LA BÊTE HUMAINE (*) - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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LA BÊTE HUMAINE (*)

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Chaque année, entre le 25 mars et le 4 avril, un couple de rouges-queues noirs rentre de sa migration hivernale et s’installe dans le toit de ma maison. C’est là que les deux oiseaux vont nicher, élever leurs petits et jouir jusqu’aux derniers jours d’octobre des dons sauvages de la montagne.
Jouissance pleine de périls, car les parages sont aussi occupés par d’autres bêtes qui n’ont pas moins de raisons de se croire chez elles et dont quelques-unes ne pardonnent pas la négligence : une chatte haret qui a fait de mes murs le centre de son territoire et un couple de belettes.
Un observateur naïf (comme l’étaient les naturalistes jusqu’à Fabre) serait invinciblement porté à comprendre le manège quotidien des deux oiseaux parmi les arcanes de ce monde dangereux comme un prodige toujours renouvelé de sagacité, de prévoyance et de ruse.

Animaux penseurs ?

Voici par exemple les petits éclos. Il faut les nourrir, et l’on sait l’appétit des jeunes oiseaux. Cela oblige les parents à une chasse constante, à un va-et-vient perpétuel entre les prés et bois voisins et le nid. Mais si le terrain de chasse est varié, le nid, lui, ne bouge pas : l’oiseau chasse dans tout le voisinage, mais c’est toujours au même endroit qu’il rentre quand, de son bec, il a cueilli quelque chenille. Toujours au même endroit, alors que des yeux à qui rien n’échappe sont là, dans l’ombre des buissons, vigilants et au plus haut point intéressés par les frêles proies grandissant dans le secret des nids. C’est merveille de voir les ruses des deux parents pour varier à l’infini le chemin du retour et feindre de fausses rentrées, surtout quand quelqu’un est là qui regarde. Ils se posent au sommet d’un arbre, attendent, font semblant de porter leur proie ailleurs et ne se décident à pénétrer dans le toit que quand tout danger est écarté. Comment ne pas prêter à l’animal une espèce de raisonnement ? « Celui qui est en train de me surveiller là n’a sûrement pas des intentions avouables. S’il me voit rentrer, c’en est fait de mes petits. Prenons un air dégagé. Faisons semblant d’aller ailleurs. »
Or on sait, depuis la découverte des « déclencheurs » (releasers) par l’école objectiviste et les observations classiques de Lashley, Tinbergen et Lorenz, que l’on se trompait complètement jadis en prêtant de telles pensées à l’oiseau (a).

L’oiseau « pense » en effet, mais pas du tout de cette façon, ou du moins très rarement. La découverte de la vraie nature de la pensée animale nous oblige à considérer avec un respect renouvelé le vieux principe d’immanence des philosophes, lequel, on s’en souvient, enseigne qu’« on ne pense que sa pensée ». Une observation faite, je crois, pour la première fois par Niko Tinbergen va nous permettre de comprendre le principe du « déclencheur ». Suivons le manège d’un oiseau en nidification. On constatera qu’il attaque furieusement tout ce qui bouge près du nid. On constatera aussi que les appels au secours de sa nichée stimulent son courage jusqu’à l’héroïsme. Faisons alors, pendant que les parents sont éloignés, l’expérience très simple consistant à prendre un petit et à le déposer à côté du nid de telle façon qu’il suffise de le pousser un peu pour l’y réintégrer. Les piaillements du rejeton égaré vont alerter les parents, qui accourent aussitôt. Et l’on constate que chez la plupart des espèces, les parents, loin de ramener du bec l’oisillon perdu pour le remettre à sa place, ou bien le chassent, ou bien même le tuent sans hésiter. Que signifie cette scène incompréhensible ?
Ceci, qui a été établi au prix de mille expériences d’une patience et d’une ingéniosité infinies au cours des trente dernières années : ce n’est pas l’individualité de ses petits qui inspire les sentiments de l’oiseau, mais un ensemble de signaux expérimentalement dissociables parce que non perçus comme correspondant à une individualité. On sait par exemple que la poule a une vue excellente : tandis qu’elle picore dans les prés, elle sait reconnaître la silhouette d’un rapace apparaissant très haut dans le ciel ; elle ne la reconnaît pas seulement à ses dimensions, mais bien à sa forme, comme le montre une expérience fameuse trop longue à rapporter ici ; or, la mère poule voit périr ses poussins avec une complète indifférence si elle n’entend pas leurs piaillements de détresse ; inversement, elle se hérisse, s’affole et attaque tout ce qui bouge si, quoique ayant sa couvée indemne sous les yeux, elle en entend les piaillements enregistrés au magnétophone. Ses sentiments « maternels » ne sont pas suscités par les poussins, mais par les piaillements des poussins 1 . Les poussins de la poule ont plus de réalité individuelle dans la pensée de l’homme que dans celle de la poule. Et cependant la poule sait à l’occasion mourir pour eux, alors que nous les élevons pour les mettre à la broche.

La presque totalité du comportement animal est fondée sur la mécanique des déclencheurs. Les éthologistes sont allés si loin dans la connaissance de cette mécanique qu’ils savent maintenant utiliser des leurres constituant ce qu’ils appellent des déclencheurs « supernormaux » ou « superoptimaux » : en dissociant les divers éléments du déclencheur naturel et en essayant séparément chacun d’eux, on arrive à fabriquer un déclencheur artificiel que l’animal préfère au déclencheur naturel, ce qui le conduit à des comportements dénaturés. Le poussin de la mouette rieuse tend le bec vers celui de ses parents lorsque ceux-ci se penchent sur lui pour régurgiter la nourriture ; le bec des parents est jaune avec une tache rouge ; Baerends et Tinbergen ont pu établir que ce qui provoque la réaction du poussin, c’est la tache rouge et elle seule ; si bien que la petite mouette préférera toujours tendre son bec vers un leurre grossier, mais entièrement rouge, plutôt que vers le bec nourricier de sa mère.

Hommes machines ?

Tout cela, n’est-ce pas ? semble prouver que les bêtes ne savent pas réellement ce qu’elles font, qu’elles sont bêtes, en un mot, puisque la plupart de leurs comportements, même les plus compliqués, même extérieurement les plus semblables à ceux de l’homme, sont déclenchés par des signaux. On a ainsi prouvé que l’oiseau, qui met tant d’intelligence à construire son nid et à le cacher, ne sait pas que c’est un nid qu’il fait ; que c’est un piaillement qu’il aime, et non un être ; et qu’on peut proposer à son « amour », d’absurdes simulacres auxquels il se dévouera aveuglément. Est-ce le lieu de nous rengorger, de nous féliciter d’être libérés de cette mécanique ?

« Quand deux êtres (humains) s’étreignent, écrit Paul Ricœur, ils ne savent pas ce qu’ils trouveront. » C’est là une profonde observation morale mais qui peut aussi se charger d’un sens biologique très précis : l’acte d’amour chez l’homme est si peu motivé par la réalité qu’il recouvre, à savoir la procréation, que seules les cultures avancées savent qu’il engendre, et que les cultures primitives n’établissent aucun lien de cause à effet de lui à la procréation ; ce qui n’a nullement empêché les peuples primitifs de se perpétuer jusqu’aux premières civilisations, et quelques-uns d’entre eux jusqu’à nos jours.

Nous qui savons sommes-nous plus malins ? L’érotisme, que l’on nous présente comme une conquête de la conscience moderne, est-il autre chose que la systématisation du déclencheur supernormal ? Quelle est au juste la différence entre le plaisir pour le plaisir et le choix systématique du faux bec rouge par la petite mouette ? Pour ma part, je ne vois pas cette différence 2 . La mouette tend son bec vers la tache rouge non parce que celle-ci indique sa mère, qu’elle ignore, mais parce que la vision de la tache rouge suscite en elle une envie qu’elle apaise en tendant son bec. Et c’est là le principe même de tous nos actes instinctifs, lesquels sont la trame de notre vie.

Nous ne mangeons pas pour nous nourrir, mais pour satisfaire notre faim. Quand nous buvons, savons-nous si notre organisme a besoin d’eau ou de vin ? Nous ne connaissons que notre envie de boire. La preuve, c’est l’alcoolisme. La conscience des vrais buts de nos actes est presque toujours absente de notre esprit. C’est en quoi notre nature plonge encore tout entière dans l’animalité d’où elle est sortie. 3 .

Découvrir cela, ce n’est pas seulement retrouver derrière saint François notre frère le rouge-queue. C’est prendre conscience que l’homme de demain, même et peut-être surtout le plus authentiquement spirituel, n’aura nulle peine à imaginer cent motifs de modifier sa nature dès que la biologie, comme je l’ai dit dans une précédente chronique 4, lui en donnera le moyen.

Aimé MICHEL

(a) Konrad Lorenz : Der Kumpan in der Umwelt des Vogels (Journ. Ornith. 83, 1935, p. 137 et 289). – K. S. Lashley : Experimental analysis of instinctive behaviour (Psychological Review, 45, 1938, p. 445). Ces deux publications sont les premières en date. (5)5.

(*) Chronique n° 92 parue dans F.C. – N° 1327 – 19 mai 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, 2008), chap. 6 « Pensée animale », pp. 185-188.

Notes de Jean-Pierre ROSPARS

  1. Ces faits ont été portés à la connaissance du public dès 1934 par Jacob von Uexküll, célèbre biologiste allemand dont nous avons présenté la vie et l’œuvre en marge d’une précédente chronique (voir n° 90, La grenouille au fond du puits − Les bêtes et les hommes sont assujettis aux limitations de leur cerveau, parue ici il y a un mois). « [Q]uiconque, écrit von Uexküll, a déjà observé dans une basse cour la manière dont la mère poule se précipite au secours de ses poussins ne pourra douter qu’elle ne manifeste ainsi une action téléologique » c’est-à-dire dirigée vers un but. Or il n’en est rien : « Dans ce cas précisément de très belles expériences ont apporté toute la certitude possible. Si on attache un poussin par une patte, il pousse des pépiements aigus qui incitent la mère poule à suivre le son, les plumes hérissées, même quand le poussin est invisible. Dès que la mère poule l’aperçoit, elle se met à lancer de furieux coups de bec contre un adversaire imaginaire. Mais si l’on pose une cloche de verre sur le poussin attaché, de façon que la mère poule le voie mais ne puisse entendre ses pépiements, elle n’est pas troublée le moins du monde par sa vue. Ici encore, il ne s’agit pas d’une action téléologique, mais également d’une chaîne ininterrompue de cercles fonctionnels. Le caractère perceptif du pépiement provient normalement de façon indirecte d’un ennemi qui attaque le poussin. Ce caractère perceptif est normalement effacé par le caractère actif “coup de bec” qui chasse l’ennemi. Le poussin qui se débat mais ne pépie pas ne constitue pas un caractère perceptif déclenchant une activité particulière. Ce serait d’ailleurs entièrement déplacé parce que la mère poule n’est pas en mesure de le défaire de ses liens. » (Mondes animaux et monde humain, trad. Ph. Muller, Gonthier, 1965, pp. 50-51).

    Von Uexküll en donne un autre exemple toujours chez la poule : « Encore plus étrange et plus dépourvu de finalité est le comportement d’une autre poule. Elle avait couvé ensemble des œufs d’une race de poules blanches et un œuf de sa propre race noire. Elle se comportait à l’égard de ce poussin, qui était sa chair et son sang, de façon tout à fait dépourvu de sens. Elle se précipitait en entendant ses pépiements, mais si elle le remarquait parmi les poussins blancs, elle le chassait à coups de bec. Les caractères perceptifs acoustiques et optiques du même objet éveillaient chez elle deux cercles fonctionnels contradictoires. Sans doute les deux caractères perceptifs du poussin n’étaient-ils pas fondus en une unité dans le milieu de la poule. » (p. 51). L’auteur multiplie les exemples de ces comportements d’apparence téléologique mais dont l’analyse révèle qu’ils ne le sont pas.

  2. Aimé Michel s’est toujours montré sarcastique envers la recherche du plaisir pour le plaisir sous toutes ses formes (érotisme, hédonisme, « paradis artificiels »).
  3. L’idée que « la conscience des vrais buts de nos actes est presque toujours absente de notre esprit » est développée dans L’Apocalypse molle (Aldane, 2008). En ce sens notre propre comportement n’est pas si différent de celui de la poule ou de la tique (voir chronique n° 90, La grenouille au fond du puits, 31 août 2011). Attention, cette idée est difficile, non parce qu’elle est compliquée mais parce que sa simplicité même risque de la laisser passer inaperçue.
  4. Il s’agit de la chronique n° 91, La fin de la nature humaine ?, parue ici la semaine passée. Aimé Michel y explique que la victoire sur le cancer et les maladies mentales « passe par les connaissances qui mettront les commandes de l’évolution entre nos mains ». Rien n’arrêtera la réalisation de ces projets visant à modifier l’homme « puisque le développement de la science a échappé au contrôle de l’homme ». Il en tire les conséquences : « L’homme va changer non parce qu’une fois de plus dans son histoire il abandonnera certaines idées ou sentiments pour en adopter d’autres, non parce qu’il changera de société, de culture, de religion, de civilisation, car tout cela c’est le contenu de l’homme : c’est de nature qu’il va changer. Il va devenir un autre être. (…) Si personne ne pense à cet avenir si proche c’est qu’il est impensable. Nous pouvons facilement imaginer la disparition de l’homme, son extermination, son effacement. Mais qu’il soit remplacé, que nos arrière-petits-enfants ne soient plus des hommes et que, s’il en subsiste encore dans un siècle ou deux, les hommes soient parqués dans des réserves ou d’autres êtres iront les regarder avec curiosité, cela, c’est de la science-fiction. »
  5. Sur l’article de Lorenz (Le compagnon dans le milieu de l’oiseau) voir la chronique n° 79, L’importance des premières années − Empreinte et éducation précoce, parue ici le 20.06.2011