2008 sera une année cruciale pour le syndicalisme chrétien. Le président de la République, lors de la conférence sociale du 19 décembre 2007, a lancé des négociations sur la réforme de la représentativité des syndicats et de leur financement. Si la seconde, avec la révélation de l’affaire des valises de billets de l’UIMM, se révèle d’une urgente nécessité, la première n’est pas sans inquiéter la CFTC. Le risque est grand, en effet, de voir favoriser des syndicats jusqu’au-boutistes ou au contraire des syndicats d’entreprise, au détriment de la défense bien comprise des intérêts matériels et moraux et des salariés. Dans ce contexte, les élections prud’homales de 2008 auront une importance considérable. En 2002, la CFTC avait recueilli environ 10 % des suffrages. Pour augmenter cette position, la confédération chrétienne a lancé une campagne de mobilisation, le 5 décembre dernier au Cnit à Paris – La Défense. Mille trois cents délégués étaient rassemblés sous le slogan : « tous uniques, tous unis ». Un appel qui devrait être entendu de tous les travailleurs.
Par rapport aux autres organisations sociales, la CFTC est d’âge moyen. La CGT est la doyenne – née à Nantes en 1895. Force ouvrière apparaît en 1947 avec la guerre froide et c’est en 1964 que la CFDT se crée, en rupture avec le syndicalisme chrétien. La Confédération française des travailleurs chrétiens est fondée en 1919 mais ses racines remontent au XIXe siècle. Dès 1828, alors que toute forme d’association ouvrière était interdite, Alban de Villeneuve-Bargemont, préfet du Nord, décrit la misère ouvrière : il propose un salaire minimum, le financement d’une assurance-maladie des ouvriers par des cotisations patronales et l’organisation d’associations de secours mutuels.
À sa suite, Armand de Melun dénonce le principe de libre concurrence et propose une politique de protection sociale en faveur de l’enfance, des malades, des personnes âgées ; il réclame une loi sur l’assistance publique, défend le principe de la participation aux bénéfices et la reconnaissance légale des associations ouvrières.
Albert de Mun plaide, à la Chambre, pour les syndicats professionnels, une législation internationale du travail, la réduction de la durée de travail des femmes et des enfants, la création de caisses de retraites ouvrières et pour une loi sur les accidents du travail.
Tels sont les plus célèbres des premiers animateurs du catholicisme social, qui trouve sa référence dans l’encyclique Rerum novarum. Il y en aura d’autres plus tard, comme Jean Lecour-Grandmaison, qui présida à la destinée de notre journal durant des dizaines d’années.
Lorsque les syndicats sont enfin autorisés, en 1884, les chrétiens, qui ont ardemment souhaité ce mode d’organisation professionnelle, ne restent pas inactifs : en 1886, se constituent le syndicat des passementiers de St-Etienne et le syndicat des voyageurs et représentants parisiens. En 1887, apparaissent le syndicat des employés de commerce et interprofessionnels et, en 1899, les trois premiers syndicats d’ouvriers chrétiens de la région parisienne – dans la métallurgie, l’habillement et le livre. La Fédération française des syndicats d’employés catholiques se crée en 1912.
C’est après la Grande Guerre que les syndicats chrétiens décident de se coordonner : la Confédération française des syndicats chrétiens est décidée au congrès des 1er et 2 novembre 1919 sous l’égide de Jules Zirnheld – qui préside l’organisation jusqu’en 1940 – et de Gaston Tessier qui en sera le secrétaire général, puis le président. L’article 1er des statuts déclare que « La Confédération entend s’inspirer dans son action de la doctrine sociale définie dans l’encyclique Rerum novarum ».
Lors de son premier congrès confédéral, les 23 et 24 mai 1920, la CFTC décide de s’élargir aux autres chrétiens – les protestants étant nombreux dans les syndicats alsaciens et lorrains. Tout en élaborant son programme (sur le juste salaire notamment) elle organise d’importants mouvements de grève – dans les banques en 1919-1920, le textile en 1920-1921, la métallurgie en 1924 et 1935. En butte à la violente hostilité de la CGT, la confédération chrétienne compte 803 syndicats en mai 1936 et 2 048 en mai 1937 : c’est une grande centrale qui participe à la rédaction de nombreuses conventions collectives entre 1936 et 1939.
La participation de la CFTC à la Résistance lui donne le statut d’organisation syndicale représentative à la Libération. Elle se réorganise et compte 800 000 adhérents en 1947, obtenant 26,3 % des voix (contre 59,2 % à la CGT) aux premières élections d’administrateurs des caisses de Sécurité sociale. Elle lance avec la CGT les grèves d’août 1953 et poursuit son travail d’implantation jusqu’à ce que la scission de la CFDT l’affaiblisse considérablement en 1964. La Confédération « maintenue » remontera péniblement la pente, participera aux accords de Grenelle en mai 1968 et bénéficiera alors d’un flux salvateur de nouvelles adhésions qui confirmera son influence… sans avoir renié son identité !
Celle-ci a toujours été explicitement chrétienne. Si ses références n’ont pas varié, son programme, comme celui de toutes les organisations sociales, a connu des évolutions importantes.
La première inflexion significative porte sur la relation entre la CFTC et l’Église. L’article 1er des statuts de 1919 faisait référence à Rerum novarum. L’identité religieuse des dirigeants et des adhérents était une donnée fondamentale. Le Syndicat des employés du commerce et de l’industrie, qui est à l’origine de la CFTC, se proposait avant tout « d’unir entre eux les employés catholiques » et son action se concentrait sur le placement de ses adhérents.
Ayant très vite admis les salariés de religion protestante, la CFTC n’abandonnera pas la référence à la doctrine de Léon XIII.
Dans les nouveaux statuts adoptés en 1947, il est stipulé à l’article 1er que « La Confédération se réclame et s’inspire, dans son action, des principes de la morale sociale chrétienne »… qui impliquent « la préoccupation de préparer le triomphe d’un idéal de paix en faisant prévaloir l’esprit de fraternité et les exigences de la justice ». La référence aux documents pontificaux a disparu et, par ailleurs, la CFTC affirme, dans son article 7, que son action est déterminée « indépendamment de tout groupement extérieur, politique ou religieux ». Pleine indépendance donc – mais dans la fidélité aux principes originels.
Le programme de la Confédération a connu quant à lui de profondes transformations.
Dans les premières années, elle défend la « juste satisfaction (des) besoins matériels, intellectuels et moraux » (de la « personnalité humaine »), le juste salaire et l’entraide professionnelle.
Après la Libération, la CFTC précise, dans ses statuts de 1947, qu’elle refuse la lutte des classes et qu’elle souhaite une « organisation économique conçue de telle manière que la dignité et l’indépendance des travailleurs et de leurs groupements soient intégralement respectées ». Cette organisation est conçue dans l’esprit de la France d’après-guerre dans laquelle triomphent la planification indicative et la politique keynésienne d’intervention de l’État dans l’économie en vue de la croissance et du plein emploi. Le programme de la CFTC s’inscrit donc dans la logique qui a pris naissance, dès le début de la Résistance, lorsque la confédération chrétienne avait signé le Manifeste des Douze, de novembre 1940, qui affirmait le caractère foncièrement anticapitaliste du syndicalisme.
Avec le rapport de Gilbert Declercq, elle se prononcera en 1959 pour une planification démocratique, soigneusement distinguée du collectivisme et de l’étatisme. Elle fait sienne la perspective gaullienne du plan comme « ardente obligation », élément d’une politique économique qui vise le bien-être général et qui veut assurer la participation des citoyens à la définition du projet commun et à la mise en œuvre des projets de chaque entreprise.
En novembre 1964, se réunit au Palais des Sports à Paris un congrès qui doit décider de sa transformation en CFDT et sceller, ainsi, l’abandon à la référence chrétienne. Plus de deux tiers des délégués se prononcent en faveur de cette évolution qui les mènera, Mai 68 aidant, sur les voies de l’autogestion, avant de se recentrer, en même temps que le Parti socialiste, vers un réformisme un peu moins utopique, et non sans ouvrir, du coup, un boulevard à des scissions gauchistes. Pendant toutes ces années, la CFTC a maintenu un syndicalisme d’inspiration chrétienne représentant, bon an, mal an, 10 % des forces syndicales.
Dans les années quatre-vingt, la CFTC doit cependant assumer, comme les autres confédérations, la crise du modèle interventionniste et la mise en cause de l’État social par les partis de droite puis par la gauche à partir du « tournant de la rigueur » en 1983. Le projet de planification démocratique est abandonné mais la participation des salariés continue à être revendiquée et actualisée. La pensée demeure personnaliste, la lutte pour les droits sociaux reste évidemment centrale, le souci du bien commun est toujours proclamé, mais la CFTC voit sa représentativité sérieusement menacée.
La CFTC est minoritaire dans le mouvement syndical français, mais elle n’est pas marginale : les adhérents du Parti socialiste (environ 100 000 dans les premières années du siècle) sont moins nombreux que ceux de la CFTC qui revendique 132 000 adhérents. L’Union départementale de Paris recense à elle seule plus d’adhérents que les Verts à l’échelon national. On peut certes s’interroger sur la véracité des chiffres publiés par les organisations syndicales et politiques mais dans un cas comme dans l’autre, les élections établissent leur influence respective : avec 1 145 syndicats regroupés en 16 fédérations professionnelles, la CFTC a obtenu 10 % des voix aux élections prud’homales de décembre 2002 et a recueilli 6,7 % aux élections des comités d’entreprise de 2005.
L’avenir de la confédération chrétienne est-il pour autant garanti ? L’optimisme serait une imprudence en raison de trois facteurs, d’importance inégale, mais qui se conjuguent négativement.
Le premier tient à la sociologie religieuse. L’engagement des catholiques dans des organisations sociales chrétiennes est beaucoup moins important aujourd’hui qu’au lendemain des deux guerres mondiales, pour de nombreuses raisons : déchristianisation, dépolitisation des catholiques français, crise générale de l’engagement, faillite de l’Action catholique, défiance de certains catholiques à l’égard du syndicalisme quel qu’il soit. Il est vrai que les Catholiques sociaux en général et la CFTC en particulier ont toujours été vivement contestés au sein de l’Église, mais la conjonction des éléments négatifs est préoccupante. D’autant plus que cette faiblesse peut venir aussi des militants CFTC eux-mêmes. Soit qu’ils méconnaissent ou ne partagent pas l’héritage idéologique de la CFTC, soit qu’ils ne voient pas l’intérêt tactique, ou n’aient pas la force de l’assumer dans un climat qui n’est pas du tout propice à une affirmation publique de ses options religieuses.
Le deuxième facteur, associé à ce dernier point, tient au manque de visibilité médiatique de la CFTC – qui est le résultat de l’inculture et des clichés prédominants : la plupart des journalistes ignorent l’histoire du christianisme social et considèrent l’Église comme une organisation réactionnaire. Le simple fait de s’affirmer chrétien dans le champ politique ou social devient un facteur de décrédibilisation… Dès lors, les messages du syndicat chrétien ne sont pas lus ou pas compris. La CFTC est regardée en fonction de ces méconnaissances de fond et ses prises de positions sont d’autant plus facilement ignorées que, dans les périodes de crise sociale, les médias braquent leurs projecteurs sur les deux principales organisations. Cette prime à la puissance est un lourd handicap.
Le troisième facteur tient à la stratégie implicite, mais concordante, du gouvernement, du Medef et des principaux syndicats. L’objectif à long terme est de simplifier le paysage syndical. Le Premier ministre, François Fillon, et la présidente du Medef, Laurence Parisot, préféreraient avoir deux interlocuteurs puissants plutôt que d’avoir à négocier chaque dossier avec cinq organisations agissant trop selon des raisonnements tactiques pour être fiables. Dans cette perspective, les grands régulateurs de la vie sociale verraient volontiers la CFTC passer sous l’égide de la CFDT. Le projet réjouit la CFDT qui compenserait ainsi ses pertes sur son extrême-gauche, et la CGT qui ne craint rien tant que l’émiettement syndical qui l’oblige à la surenchère. CFDT et CGT sont très favorables à une redéfinition de la représentativité syndicale fondée sur les résultats électoraux obtenus par chaque syndicat dans les entreprises. La CFTC s’y oppose, considérant que l’audience électorale peut être un des critères fondateurs de la représentativité syndicale, mais pas le seul. Elle ne peut accepter de voir complètement nier ses principes fondateurs.
Le pire n’est pas certain. Dans la vie politique comme dans la vie syndicale, les Français refusent les simplifications excessives : l’agonie du Parti communiste ne fait pas disparaître l’extrême gauche puisque la Ligue communiste monte en puissance et l’évolution réformiste de la CGT n’efface pas la tradition du syndicalisme révolutionnaire maintenant incarnée par SUD. Le syndicalisme chrétien peut, quant à lui, continuer à attirer ceux qui ne se satisfont pas du caractère strictement revendicatif des autres organisations. L’engagement pour des principes qui transcendent le corporatisme et les rivalités d’appareils conserve son attrait et les thèmes de la CFTC répondent à des exigences profondes : défense et promotion de la famille, lutte pour le repos hebdomadaire, statut du travailleur, développement économique selon la destination universelle des biens…
L’avenir du monde syndical est impossible à prédire. Une chose est cependant certaine, c’est que les catholiques ont un intérêt collectif à soutenir – à l’heure des élections prud’homales de 2008 – ce qui reste le rameau le plus visible et le plus vivant du catholicisme social. Ce petit rappel historique voudrait tenter de les rappeler à leurs devoirs à ce sujet.
F.A.
P.S. On lira dans le n°3098 de France Catholique, 21 décembre 2007, un long entretien avec Philippe Arondel sur la Doctrine sociale de l’Église, vue par la CFTC.