L’URNE AUX CHIMÈRES - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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L’URNE AUX CHIMÈRES

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Comme tout un chacun, je suis distraitement la campagne électorale 1, m’émerveillant des éloquences contradictoires, des sophismes qui font recette, des enthousiasmes comme des haines inexpliquées. Rien peut-être ne nous instruit mieux qu’une campagne électorale télévisée sur les ressources et les limites de ce qui fait notre singularité dans le monde vivant, la raison. Sur ce point, quel progrès avons-nous fait depuis le temps où Socrate dénonçait les professeurs de dialectique capables (ils s’en vantaient) d’enseigner aux jeunes gens avides de pouvoir, l’art de montrer successivement qu’une cause est bonne ou mauvaise, qu’il fait nuit en plein jour et que la neige est noire ?2 Plus faciles à berner Les sophistes athéniens avaient sur nos discoureurs une supériorité : le cynisme le plus complet. On me dira que les nôtres n’en manquent pas. Peut-être ! Et pour la plupart même c’est probable. Mais ils ne s’en vantent pas. Ils feignent la sincérité, ce dont les sophistes ne se souciaient aucunement, se flattant au contraire de pouvoir soutenir n’importe quelle opinion au choix. Je ne sais où est le progrès. D’un côté nous avons besoin, pour approuver une évidente imposture, de croire à la sincérité de celui qui nous la sert. C’est un progrès. C’est, veux-je dire, un progrès moral. La foule, dans sa majorité – cette majorité qui justement fonde la démocratie – rejette les menteurs démasqués. Mais, et c’est là qu’apparaît notre infériorité par rapport aux Athéniens, nous sommes plus faciles à berner. Les plus grosses ficelles étalées sous nos yeux ne détrompent guère notre esprit partisan. Descendons de ces généralités moroses et bien connues. Nous entendons souvent déplorer le partage de notre pays en deux blocs à peu près égaux entre lesquels toute amorce d’entente, fut-ce sur le plus petit problème, est systématiquement rejetée : l’opposition semble par définition vouée à une seule et mécanique réponse : NON (j’ai l’air ici d’accuser l’opposition actuelle ; mais les autres pays aussi politisés que le nôtre montrent qu’il en est ainsi généralement). Il n’y a pas lieu pourtant de s’étonner : le partage des partis en deux blocs à peu près égaux n’est pas le produit d’un merveilleux hasard. Il est l’aboutissement d’un processus inéluctable dans tout régime parlementaire. Même si vous avez au départ un rapport de 3 contre un, il suffit d’attendre pour qu’il s’équilibre à 2 partout. Pourquoi ? parce que c’est à quoi conduit inéluctablement le lutte pour le pouvoir. Il y a toujours un groupe qui, en un temps variable, découvre son rôle d’arbitre et ne peut résister à en jouer. Si ce groupe n’existe pas, il se crée. Voyez les génération spontanées du parti tiers dans les régimes les plus nettement polarisés, l’anglais et l’américain. Évidemment il faudrait trouver la géniale et improbable mécanique constitutionnelle dans laquelle opposition et majorité auraient intérêt à examiner chaque vote objectivement, et non dans la seule perspective d’un pouvoir à garder ou à prendre. Hélas, la merveilleuse mécanique semble introuvable. Les Israéliens à qui l’on ne peut refuser une longue expérience et une profonde connaissance des réalités politiques, se sont donné la loi électorale probablement la plus juste sur le papier, loi qui pourtant ne peut marcher qu’en se détraquant, comme on le voit3. Le haut-parleur n’a rien dit Mais enfin, passons, tout cela n’est pas encore l’objet de science4. Je voudrais souligner un fait découvert par les psychologues et qui ne peut que rendre pensif. L’hallucination vraie, spontanée, est un phénomène rare. Par exemple, la probabilité pour que l’un de nous – auteur et lecteurs de cette chronique – voie couramment un petit chat entrer dans son bureau en traversant le mur, est faible. Cela ne m’est jamais arrivé, ni personne de ma connaissance (mettons à part les effets d’un éthylisme avancé et les fameux éléphants roses). En revanche, l’hallucination provoquée, dont on parle peu, est si fréquente que l’on devrait en tenir compte dans tout calcul ayant des groupes humains pour objet. Elle a été étudiée par de nombreux chercheurs aux États-Unis (a). L’expérience classique est celle de T.X. Barber réalisée par ce psychologue sur ses étudiants dans le cadre d’un programme de l’US Public Health Service. Le principe est le suivant. Barber fait entrer un étudiant dans un confortable bureau. Un haut-parleur le prie poliment de se mettre à son aise, lui annonce qu’une expérience va commencer, lui dit de fermer les yeux et d’écouter l’enregistrement de « O douce nuit ». Après trente secondes, on lui demande d’ouvrir les yeux et de donner l’une des réponses suivantes a) j’ai-entendu clairement « O douce nuit » joué par le haut-parleur ; b) j’ai entendu « O douce nuit » mais c’était dans ma tête ; c) j’ai eu la vague impression d’entendre dans ma tête « O douce nuit » ; d) je n’ai rien entendu du tout. Les résultats (confirmés ailleurs par d’autres chercheurs) laissent pensifs. Un peu moins de 50 % des gens sont capables d’entendre dans leur tête un air qu’ils savent, ce qui confirme le sens musical des Américains ; un peu plus de 50 % entendent un peu ou rien du tout, soit dans leur tête, soit autrement mais dans la première moitié, 5 % ont clairement entendu « O douce nuit » joué par le haut-parleur (qui ne jouait rien). Faire « voir » ce qu’on promet Il est normal qu’en fermant les yeux on puisse, dans le silence, entendre telle musique que l’on veut, et l’on peut même regretter qu’une personne sur deux soit incapable de le faire. Ce qui est inquiétant, c’est d’apprendre que 5 % perçoivent cette musique sous forme hallucinatoire. D’autres expériences ont été faites dans les mêmes conditions sur l’hallucination visuelle. On demande aux sujets d’observer le petit chat qui entre dans le bureau (fermé !). Environ 30 % des gens sont capables d’imaginer cette scène clairement ce qui à mon avis est très insuffisant : tout le monde devrait pouvoir imaginer clairement une scène décrite. Mais il est plus regrettable encore de découvrir que 2,5 % des gens affirment que le petit chat était réellement dans le bureau (expériences de Barber, Calverley, Bovers, Spanos, de 1964 à 1968)5. Ces expériences ne peuvent être généralisées qu’avec prudence : les sujets étaient des personnes jeunes (les étudiants), dans une situation particulière : relation étudiant/professeur6. Mais les expérimentateurs ne visaient pas à convaincre de quoi que ce soit. Ils ne faisaient aucune éloquence. En outre, le leader politique jouit d’une bien plus grande autorité psychologique (le fameux charisme). C’est d’ailleurs grâce à sa faculté de convaincre qu’il est devenu leader politique. La conclusion, dans les pays où la télévision est reine et l’éloquence chose banale, ne saurait guère faire de doute : les choix très balancés (50/50) découlent pour une part inquiétante de l’hallucination. D’autant plus que la promesse, la « vision » sont, entre tous les discours, les plus puissamment hallucinogènes. Une large part de l’éloquence politique consiste à faire voir ce qu’on promet. Sachant cela, il faut se faire une raison. L’hallucination joue un rôle certain dans la politique. Souvent elle fait surgir l’Histoire : quand un homme, ou quelques hommes, parviennent à faire halluciner massivement leur utopie, à la rendre plus vraie que la réalité aux yeux de la foule. C’est ainsi, et l’on ne peut que faire des vœux pour que les hallucinations contradictoires se neutralisent, laissant sa chance à la raison7. Aimé MICHEL (a) Bibliographie dans Origin and Mechanisms of Hallucinations (nombreux auteurs, Plenum Press, New York et Londres 1970). Confirmé depuis par d’autres travaux. Chronique n° 334 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1792 – 17 Avril 1981 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 4 avril 2016

 

  1. Au premier tour des élections présidentielles, le 26 avril 1981, Valéry Giscard d’Estaing obtint 28,32% des suffrages exprimés, François Mitterrand 25,85%, Jacques Chirac 18%, Georges Marchais 15,34% et les autres candidats (Brice Lalonde, Arlette Laguiller, Michel Crépeau, Michel Debré et Marie-France Garaud) se partagèrent 12,48% des voix. Au second tour, le 10 mai, François Mitterrand fut pleinement soutenu par tous les candidats de gauche et d’extrême gauche alors que Giscard d’Estaing ne bénéficia que de ralliements hésitants, notamment de Jacques Chirac. Le président sortant n’obtint que 48,2 % des voix contre 51,8 % au candidat socialiste. Pour la première fois un président de la Ve république était issu de la gauche. Les élections législatives des 14 et 21 juin confirmèrent l’élection présidentielle : le parti socialiste y obtint la majorité absolue avec 284 sièges sur 488.
  2. Il s’agit d’une variante du discours d’Aimé Michel contre l’éloquence comme principal critère de jugement, car « le plus éloquent peut n’y rien connaître », voir la note 2 de la chronique n° 327, À propos d’un livre du professeur Grassé : « L’homme en accusation » – Trois idéologies apparentées : malthusianisme, darwinisme social et sociobiologie (25.01.2016).
  3. Je ne sais pas à quels évènements de la vie politique israélienne Aimé Michel fait ici allusion. Toutefois il est probable qu’ils soient liés au mode de scrutin en usage dans ce pays, non pas majoritaire mais proportionnel intégral. Les candidats sont présentés par les partis politiques et un parti doit obtenir au moins 2 % des voix pour obtenir un siège à la chambre législative, la Knesset. En raison du nombre de partis, la majorité résulte en général d’un bloc électoral ou d’une alliance de partis. Le chef de l’Etat, qui est élu par la Knesset, prend comme Premier ministre le chef du bloc ou du parti qui a obtenu le plus de sièges. À l’époque où cette chronique a été écrite, le Premier ministre était Menahem Begin (1913-1992). En mai 1977, il avait réussi l’exploit de gagner les élections contre les travaillistes au pouvoir depuis 1968, grâce aux couches populaires séfarades qui se considéraient comme des laissés-pour-compte de l’État travailliste. Avec lui « c’est un autre Israël qui accède au pouvoir », légitimant de très anciennes valeurs, y compris la montée en force des thèmes religieux les plus orthodoxes (Jean-Claude Klein de l’université Paris IV, article sur Begin de l’Encyclopaedia Universalis). En juillet 1980, Jérusalem « réunifiée » devient capitale de l’État ; les implantations juives se multiplient en Cisjordanie et à Gaza et l’économie est libéralisée avec une forte montée de l’inflation (160 % en 1983). Le grand succès de l’ère Begin est la paix avec l’Égypte d’Anouar El Sadate (mars 1979) à la suite des accords de Camp David. Son plus sérieux échec est la guerre du Liban, déclenchée en juin 1982, qui ne réussit ni à reconstruire un État libanais fort, ni à marginaliser la Syrie, ni à éliminer l’Organisation de libération de la Palestine de Yasser Arafat. Fort affecté par la mort de sa femme en novembre 1982, il se retire progressivement de la vie politique avant de démissionner sans explication en octobre 1983.
  4. S’agit-il du scrupule d’un chroniqueur qui n’est, en principe, chargé que de parler de science ?
  5. Ces expériences n’ont pas été contestées à ma connaissance. Theodore X. Barber (1927-2005) et son collègue David Smith Calverley (1937–2008) sont toujours cités pour leurs travaux sur l’hypnose. Selon l’article publié par le New Yok Times à sa mort (http://www.nytimes.com/2005/09/23/us/theodore-barber-dies-at-78-was-major-critic-of-hypnosis.html?_r=0) Barber fut un « critique majeur » de l’hypnose. Après un doctorat en psychologie sociale, et une période à Harvard, il avait rejoint la Fondation Medfield, un centre privé de recherche psychiatrique du Massachusetts, en 1961. Il avait montré qu’un état de somnolence pouvait être induit par une simple suggestion verbale sans avoir recours aux protocoles formels des hypnotiseurs. La suggestion marchait sur 20 % des sujets testés tandis que 25 % restaient sans réaction. Par la suite, il identifia les 2 à 4 % de la population les plus sensibles à la suggestion et contribua à montrer qu’ils étaient des « phantasmeurs doués » (gifted fantasizers) ou susceptibles d’amnésie. Il introduisit l’Echelle de suggestibilité qui porte son nom pour mesurer la susceptibilité d’un patient à la suggestion (http://www.amsciepub.com/doi/pdf/10.2466/pr0.1965.16.3.809), échelle qui est toujours en usage. Pour une mise au point récente sur les travaux de Barber, voir http://sleepandhypnosis.org/ing/DergiPdf/b0477989e0e24d018d5b464d17fe39b7.pdf.
  6. Barber mentionne cette objection : comme c’est le même expérimentateur qui a administré les suggestions et qui a demandé au sujet d’estimer la clarté des hallucinations, les sujets ont pu affirmer avoir clairement entendu les sons et vu les objets suggérés pour plaire à l’expérimentateur ou pour être de « bons » sujets. Pour cette raison, Spanos et Barber (1968) ont inclus une condition expérimentale supplémentaire dans laquelle la réponse aux suggestions a été évaluée par une personne n’ayant joué aucun rôle dans l’expérience. On a demandé aux sujets de donner une réponse honnête à cet évaluateur. Les résultats ont été clairs : les sujets n’ont pas modifié leurs réponses. Qu’un témoignage honnête soit demandé ou non, presque la moitié des sujets non sélectionnés (étudiants en secrétariat, infirmerie ou collège) attestent qu’ils entendent clairement une hallucination auditive suggérée et presque un tiers attestent qu’ils voient clairement une hallucination visuelle suggérée. (https://books.google.fr/books?isbn=1461586453). L’idée centrale de cette chronique que le discours politique puisse donner lieu à des hallucinations du genre de celles décrites par Barber n’est semble-t-il pas venue à d’autres auteurs. En tout cas je n’en ai pas trouvé d’indications…
  7. Aimé Michel avait de nombreuses raisons de se défier de la politique préconisée par François Mitterrand. En matière économique, son inquiétude s’exprime dès octobre 1981 dans la chronique n° 346, Excursion en économie : les maîtres pataugent les profanes doutent – La grave question du chômage (20.04.2015), où il rappelle quelques règles de base en la matière. La politique économique du gouvernement, fondée sur les nationalisations, les grands travaux et la relance par la consommation, coûteuse et inefficace, sera abandonnée à partir de mars 1983, après trois dévaluations successives, d’importantes fuites de capitaux et le risque de briser les mécanismes de solidarité de la Communauté européenne. En novembre 1983, c’est sur la politique scolaire qu’il manifeste son opposition dans la chronique n° 380, En lisant Monsieur Mexandeau : vive l’école plus libre – Contre la « guerre scolaire » et l’uniformité (28.9.2015). Ces politiques d’inspiration marxiste ne pouvaient que susciter ses critiques tant il était convaincu du caractère foncièrement erroné de la doctrine marxiste (voir par exemple les chroniques n° 220, La crise dans les pays de l’Est (II) – Avantages et inconvénients de la vie dans les pays de l’Est (13.08.2012), et n° 339, Utopiste qui veut faire mon bonheur, t’es-tu regardé dans un miroir ? – Comment l’illusion de savoir mua la philanthropie marxiste en son contraire, 10.11.2014).