Le critique littéraire George Steiner décrit notre ennui –1 civilisationnel comme entraînant « de multiples processus de frustration, de désœuvrement 2 cumulatif », et comme le manque de quelque chose qui vaille le coup d’être faite. C’est une curieuse description de notre ère sur-occupée, pleine d’avancées techniques, d’un effort anxieux pour améliorer notre sort, et d’un sens du changement incessant et toujours plus rapide. Alors, de quoi s’agit-il ? Où tout cela mène-t-il ?
Il continue en notant « des énergies usées tandis que l’entropie augmente… la nausée somnolente… l’attente exaspérée, vague – mais de quoi ? » Avec un air triste, il prétend que « le vocabulaire ancien est épuisé, que la forme de culture classique ne peut pas être reconstruite de manière générale. »
Le cardinal Ratzinger a fait une observation semblable dans Sans racines : « La culture européenne n’est-elle finalement rien de plus que la civilisation de la technologie et du commerce qui a défilé triomphalement à travers la planète… ? A l’heure de son plus grand succès, l’Europe semble creuse, comme si elle était paralysée de l’intérieur par une défaillance de son système circulatoire qui mettrait sa vie en danger… infectée par un curieux manque de désir pour l’avenir. »
C’est une pâle consolation de savoir que je ne suis pas seul à ressentir un point final, un manque de fraîcheur avéré. L’ancien vocabulaire est épuisé tandis que les grandes convictions des Lumières s’affaiblissent, énervées, passées, s’étant consumées dans l’excès, les contradictions et les tentatives ratées de continuer à vivre tout en ignorant l’Auteur de la vie.
Mais les jugements partagés apportent peu de confort ; je trouve plus d’espoir dans le nouveau livre Disarming Beauty: Essays on Faith, Truth, and Freedom (« Désarmante beauté : essais sur la foi, la vérité et la liberté ») de Julián Carrón, président du mouvement ecclésial Communion et Libération.
Selon Carrón, les valeurs les plus chères de l’Europe se sont largement inversées, contribuant ainsi, non à l’épanouissement promis, mais au risque de « l’annihilation totale de l’homme ». L’idéologie de la liberté devient un dogmatisme fondamentalement hostile à la véritable liberté tandis que la raison se rétrécit et se déforme en un rationalisme sclérotique ou en une volonté nihiliste de puissance. L’authentique liberté de vivre dans la vérité est presque indiscernable dans les couloirs de l’académie, les lieux du pouvoir et le jardin public.
Quelquefois, l’Église aussi paraît fatiguée. Par exemple, tandis que j’écris, la page d’accueil de L’Osservatore Romano partage des nouvelles vitales à propos des nouveaux logos pour la visite du pape François au Bangladesh et en Birmanie, on nous rappelle que « le dialogue est le mot-clé », et on nous informe que le mandat missionnaire d’amener d’autres personnes dans l’Église a « besoin d’une nouvelle justification théologique » depuis que le Conseil mondial des Églises suggère que nous n’offensions ni ne violions les « sensibilités religieuses » des autres.
Bien qu’un peu prises au hasard, ces têtes de chapitres forment comme un dépôt des armes, une reddition. Nous nous hâtons d’accommoder, d’assimiler, d’être du bon côté de l’histoire au moment même où l’Occident reconnaît un échec d’identité et une crise de sens. Au moment où la post-modernité gauchiste implore de l’aide, l’Église paraît déterminée à ouvrir ses portes et ses fenêtres à sa brise fétide et délétère. Beaucoup de voix annoncent L’étrange mort de l’Europe, La fin de l’Europe, La retraite du libéralisme occidental pendant que l’Église… eh bien, l’Église semble dormir.
Que faisons-nous ? Une torpeur spirituelle et culturelle étouffe l’Occident ; les derniers hommes de Nietzsche chancellent comme des hommes désespérés et mourants mais l’Église se détourne, vacille, dialogue. Va-t-elle proclamer, témoigner, offrir, communiquer sa Bonne Nouvelle ? Carrón nous rappelle que nous n’avons « une pleine présence que lorsqu’elle naît de la conscience de notre propre identité et de notre affection pour elle. » L’Église a-t-elle conscience de son identité, et une affection pleine et sincère pour celle-ci ?
Cette question est décisive parce que notre identité, l’identité pour laquelle nous devons avoir une grande affection, est celle du Christ, pleinement Dieu et pleinement homme. Nous sommes baptisés en Lui et Sa vie devient la nôtre, donc, tout échec de notre amour et de notre désir de communiquer notre identité est un échec dans l’annonce de notre Seigneur.
Pour Carrón, ceci n’est pas une nostalgie vide de la chrétienté mais la fécondité de « la rencontre avec l’évènement du Christ ». Il n’y a pas « d’autre voie », déclare-t-il, parce que notre engagement le plus cher est obscurci et endormi, « séparé de sa racine vivante, de l’expérience qui lui permet d’émerger pleinement ».
De manière révélatrice, Carrón fait référence au pélagisme, l’échec « à réaliser la nature du problème humain. Pour cette raison, nous pouvons nous hâter de faire de multiples tentatives de résolution sans pour autant trouver le fondement du problème. » Le pélagisme pense naïvement (et de manière infidèle) qu’il peut résoudre les problèmes avec des débats, des alignements, des discussions, mais ils ne servent à rien car c’est cette hypothèse même qui « est déjà une partie de l’incapacité à reconnaître l’évidence… déjà une partie de l’incapacité à saisir ce qui se passe, et quel est l’effondrement qui est devant nous. »
La cause de notre malaise est d’oublier le Christ ; nulle quantité de dialogues, de conférences, ni de campagnes de publicité, n’apporteront une nouvelle vie à l’Église et au monde jusqu’à ce que nous rencontrions le Seigneur crucifié et ressuscité. Tout le reste est égarement, tout le reste fait partie intégrante du problème. Carrón est une voix saine dans le désert dans lequel nous nous trouvons, et j’espère que beaucoup vont l’écouter.
Récemment, je visitais une paroisse où il y avait un tabernacle « manquant ». A la fin de la liturgie, j’ai conduit mes enfants à une quête pour faire des actes de réparation pour la négligence et l’indifférence manifestée à notre Seigneur tandis qu’Il gardait son lieu solitaire. Lorsque nous eûmes fini, une paroissienne, une vieille dame, a demandé ce que nous faisions et je lui ai dit, de manière plutôt directe, que nous demandions pardon de ce que nous faisions les gestes de la religion sans reconnaître la source de notre vie (je ne l’ai pas dit tout à fait comme ça mais c’est ce que ça signifiait). Surprise, elle a protesté, mais quand je me suis retourné alors que nous partions, elle était à genoux devant le tabernacle négligé.
C’est là qu’est notre espérance.
Photo : Père Julián Carrón
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/09/03/the-one-thing-needful-2/
R. J. Snell est conférencier invité à Princeton Université, et l’un des directeurs du Witherspoon Institute de Princeton (New Jersey). Son dernier ouvrage est Acedia and Its Discontents: Metaphysical Boredom in an Empire of Desire (“L’acédie et ses mécontentements : l’ennui métaphysique dans un empire du Désir »)