non pas en la violation à grande échelle de règles morales répandues, mais dans le rejet de ces règles elles-mêmes. » Le code moral des Grecs, basé sur la raison, et celui des Hébreux, basé sur la Révélation, se sont étiolés, écrivait-il, au point de s’évanouir. Nous étions « en train de perdre rapidement tout sens de la transcendance. » Nous étions à la dérive, par choix, sur un océan de désordre, et sans carte de navigation à consulter.

Là où nous avions considéré le savoir comme vérité, nous commencions à exalter le savoir comme puissance, complété par l’idéologie de vénération de la technique. En 1968, Will Herberg ne prévoyait pas les dangers d’une intelligence artificielle illimitée – le cyborg Sophia n’existait pas encore – mais il savait qu’il y avait une sorte de ‘technopolis’ à l’horizon, et il nous mettait en garde contre elle.

Il se référait à un avis donné par Jean-Paul Sartre à un jeune homme vivant dans la France occupée par les nazis comme à un exemple de confusion de plus en plus tenue comme « authentique » dans les années soixante. L’homme avait demandé à Sartre s’il devrait combattre les nazis au sein de la Résistance ou coopérer avec eux et obtenir une sinécure dans le régime de Vichy. Le choix importait peu, avait dit Sartre, du moment que la décision était authentique et personnelle. S’il n’y a pas de normes objectives pour guider le choix moral, alors ce qui est choisi n’a pas d’importance. Seul compte de choisir « authentiquement ». Et Herberg de conclure par conséquent : « la crise morale de notre temps est au fond une crise métaphysique et religieuse. »

Herberg prédisait un subjectivisme enragé, un antinomisme ultra-envahissant et un sécularisme desséchant l’âme, ce que le pape Benoît allait bien plus tard appeler la « dictature du relativisme ». En affirmant que les normes ne peuvent exister à moins que la tradition ne soit respectée et revivifiée, Herberg citait le poète élégiaque grec Theognis (du 6e siècle avant JC) qui disait : « seul celui qui a la tradition a les normes. »

Nous sommes maintenant tellement plongés dans des normes narcissiques que nous ne pouvons même plus comprendre la lamentation d’Herberg : « aucune éthique humaine n’est possible qui ne soit elle-même fondée sur une loi supérieure et une réalité supérieure au-delà de la manipulation et du contrôle humains ». La raison des grecs et la Révélation des Hébreux sont maintenant remplacées par l’adoration moderniste profane de l’homme par l’homme : par conséquent la tyrannie nous fait signe et attend son heure.

Herberg cite l’historien de la culture Jacob Burckhardt (1818-1897) : « quand les hommes perdent le sens des normes établies, ils tombent inévitablement victimes d’un désir ardent pour les plaisirs ou le pouvoir. » Herberg, qui était juif (et qui a écrit également un livre sur la religion en Amérique qui vaut toujours la peine d’être lu [‘Protestant, Catholic, Jew’ – ‘Protestant, catholique, juif’]) ne cite pas Saint Paul mais il aurait pu : « quand les gens se prennent comme unité de mesure et de comparaison, ils déraillent » (2 Corinthiens 10:12). Il n’a pas non plus cité Saint Jean, il aurait pu : « ne jugez pas selon les seules apparences mais selon la justice » (Jean 7:24)

Voila exactement où se trouve le nœud de la crise actuelle. Y a-t-il quelque règle, canon, norme ou autorité dont nous acceptons qu’ils gouvernent à juste titre notre morale, notre politique, notre vie même ? Nous savons que le remplacement de Dieu par soi ou par l’Etat conduit au Goulag. Pour faire court, il y a une bonne raison que le Premier Commandement soit premier, car la sagesse de Dieu « gouverne toutes choses avec bonté » (Sagesse 8:1). avons-nous des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ?

En 1968, Herberg écrivait qu’il ne pouvait pas être optimiste quant aux chances de restaurer la tradition et de revitaliser les normes morales basées sur la raison et sur la révélation divine. Plaintivement, il demandait : « est-il seulement vraiment possible de regagner ce qui a un jour été perdu ? » Si Will Herberg vivait encore à l’heure actuelle, aurait-il quelque motif d’être plus optimiste qu’il ne l’était il y a cinquante ans ?


Le diacre James H. Toner est professeur émérite de direction et d’éthique à l’école de l’Armée de l’Air US.

Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/01/28/the-moral-crisis-of-our-time/