« Les ondes cérébrales enregistrées par l’électroencéphalographe, me disait il y a tout juste dix-huit mois un spécialiste de l’Université de Chicago (Fred Beckman), c’est aussi bête et vide de sens psychologique que le tremblotement de cette crème au caramel dans votre petite cuillère. »
Il y a dix-huit mois, tout le monde pensait ainsi. Le Pr Gastaut, en France, m’avait alors tenu à peu près les mêmes propos1.
Pourtant, dès cette époque, plusieurs équipes de savants étaient déjà au travail pour le compte de l’armée américaine sur un projet qui partait de l’hypothèse contraire : il y a, dans les tremblotements de l’eeg (a), beaucoup plus que n’en montrent les quatre ou cinq types d’ondes (alpha, delta, etc.) dont les neurologues se servent pour savoir si l’on a un traumatisme ou une tumeur, ou si l’on dort convenablement 2. Ces savants, travaillant dans plusieurs universités (Los Angeles, Illinois, Rochester, MIT) supposèrent que la simplicité apparente des ondes cachait peut-être des renseignements indiscernables au simple regard, renseignements que l’ordinateur, lui, saurait identifier.
De l’ordinateur aussi, on a dit et répété qu’il est bête et ne connaît que son programme. Je parlerai dans une prochaine chronique de quelques récentes évolutions de l’ordinateur3. Mais même « bête », comme il l’est encore dans nos centres de calcul, il a une qualité qui manque au cerveau humain : la vitesse. Il est capable d’intégrer quasi instantanément une masse énorme de données. Dans le cas d’un phénomène en train de se dérouler et dont on connaît les variables, il peut comparer instantanément les variations de cette seconde-ci à celles de la seconde précédente. Branchons-le sur la crème au caramel de ma petite cuillère (ce qui est plus facile à dire qu’à faire, mais peut se faire quand même) : il décèlera sur le champ toute irrégularité ou structure quelconque, rigoureusement imperceptible à l’œil, dans son tremblotement, et de là, s’il est convenablement programmé, dans l’activité nerveuse des muscles qui tiennent la petite cuillère, et même plus loin, dans celle des centres d’où partent les influx nerveux, y compris le cerveau. Il est certes plus pratique de brancher directement un eeg sur la peau du crâne, mais on pourrait, avec un ordinateur et assez de travail, obtenir les mêmes renseignements que l’eeg à partir des agissements de ma crème au caramel.
Assez de crème au caramel. Venons-en aux renseignements fournis à la fin du mois de mars par le Dr George Heilmeier, directeur de l’Advanced Research Project Agency (ARPA), organisme chargé de coordonner les recherches dont il est ici question4. Ces renseignements sont exposés dans le rapport annuel de l’ARPA au Congrès, et dans l’interview accordée par Heilmeier lors de la remise du rapport (b).
Un des premiers résultats obtenus par les chercheurs américains est que les graphes de l’eeg décryptés par l’ordinateur ne donnent pas lieu à une traduction univoque : la traduction est personnelle. Chaque cerveau a son comportement électrique particulier. Avant de tenter une traduction, il faut procéder à ce que Heilmeier appelle un calibrage individuel.
Bon. Mais ce calibrage étant obtenu, que peut-on lire avec l’ordinateur dans l’eeg ?
D’abord, on peut lire des ordres, moyennant certaines conventions. Par exemple, le sujet sous eeg peut, sans bouger un cil, par le seul intermédiaire de sa volonté que « lisent » les électrodes collées sur son crâne, déclencher le tir d’une arme, manœuvrer un appareil, le diriger dans un labyrinthe, bref, faire à peu près tout ce qu’on peut faire avec ses mains, mais sans mains. Les exemples donnés sont militaires parce que les crédits sont militaires, mais les retombées civiles d’un pareil dispositif se laissent imaginer.
Toujours avec l’ordinateur, on peut inversement surveiller les activités motrices commandées par le cerveau. Un des exemples donnés est le suivant : le sujet est un pilote d’avion ; il n’a aucun eeg branché sur le crâne, les électrodes sont simplement placées dans le casque radio ; les courants enregistrés par les électrodes sont analysés à distance par un ordinateur qui sait ce que doit faire le pilote ; si le pilote commet une erreur, bien entendu, l’ordinateur le sait, puisqu’il connaît le programme, mais il sait aussi si cette erreur est volontaire ou non ; de même si le pilote, sans commettre d’erreur, est simplement distrait, l’ordinateur l’en avertit (ou avertit le correspondant prévu par la programmation). Ce système, qui marche déjà en laboratoire, sera opérationnel pour l’entraînement des pilotes à terre avant deux ans et d’usage courant dans l’US Air Force avant cinq ans5.
Ici, les journalistes présents à l’interview se sont inquiétés : s’il suffit de mettre un casque d’écoute sur la tête de quelqu’un pour savoir tout cela, n’y a-t-il pas danger de livrer ses pensées (en tous cas, certains renseignements sur ses pensées) simplement en approchant son oreille d’un écouteur ?
Réponse de Heilmeier, pince-sans-rire :
« Très improbable, puisqu’il faut d’abord calibrer celui qu’on veut surveiller, et qu’on ne peut le faire sans sa collaboration. »
Le « très improbable » du Dr Heilmeier doit être en réalité traduit par « tout à fait certain ».
En effet, le rapport nous apprend qu’au MIT, un autre laboratoire a réussi à enregistrer, non plus les courants électriques qui circulent dans le cerveau, mais les variations de champ magnétique induites par les variations de ces courants à une distance de trente centimètres à un mètre de la tête du sujet. Il suffit, pour se trouver « calibré » sans en avoir le moindre soupçon, de s’asseoir quelques minutes dans une chaise dont le dossier contient les dispositifs convenables, si l’on ose dire6.
Nouvelle question (naïve) des journalistes : mais ces ondes ne peuvent-elles pas être projetées à plus grande distance ? « Pour l’instant, nous parlons de un à quelques pieds seulement », répond Heilmeier, toujours pince-sans-rire, comme si tout ne pouvait être transmis par radio. Il est évident en effet que, si on le veut, les variations de champ magnétique du cerveau du premier innocent venu assis dans la chaise auscultatrice ne demandent qu’à être diffusées dans le monde entier, par satellite jusqu’à dans la Lune ou au-delà !7
Mais voici encore mieux. À l’Université de Rochester, des chercheurs mettent au point un système dans lequel l’ordinateur, intervenant en tiers dans la conversation de deux personnes, peut avertir (avertir qui ?) quand les pensées exprimées par l’un ou l’autre des interlocuteurs ne correspondent pas à ce que l’autre comprend. Ces chercheurs appellent pudiquement cela « surmonter les ambiguïtés du langage », ce qui est le plus vieux rêve des amoureux en train d’échanger de tendres propos, et aussi des policiers.
Que le lecteur rêve là-dessus, non sans se rappeler que l’ordinateur, outre sa vitesse foudroyante, est doué d’une autre vertu : il n’oublie rien. Et d’une autre encore : il ne connaît aucun problème de communication. Ce qu’il sait, il peut le transmettre intégralement et en un temps record à tout autre ordinateur muni des mêmes organes (c).
Aimé MICHEL
(a) Eeg : électroencéphalographe.
(b) Presse américaine du 26 mars 1976,
(c) Le lecteur se rappelle peut-être qu’une commission de notre ministère de la Justice a publié récemment un épais rapport en deux volumes sur le thème : « Informatique et liberté ». La Commission qui ne comportait aucun homme de science, semble n’avoir jamais entendu parler de l’ARPA et de ses travaux, auxquels d’ailleurs collaborent plusieurs savants français émigrés aux États- Unis8.
Chronique n° 245 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1532 − 23 avril 1976
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 2 février 2015
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 2 février 2015
- Sur Fred Beckman, voir la chronique n° 96, Homo americanus – Le désordre américain prélude à un nouveau classicisme (29.09.2014) et sur Gastaut, la n° 153, Un substitut de la contemplation – Electroencéphalographie et mysticisme (06.06.2011).
- Sur l’utilisation de l’électro-encéphalographie pour l’étude du sommeil et du rêve voir les chroniques n° 71, 73, 74 et 75, mises en ligne du 28.03.2011 au 26.04.2011, ainsi que la n° 194 du 23.06.2014.
- Aimé Michel a publié 39 chroniques dans F.C.-E. en 1976 (les n° 230 à 268) mais, sauf omission de ma part, il n’en a consacré aucune aux « récentes évolutions de l’ordinateur » qu’il évoque ici. Tout au plus peut-on mentionner la chronique n° 257, Le Dieu des savants, (25.02.2013) où il est question de la Commission Informatique et Liberté.
- L’ARPA a été créée en 1958 par le ministère américain de la défense (DoD). Sa mission était d’assurer la supériorité militaire et technologique des États-Unis à la suite de l’humiliation que fut le lancement des premiers satellites artificiels par les Soviétiques. L’un de ses objectifs fut la création d’un système de communication décentralisé qui ne pourrait pas être détruit par une attaque nucléaire. Le concept fut décrit en 1962 par J. C. R. Licklider du MIT sous le nom curieux de « réseau galactique » permettant aux utilisateurs d’accéder à toutes les données disponibles depuis n’importe quel point de la planète. Les recherches universitaires et autres coordonnées par l’ARPA aboutirent en 1969 au réseau Arpanet. Curieusement, Arpanet n’aura pas d’application militaire mais sera adopté et développé par les universités américaines ce qui en fait le précurseur de notre actuel Internet. En 1972, l’ARPA a été renommée DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency)
- Ce domaine de recherche s’est beaucoup développé dans le but de mettre au point une interface neuronale directe (IND, ou BCI pour « brain-computer interface »). L’intérêt est double : en s’affranchissant de la chaîne nerf-muscle-interface conventionnelle on peut écourter le temps de réponse de plusieurs centaines de millisecondes et libérer la main, le pied ou l’œil pour d’autres actions (ou se passer d’eux comme dans le cas de sujets paralysés). Il est l’objet d’une activité foisonnante aux résultats trop souvent présentés de manière exagérée et accompagnée de prévisions rarement confirmées par les faits (comme ici « avant cinq ans »). En pratique, la difficulté est d’enregistrer de manière fiable les signaux électriques du cerveau. De ce point de vue il faut soigneusement distinguer les méthodes invasives avec implantation cérébrale des électrodes (qui sont réservées aux applications médicales ou aux recherches sur des animaux) et celles fondées sur l’EEG et méthodes apparentées (comme les potentiels évoqués) en distinguant là aussi celles qui nécessitent une préparation du cuir chevelu. Les recherches en laboratoire ont abouti à des résultats remarquables à partir des années 90. Par exemple, l’équipe de Miguel Nicolelis a réalisé une IND décodant l’activité de 50 à 100 neurones permettant à un singe rhésus de commander un bras robotisé « par la pensée ». On a pu sur le même principe réaliser une interface de commande directe de la position du curseur sur un écran d’ordinateur (souris virtuelle). Ces recherches montrent qu’une très bonne compréhension du fonctionnement des aires cérébrales motrices a été acquise. Par ailleurs, plusieurs sociétés commercialisent des IND non invasives pour la recherche ou le jeu, dont la société espagnole Starlab. Un domaine voisin a aussi suscité beaucoup d’intérêt de la part des militaires (surtout aux USA et en URSS) et de phantasmes dans le public : celui de l’utilisation d’ondes électromagnétiques, notamment des microondes, pour provoquer des altérations à distance du système nerveux ou du comportement (voir par exemple http://servv89pn0aj.sn.sourcedns.com/ gbpprorg/mil/mindcontrol/coverup7.pdf et http://www.bugsweeps.com/info/microwave.html). En 1977, George Heilmeier (celui-là même que cite Aimé Michel) assura le Congrès que le DARPA n’avait pas conduit de recherches sur l’usage de microondes pour le « contrôle de l’esprit » (« mind control ») et qu’il ne prévoyait pas la mise au point d’armes utilisant les microondes. On n’est pas obligé de le croire d’autant que des recherches ont bien été menées sur les effets de ces ondes sur le système nerveux, par exemple en les modulant aux mêmes rythmes que ceux enregistrés par EEG. Toutefois, la vraie question est de savoir si les effets mis en évidence ont été jugés intéressants pour des applications militaires. Je n’ai pas trouvé d’indications convaincantes en ce sens. José Delgado, un pionnier dans ce domaine (voir la chronique n° 211, La science imprévisible – L’idée d’un futur planifiable est une illusion, 15.09.2014, notamment la note 5), estime qu’un tel « contrôle de l’esprit » relève de la science-fiction en raison, d’une part, du rapide déclin avec la distance de la puissance et de la précision des impulsions électromagnétiques et, d’autre part, de la complexité du codage de l’information dans le cerveau. Ce sont des objections fort sérieuses quoi qu’en disent certains (http://mindjustice.org/ucdavis2005.htm). Restons-en là en attendant d’en savoir plus.
- À moins que le calibrage ne nécessite la collaboration active du sujet comme le suggère la réponse de George Heilmeier…
- Cette « diffusion dans le monde entier » a été illustrée il y a une dizaine d’années par le britannique Kevin Warwick, professeur de cybernétique à l’université de Reading. Il implanta sur lui-même une puce connectée au système nerveux capable d’enregistrer les signaux commandant les mouvements du bras. Ces signaux étaient interprétés par l’ordinateur et celui-ci pouvait en retour commander les mouvements du bras. Warwick put ainsi commander un fauteuil pour handicapé, puis une main robotisée avec suffisamment de finesse pour manipuler un œuf sans le casser (2002), et même commander une autre main via le réseau Internet (2005). Par la suite, son épouse et lui, se greffèrent un implant capable d’enregistrer les signaux du cerveau et de stimuler le cerveau ou le bras. Le mouvement d’un doigt de l’un pouvait être détecté par l’ordinateur et commander le mouvement du doigt de l’autre, ou une piqûre du doigt de l’un être ressentie par l’autre. Des expériences de ce type abusivement qualifiées de télépathie ont été récemment publiées dans la revue scientifique PLoS One les 19 août et 5 novembre 2014. Il s’agit de deux expériences indépendantes faites l’une en Espagne par la société Starlab (mentionnée précédemment) et l’autre aux États-Unis à l’université de Washington. Le sujet émetteur équipé d’un casque EEG (non invasif, ce qui est la principale différence avec les expériences du Pr Warwick) utilise une IND pour commander le curseur d’un écran d’ordinateur et le déplacer vers une cible. Le signal est transmis par Internet vers le sujet récepteur. Les zones motrices du cerveau de ce dernier sont activées par un appareil de stimulation magnétique transcrânienne. La stimulation déclenche l’appui de la main sur un bouton (commande de tir). Les Américains annoncent 84 % de réussites et les Espagnols 95 %. Les recherches américaines sur ce sujet sont financées par le DARPA (on parle de 4 millions de dollars en 2009-2010). Il s’agirait de mettre au point un dispositif de communication sur le champ de bataille sans utiliser la parole. On peut s’interroger sur l’intérêt d’un tel dispositif (s’abstraire du bruit ambiant ?) mais un objectif peut en cacher un autre… En tout cas il aura fallu une trentaine d’années pour qu’on réussisse le type d’expériences dont on voyait la réalisation toute proche au milieu des années 70. Sera-t-on capable de faire mieux ? Des IND fiables et faciles d’emploi feront-elles bientôt partie bientôt des accessoires informatiques courants ? Kevin Warwick voit plus loin : pour lui l’homme et la machine sont destinés à fusionner. La question n’est pas de savoir si cela va arriver mais quand. Ray Kurzweil pense même que cette fusion aboutira à la disparition progressive de l’homme mortel au profit de la machine immortelle (voir la chronique n° 50, La troublante loi de Good – Quand l’intelligence des machines aura commencé d’échapper à la nôtre, 06.12.2010). Sauf qu’il existe de sérieuses raisons de douter de la pertinence de cette conception purement matérialiste de la pensée (voir par exemple la chronique n° 181, Des machines intelligentes – Ordinateurs intelligents de Turing et machines autoreproductrices de von Neumann, 19.08.2013)…
- Aimé Michel avait développé ce point cinq mois auparavant dans la chronique n° 226, L’informatique et la démocratie – Naissance de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (27.08.2012)