Au vu de ce que je peux trouver dans ma bibliothèque, le nombre de sottises proférées à chacune des apparitions de la comète Halley1 semble croître comme le carré du temps, pour le moins. Ou plutôt, je dirai, de peur de me faire tirer les oreilles par cet aimable lecteur normand qui trouve mes chroniques « hermétiques », que plus nous voyons cette célèbre vagabonde et moins ça tourne rond là-dedans (geste de l’index sur la tempe droite).
Laissons de côté les divagations traditionnelles, comme celle de Madame Guillaume le Conquérant prophétisant dans sa célèbre tapisserie la victoire de son époux à la bataille de Hastings. Elle avait des excuses, la noble dame, puisque personne en ce temps-là ne savait que la comète n’était qu’une sorte de vieux glacier truffé de diverses saletés, poussières et autres débris, voyageant autour du soleil avec une régularité d’horloge. ELLE avait des excuses. Mais que dire de ceux qui, cette fois, ont encore accusé le glacier gyrovague d’avoir provoqué les catastrophes de Mexico et de la ville ensevelie sous la boue du volcan ?2
On ne peut en dire qu’une chose : que la science est aussi impuissante que l’Église à prévenir notre pauvre cervelle contre la peur et la faiblesse d’esprit. Ou encore : que nous sommes naturellement impuissants, à moins d’un grand effort de réflexion, à voir le monde tel qu’il est, énorme, écrasant3, mais obéissant à des lois que le Créateur, dans sa bonté, n’a pas voulu tout à fait dérober à notre intelligence, pourvu toutefois que nous veuillions bien nous en servir.
Nous vivons quotidiennement sans sourciller parmi des merveilles cent fois plus étonnantes que la comète ; comme la croissance et la floraison d’une graine, ou comme l’existence de notre propre pensée4, et nous frissonnons de voir apparaitre dans le ciel, à peine perceptible, conforme aux prévisions des astronomes, un glacier baladeur. Pourquoi ? « Ils ont des yeux et ils ne voient pas », voilà la réponse5. Le créateur nous a donné des yeux pour voir et une intelligence pour comprendre. Mais il nous a laissés libres de comprendre et de voir et nous usons de cette liberté pour n’en rien faire, ce qui est moins fatigant, du moins à première vue. J’espère n’être pas trop hermétique en l’écrivant.
Certes, la science est difficile. Mais l’est-elle plus que la littérature, le théâtre, le cinéma ? Cette question s’adresse plus particulièrement à nous autres, Français, qui lisons Proust, Stendhal, Pascal, et qui laissons aux peuples du Nord le soin de découvrir et d’admirer le génie littéraire quand il se manifeste chez nous, en français, dans la réflexion scientifique. Les Souvenirs Entomologiques de J.-H. Fabre sont disponibles en format de poche. Nous devrions les avoir dans notre bibliothèque. Combien d’entre nous les ont lus ? Combien (combien peu) les ont parmi leurs livres de chevet pour nourrir leur méditation quotidienne sur le mystère de la vie ?6
Pourtant la curiosité existe, comme j’ai pu le voir ici même, après avoir expliqué « Ce que je voudrais dire au Grand Corbeau » (F.C. du 4 octobre). Aucun article ne m’a attiré tant de lettres depuis des années7. La curiosité existe, mais nous ne sommes pas éduqués à vouloir la satisfaire, comme nous faisons en littérature et philosophie. « Que peut-on lire en ce moment sur ces questions ? » me demande-t-on, avec, semble-t-il, la conviction qu’il n’y a rien à lire.
Eh bien, il se trouve qu’il y a en ce moment-même un livre qui est un chef-d’œuvre de style, de savoir et de réflexion, écrit par un savant de grand renom, et qui nous conduit sans effort, au cœur des discussions les plus brûlantes de la science actuelle : c’est la Biologie de l’Esprit, du Professeur Rémy Chauvin (Ed. du Rocher, 1985)8.
« Sans effort » ne veut pas dire que Chauvin élude les difficultés, bien au contraire, ce sont ces difficultés qu’il expose. Simplement, si l’on peut dire. Chauvin est aussi un grand écrivain. Il a le talent, si rare, de dire simplement les choses les plus difficiles. Il a tant réfléchi à ces difficultés, il a fait et refait tant de milliers d’expériences qu’en nous les racontant il sait, devant chaque problème, choisir celle qui nous éclaire comme une Parabole.
Qu’est-ce que l’Esprit dans la nature ? Tel est le thème de son livre. Énigme des énigmes, puisque c’est celle de notre présence dans l’univers, de la présence aussi de tous les êtres vivants.
Ces êtres vivants, semblent se reproduire dans un cosmos immuable sans commencement ni fin, toujours semblables à eux-mêmes.
Mais ce n’est qu’une apparence. Dès la fin du XVIIIe siècle, on s’est rendu compte que depuis des siècles innombrables ces êtres n’ont jamais cessé de changer. Depuis plus d’un siècle, on possède un tableau chronologique de leurs changements. La plupart ont disparu ; d’autres ont subsisté dans leurs formes primitives. D’autres enfin ont évolué, laissant ensevelies dans la terre des formes plus ou moins semblables aux espèces récentes, selon qu’elles sont plus ou moins anciennes : ce sont les fossiles. Finalement est apparu l’homme, qui étudie ce passé vertigineux. Comment s’est faite cette longue création ?
Le mot « création » brûlait comme un fer rouge, l’esprit matérialiste du siècle dernier. Alors apparut Darwin, le sauveur. Son livre sur « L’origine des Espèces par voie de sélection naturelle », bien qu’épais, se réduisait à deux idées :
1) les êtres se reproduisent, mais pas exactement identiques. Entre les géniteurs et leur progéniture, il y a des différences imperceptibles, imputables au seul hasard ;
2) parmi ces progénitures légèrement différentes, certaines sont mieux adaptées : elles seules survivent.
Ainsi l’esprit du siècle conjurait le spectre affreux d’un univers guidé par une pensée : tout n’était, comme le répétait encore Monod en 1970, que « hasard et nécessité ».
Après Darwin, d’autres théoriciens affinèrent encore la théorie. Ils découvrirent d’abord qu’en effet on observe des mutations dans la généalogie des êtres (Mendel)9 ; et ils s’efforcèrent, par le calcul, de montrer que ces légères mutations, en s’accumulant sous l’effet de la sélection, suffisaient à tout expliquer par l’aveugle hasard.
La réflexion de Chauvin commence précisément là où s’achève le darwinisme le plus rénové. Et c’est d’abord pour en montrer les contradictions.
Oui, dit-il, on observe des mutations. On en observe même beaucoup trop, car, parmi les êtres qui mutent le plus abondamment (et qui donc devraient évoluer le plus vite) on en trouve d’innombrables qui refusent obstinément d’évoluer. Si la mutation était le moteur de l’évolution, comment expliquer que nous soyons encore plongés parmi tant d’êtres primitifs ? Ils devraient avoir disparu depuis des dizaines, voire des centaines de millions d’années. Dans la formidable diversité des êtres vivants, ceux qui ont atteint les formes complexes sont l’exception et non la règle. Exception parmi les exceptions, l’homme10.
Chauvin énonce alors une loi (toute d’observation pure de toute conjecture), qui détruit l’hypothèse de la sélection par adaptation : d’une part, dans tout milieu donné vivent toujours des êtres divers ; et inversement, on trouve toujours des êtres semblables vivant dans des milieux différents.
Que signifie alors le mot « adaptation » ? Sur ce mot sacré du darwinisme, en zoologue, il multiplie les contr’exemples qui semblent inventés par la nature pour tourner la théorie en dérision. Prétendument adapté à un milieu, l’être vivant n’en exploite qu’une possibilité : pourquoi n’est-il pas « adapté » aux autres ? Pourquoi telle abeille, par exemple, choisit-elle tel nectar parmi d’autres plus abondants et plus propres à satisfaire ses besoins ?
Le darwinisme a fait son lit dans une nature abstraite, simplifiée, affectant de ne pas voir (ou ignorant) l’insondable complexité des faits que seuls peuvent entrevoir le zoologue et le naturaliste. Il eût trouvé autre chose, probablement pas une théorie simpliste, même rendue abstruse à force de mathématiques (ce qu’on fait les généticiens). La seconde moitié du livre de Chauvin étudie le labyrinthe des communications qui relient entre elles des espèces de nature différente (la fleur et l’insecte, par exemple), et enfin le langage tel qu’il apparait chez les oiseaux et les primates. L’homme croit qu’il est le détenteur unique du langage. Il n’est que le détenteur du langage le plus évolué. La perfection du langage humain empêche même l’homme de reconnaître et à plus forte raison de comprendre les langages qu’il décèle, comme c’est le cas avec le dauphin.
Le comportement des animaux supérieurs montre enfin qu’il existe chez eux, sous des formes encore difficiles à préciser, ce que nous portons en nous de plus énigmatique : la conscience de soi. Une des expériences les plus troublantes consiste à faire cadeau d’un miroir à un chimpanzé : « Le singe commence par chercher l’autre singe qui est dans le miroir. Puis, au bout de deux jours, il cesse, et utilise le miroir pour explorer les régions de son corps inaccessibles à sa vue. A ce moment on l’anesthésie, on marque une partie de son visage qu’il ne peut voir avec de la peinture rouge, puis on le laisse se réveiller. Les chimpanzés qui ont l’habitude du miroir, et seulement ceux-là, commencent à repérer la tache rouge dans le miroir, la touchent du doigt sur leur corps, et certains sentent, même leur doigt ensuite. »11
On ne peut, en lisant ce livre si dense, que se rappeler le mot de Baudelaire : « la nature est un temple ». Un temple qui invite à l’étude, au silence et à l’humilité, plein de ce quelque chose d’inconnu qui nous est plus cher que la vie, comme disait Euripide12 et qui brille dans l’obscurité. Dans les dernières lignes de son livre, Chauvin nous invite à le ressentir comme la perpétuelle renaissance du printemps. Alors […] nous pouvons éprouver nous […] qui l’anime, et qui parfois […]13.
Aimé MICHEL
Chronique n° 410 parue dans France Catholique − N° 2035 − 27 décembre 1985
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 8 janvier 2018
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 8 janvier 2018
- La comète de Halley est connue depuis l’Antiquité. Elle doit son nom à l’Anglais Edmund Halley (1646-1742) qui est le premier astronome à comprendre, en 1705, que les comètes apparues en 1531, 1607 et 1682 sont un seul et même corps céleste. Appliquant les lois de Newton, il montre que cette comète a une orbite elliptique très allongée et fait une révolution autour du Soleil en 76 ans. Il prévoit donc sa réapparition en 1758. En 1757, Joseph Lalande tient compte des perturbations de l’orbite par Jupiter et Saturne et prédit que la comète ainsi retardée ne passera au plus près du Soleil (périhélie) qu’en avril 1759 avec une incertitude d’un mois. L’observation confirme sa prévision (le passage au périhélie a lieu le 13 mars 1759) et, du même coup, la mécanique de Newton qui a servi de base à ses calculs. Lors de son dernier passage, en 1986, la sonde Giotto de l’ESA s’approche à 600 km du noyau de la comète et montre un corps très noir en forme de cacahuète de 16 km de long et 8 km de diamètre. Selon un modèle proposé en 1950 par Fred L. Whipple et largement confirmé depuis (notamment par la sonde Rosetta de l’ESA en 2014-2015), le noyau des comètes est une « boule de neige sale » formée de glaces d’eau, ammoniac, méthane, dioxyde de carbone, etc. et de poussières météoritiques. Chauffées par le Soleil, ces glaces passent à l’état gazeux en entrainant les poussières ce qui crée la chevelure de la comète. Les comètes appartiennent à deux classes : les unes, comme la comète de Halley, ont une période courte (inférieure à 200 ans) et leur orbite est dans le même plan que celui des planètes (plan de l’écliptique), tandis que les autres ont une période longue (plusieurs millions d’années) et des orbites situés dans des plans quelconques. Cela a conduit Gerard Kuiper et Jan Oort à imaginer dans les années 50 qu’elles proviennent de deux réservoirs distincts. Les comètes à courte période proviennent d’un premier réservoir, appelé ceinture de Kuiper, situé au-delà de l’orbite de Neptune entre 30 et quelques centaines d’unités astronomiques (l’unité astronomique ua étant la distance de la Terre au Soleil) ; on a commencé à observer les corps de cette ceinture à partir de 1992 et on pense aujourd’hui que Pluton en fait partie. Les comètes à longue période proviennent d’un second réservoir, le nuage d’Oort, situé à grande distance du Soleil (30 000 à 10 000 ua) ; il est de forme sphérique et contient plusieurs centaines de milliards de comètes. Les perturbations gravitationnelles exercées par le passage d’étoiles voisines peuvent éjecter les comètes de leur orbite, les unes hors du système solaire et les autres vers l’intérieur, ce qui permet leur observation.
- Le séisme de Mexico le 19 septembre 1985 a fait une dizaine de milliers de morts et une trentaine de milliers de blessés. Sur la coulée de boue qui a englouti la ville colombienne d’Amero deux mois plus tard dans la nuit du 15 novembre 1985, voir la note 7 de la chronique n° 409.
- Mysterium, tremendum et fascinans comme l’écrit Jean Fourastié dans sa Lettre ouverte à quatre milliards d’hommes (Albin Michel, Paris, 1970, p. 141) qui reprend à son compte en les citant les propos de Sir Julian Huxley lors d’un colloque de l’UNESCO : « Nous vivons des temps d’apocalypse, gros d’une révélation nouvelle sur la nature, sur nous-même et sur notre signification dans le cosmos. Pour commencer, il nous faut accepter l’univers, pour reprendre la formule de Margaret Fuller. La réalité tout entière, à ce que nous avons, constitue un vaste système d’évolution, un processus directionnel qui tend à la réalisation de potentialités toujours nouvelles. Nous pouvons étudier ce processus et, dans certaines limites, le comprendre et diriger sa marche ; mais, non moins que nos existences, il demeure un mystère qu’il nous faut accepter, un mystère numineux et fascinant, mysterium, tremendum et fascinans. » (Science et synthèse, coll. Idées n° 137, p. 67). Julian Huxley (1887-1975) applique ici à la « réalité tout entière » les mots utilisés par Rudolf Otto pour décrire l’expérience mystique du « numineux » (voir note 3 de la chronique n° 467). Cette référence « mystique » peut surprendre de la part de ce biologiste et penseur éminent, « résolument rationaliste » comme l’écrit le physicien Pierre Auger dans l’article qu’il lui consacre dans l’Encyclopaedia Universalis. D’autant que Julian Huxley, petit-fils de Thomas Huxley, surnommé le bouledogue de Darwin (voir la chronique n° 18, À propos de l’« évolution » : les faits et le regard), fut un des fondateurs du néodarwinisme avec des ouvrages comme Évolution. La synthèse moderne (1942) ou Évolution en action (1952). Mais faut-il être surpris que les maîtres soient plus ouverts que leurs disciples ? Homme aux multiples talents et fonctions, il fut aussi, entre autres, premier directeur général de l’UNESCO de 1946 à 1948 et l’un des principaux promoteurs de l’Histoire du développement culturel et scientifique de l’humanité, publié en six volumes par l’UNESCO de 1949 à 1969. Quant à son frère Aldous, auteur du Meilleur des mondes, il montre une ouverture d’esprit semblable puisqu’il écrivit La philosophie éternelle, une synthèse des enseignements métaphysiques et éthiques des sages et des saints du monde entier.
- Certains inclinent à croire qu’il n’y a plus à s’étonner de l’existence de la vie car la science en a analysé les mécanismes intimes. Sans rien nier de ces exploits scientifiques ni mettre le moins du monde en doute leur pertinence, ce n’est pas faire preuve de quelque faiblesse irrationnelle que de continuer à s’étonner de ce qui est, même quand on le comprend. En outre, ce que l’on comprend se profile toujours sur un arrière-plan d’inconnu, comme par exemple les mécanismes qui ont permis l’émergence de la vie sur la Terre, qu’on ne comprend pas encore. Et même quand cela sera compris, on s’étonnera encore de ce que cela fut possible, et ainsi de suite. Mais plus que la vie, c’est l’expérience consciente qui suscite l’étonnement. Avec elle (qu’Aimé Michel appelle ici pensée en suivant l’usage de Descartes qui ne la limite pas aux facultés mentales de raisonnement mais y rattache aussi les perceptions, l’imagination, la volition…) la science réductionniste atteint une de ses limites car la science elle-même présuppose la conscience. Il est vain d’espérer expliquer la conscience à partir d’une chose plus fondamentale qu’elle qui serait déjà expliquée par la physique. Ce serait comme vouloir démontrer des axiomes à partir des théorèmes fondés sur ces axiomes, exemple type de raisonnement vicieux (voir chronique n° 419, note 2). À partir de ces deux exemples, de la vie et plus encore de la conscience, on comprend mieux le physicien Max Planck lorsqu’il écrit : « Une science n’est jamais à même de donner une solution complète et exhaustive au problème qu’elle doit affronter (…). La tâche (de la science) nous apparaît donc comme (…) un combat sans fin en vue d’un but qui ne sera jamais atteint, parce qu’il est dans sa nature même d’être inaccessible. Il s’agit en effet d’un but métaphysique (…). » (cité par Fourastié, op. cit., p. 122).
- Il s’agit d’une citation du prophète Jérémie : « Écoutez donc ceci, peuple insensé et sans cœur ! Ils ont des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre ! » (chap. 5, v. 21). Le Christ reprend cette expression lorsqu’il dit : « Je leur parle donc en paraboles, parce qu’ils voient sans voir et qu’ils entendent sans entendre ni comprendre » (Matthieu, 13, 13).
- Konrad Lorenz est du même avis qui confie à Aimé Michel : « l’éthologie aurait pu naître un demi-siècle plus tôt en France si vous autres Français saviez reconnaître vos grands hommes. Quand je pense que vous donnez les livres de votre Jean-Henri Fabre à vos enfants pour les amuser » (chronique n° 460, à paraître ultérieurement). Il n’est pas inutile de recourir à l’autorité du fondateur de l’éthologie en cette matière car J. H. Fabre a été l’objet de nombreuses critiques. On lui reproche notamment d’ignorer ses prédécesseurs et confrères, de déterminer les insectes de manière trop approximative (Fabre détestait la systématique) et, surtout, de s’opposer à Darwin par ses conceptions fixistes héritées de Cuvier. La dernière en date de ces études critiques, Fabre, le miroir aux insectes (Vuibert/Adapt, Paris, 2002), due à l’historien du darwinisme et philosophe marxisant Patrick Tort, est très documentée et très sévère. Tout en reconnaissant que « l’homme possède un caractère attachant : mépris des gloires universitaires, retraite laborieuse dans la nature, rejet apparent des honneurs », Tort estime que d’un point de vue scientifique « Fabre a raté presque tous les grands rendez-vous : avec l’évolution, contre laquelle il ne cesse d’être venimeux malgré la bienveillance de Darwin ; avec la microbiologie pastorienne, malgré sa rencontre avec Pasteur ; avec les théories modernes de l’instinct, du comportement et de l’intelligence des animaux, malgré d’infinies observations sur les insectes ». Il lui reproche surtout une « “vulgarisation” (…) complètement inféodée à ses croyances. Pour lui, les “harmonies” de la nature étaient la preuve d’une intelligence transcendante inaccessible à la compréhension. C’est pourquoi cet étrange pédagogue expliquait paradoxalement qu’il ne fallait pas chercher à comprendre. » (https://www.ladepeche.fr/article/2002/07/09/404903-fabre-le-miroir-aux-insectes-de-patrick-tort.html#z62cumBfXRGpeL8d.99). L’ouvrage de P. Tort est accueilli très favorablement dans l’hebdomadaire Marianne en juin 2002 : pour l’auteur de la recension qui signe R. R., l’entomologiste provençal « est sorti d’une fabrique de la gloire, mise en œuvre dès le début du XXe siècle, pour le plus grand profit de l’Église catholique et le plus grand dol de la diffusion d’idées scientifiques débarrassées de toute trace de théologie. Scientifiquement, il ne reste rien des travaux de Fabre. » (https://www.marianne.net/archive/jean-henri-fabre-l-entomologiste-demystifie). Le biologiste Guillaume Lecointre du Muséum renchérit dans sa chronique de Charlie-Hebdo du 16 octobre 2002 : « Les bondieuseries entomologiques de Fabre sont encore prises par des hordes d’amateurs de tous pays pour de la science, précisément par ceux qui n’ont pas compris que la difficulté méthodologique en sciences, par définition, ne saurait justifier un appel au transcendant. » Loin de moi l’idée de défendre J. H. Fabre sur ce terrain-là où ses idées théoriques sont largement périmées. Il n’en reste pas moins que la critique de P. Tort est trop à charge, trop motivée par son athéisme (il a reçu en 2006 le Prix de l’Union des Athées). Il est exagéré de conclure qu’« il ne reste rien des travaux de Fabre » et fort improbable que des « hordes d’amateurs prennent ses “bondieuseries” pour de la science ». Pour une opinion plus équilibrée sur le grand naturaliste on consultera les articles de George Pasteur (« Jean-Henri Fabre », Pour la science, n° 203, 1994, p. 86-92), Giorgio Celli (« Jean-Henri Fabre et l’éthologie », Pour la science, Les Génies de la science n° 13, novembre 2002) et Jacques d’Aguilar (« À propos du comportement de la Punaise grise. Faut-il brûler Fabre ? » (Insectes n° 83, OPIE, 1991, pp. 15-16 ; http://www.insectes.org/opie/pdf/1935_pagesdynadocs4d306dc104cab.pdf). Voici la réponse de l’entomologiste J. d’Aguilar à la question qu’il pose dans ce dernier article : « Non, Fabre n’est pas à jeter aux orties ! Il reste un merveilleux conteur qui charme par la musique des phrases et la richesse des images. C’est ce style qui a éveillé la vocation de bien des jeunes naturalistes et de nombreux éthologistes qui ne le renient pas. Certes il fut un bon investigateur et nombre de ses observations sont exactes et correctement analysées comme l’ont montré des expérimentateurs modernes. Mais ceux qui aujourd’hui tentent de le réhabiliter, comme s’il en avait besoin, ne doivent pas dissimuler ses erreurs de raisonnement. Et même si la lecture des “Souvenirs entomologiques” est quelquefois décevante, elle est toujours captivante et enrichissante. » Un passage où il s’oppose aux vivisecteurs de son époque (voir la chronique n° 409, Questions de bêtes mais point bêtes, sur la conscience animale et la douleur des bêtes) illustre bien son attitude et son style ; Fabre écrit : « Vous éventrez la bête et moi je l’étudie vivante ; vous en faites un objet d’horreur et de pitié, et moi je la fais aimer ; vous travaillez dans un atelier de torture et de dépècement, j’observe sous le ciel bleu, au chant des cigales ; […] vous scrutez la mort, je scrute la vie. » (cité par Rafaële Brillaud, Libération, 25 juillet 2006, p. 14). L’œuvre la plus connue de Fabre, les Souvenirs entomologiques, publiée en 10 volumes entre 1879 et 1907, a été rééditée en deux volumes dans la collection Bouquins de Laffont en 1989. L’édition originale est disponible sur Gallica (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k99159x/f4.image pour le 1er volume). Fabre a écrit plus de 80 autres ouvrages destinés surtout à l’enseignement en physique, chimie, astronomie, sciences naturelles.
- Il s’agit de la chronique n° 406 sur la conscience chez des animaux. On relève avec intérêt qu’elle a suscité beaucoup plus de réactions des lecteurs que les autres, preuve qu’elle touche un point sensible.
- Dans ce livre, Rémy Chauvin prend le contre-pied de la plupart des livres de vulgarisation en s’attachant à décrire des faits que la science contemporaine ne comprend que mal ou pas du tout. « Nous sommes beaucoup plus savants qu’il y a cinquante années, écrit-il, mais je songe souvent que, pour comprendre ce monde vivant à l’étrangeté indicible, il nous faudra dix fois, cent fois plus de temps. » (p. 13). Il dresse en particulier « le bilan de ces exceptions que la vie s’obstine à opposer aux équations évolutionnistes trop simplistes ». Dans Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences (dir. J. Dubessy et G. Lecointre, Syllepse, Paris, 2001), Pierre Deleporte n’y voit que « deux cents pages d’anecdotes scientifiques plus ou moins bien documentées et commentées » (p. 310). Même si on y trouve « une part d’arguments scientifiquement recevables qui mettent en garde contre une vision simpliste de l’évolution », cela ne suffit pas « pour remettre en cause les progrès de la science » (p. 312), surtout lorsque la remise en cause est fondée, selon lui, sur des concepts « obscurs », une logique « incohérente », des procédés « éculés » et des idées « convenues ». Sont rejetés d’un même élan, sans distinction, l’évocation d’un « démiurge », la critique du darwinisme et le rappel de nos ignorances. Aux étonnements de Chauvin, le critique oppose un constat placide : « Dès lors que la nature existe matériellement, ne fallait-il pas de toute manière que “quelque chose” se passe, même d’imprévisible et d’imprévu, et qu’y a-t-il à commenter de cette triviale évidence logique ? » (pp. 314-5). Les options opposées, matérialiste et spiritualiste, viennent recouvrir et masquer des points de vue divergents, eux-mêmes hors de la science mais importants pour son progrès, sur l’état des connaissances, l’un s’attachant à la science constituée et l’autre à la science qui reste à construire. Car pour Deleporte l’essentiel est déjà compris, tandis que pour Chauvin l’essentiel reste à découvrir. On comprendra mieux l’accord profond entre Chauvin et Michel en lisant le texte où ce dernier explique leur première rencontre (voir note 12 de la chronique n° 363). Elle fut provoquée par cette simple phrase de Chauvin qui ouvre son livre Vie et mœurs des insectes : « À des milliers d’années-lumière, mais aussi entre deux brins de mousse, s’agite le mystérieux univers ». Pour les uns l’univers est réellement mystérieux, nous n’en savons pas encore grand-chose et notre relation à lui doit être de respect sinon d’amour, tandis que pour les autres ces affirmations sont insignifiantes : les mystères sont pour les faibles d’esprit et leurs « intrusions spiritualistes » autant d’obstacles à la science pure et dure.
- Darwin (1809-1882) dans son Origine des espèces publié en 1859 ne tient pas compte d’éventuelles « mutations » car il nie que la nature puisse faire des sauts : pour lui les variations intervenant dans l’évolution, petites et continues, proviennent de l’action du milieu et de la transmission des caractères acquis (admise par tout le monde à l’époque). Son contemporain Mendel (1822-1884), qui ne parle ni d’évolution ni de mutation, publie les lois qui portent aujourd’hui son nom en 1865-1866, mais il faut attendre 1900 pour que sa découverte soit reconnue (voir la chronique n° 355). Bien que l’apparition soudaine d’un nouveau caractère chez une espèce ait été connue depuis longtemps (la première étude de ce qu’on l’appelait alors « caprice de la nature », par Antoine-Nicolas Duchesne, date de 1766), c’est Hugo De Vries qui, dans sa Théorie de la mutation en deux volumes publiés en 1901 et 1903, lui donne son nom actuel de « mutation » et son statut de cause première des variations évolutives. L’historien André Pichot explique dans son Histoire de la notion de gène (coll. Champs, Flammarion, Paris, 1999) que les années 1860-1910 furent « une période très trouble de l’histoire de la biologie » en raison de la prolifération de thèses désordonnées et contradictoires, le plus souvent spéculatives voire délirantes, où il est difficile d’établir la filiation des idées. En particulier, on ne peut dater précisément et attribuer à un seul auteur l’interprétation mendélienne de la mutation. Curieusement, dès cette époque, les biologistes se réclament de Darwin, « même et surtout » quand ils proposent des théories anti-darwiniennes. « À l’arrivée (vers 1910-1915), on obtiendra une théorie génético-évolutionniste à peu près cohérente, qui sera appelée darwinisme, mais qui aura intégré toutes sortes d’idées initialement anti-darwiniennes (parfois contradictoires entre elles) », tant est grande la capacité du darwinisme à « digérer les notions les plus hétérogènes ». En tout cas, toutes les théories de l’hérédité produites durant cette période 1860-1910, même les meilleures (de Spencer, Nägeli, Darwin, Galton, Weismann et De Vries), relèvent de la spéculation sans fondements et non de la science telle qu’on l’entend habituellement : « C’est parce que nous les lisons en les réinterprétant à l’aide des théories actuelles que nous avons l’impression d’y voir, sinon de la science, du moins une anticipation de la génétique moderne ». La Théorie de la mutation de De Vries illustre bien ces observations. Selon André Pichot, cet ouvrage de 1300 pages, « un peu confus » et « inconséquent », est fondé sur des « “concepts mous”, toujours susceptibles de s’adapter à ce qu’il s’agit d’expliquer », sur des notions (y compris celle de mutation) « jamais clairement définies », et sur des bases expérimentales déficientes car les mutations de la plante étudiée par De Vries ne sont pas des mutations au sens où on l’entend aujourd’hui ! De Vries expose une théorie considérée à l’époque comme concurrente de celle de Darwin, en dépit de sa déférence de façade à son égard. En effet, contrairement à Darwin, il pense, d’une part, que l’évolution résulte de mutations brusques et qualitatives, non de petites variations continues (pour lui la nature fait des sauts), et d’autre part, que la sélection ne joue qu’un rôle secondaire par rapport aux mutations. Ces remarques ont valeur générale : toutes les disciplines scientifiques se sont construites et continuent de se construire sur fond d’incertitudes et souvent de polémiques, même si ces dernières ont atteint ici une ampleur inhabituelle. Dans un souci de simplification et d’édification, l’enseignement ultérieur des disciplines tend à gommer ces difficultés et à reconstruire une histoire linéaire faisant ressortir, parfois à l’excès, de grandes figures héroïques opposées à des ignares. On peut dire ici avec Jeanne d’Arc que nombre de ces figures n’ont mérité « ni cet excès d’honneur ni cette indignité ». On pourra alors relire, par exemple, l’œuvre de J. H. Fabre et les opinions professées à son sujet avec le regard à la fois critique et tolérant de l’historien.
- L’argument n’est pas décisif. D’une part, le darwinisme n’implique aucune tendance vers la complexité croissante. D’autre part, la biosphère ne pourrait subsister sans les micro-organismes qui représentent d’ailleurs l’essentiel de la biomasse.
- On aura reconnu le fameux « test du miroir » dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises (voir note 5 de la chronique n° 164 et note 10 de la chronique n° 406).
- La traduction littérale de ce vers d’Euripide (Hippolyte, v. 190) est « … quelque chose d’autre plus aimé que la vie… ». Aimé Michel a fait plusieurs fois allusion à ce vers, notamment dans les chroniques n° 415 et surtout n° 416 (à paraître ; nous y reviendrons à ce moment-là).
- La dernière page du tome de l’année 1985 de la collection de F.C. que j’ai consultée à la bibliothèque universitaire de Fels de l’Institut Catholique de Paris était en partie déchirée, faute d’une couverture cartonnée, et je n’ai pu reconstituer cette partie du texte.