En voyant réapparaître ma signature dans ce journal, des amis inconnus ont bien voulu m’écrire qu’ils étaient satisfaits de cet événement modérément historique et qu’ils m’assuraient de leurs prières et bonnes pensées1. Merci à eux de tout cœur. Quiconque lit la « France catholique » étant par définition charitable et bien élevé, je n’ai reçu aucune lettre disant en substance : « Ah, la barbe, encore vous ! », mais quand on se mêle de publier il faut toujours penser à ceux qu’un excès de courtoisie retient de réagir au vitriol.
Dans le cas présent, il doit y avoir d’abord les vrais aficionados de la science qui ne trouvent pas dans mes articles une simple et objective vulgarisation, pure de tout lyrisme. Je les comprends, mais on ne se refait pas2. À part la musique et le paysage où je suis né, je ne connais rien de plus beau qu’un beau théorème sur les nombres premiers. Le moyen, cela étant, de s’en tenir toujours à une impersonnelle gravité ! Puis, il y a ceux, très nombreux dans notre cher et vieux pays, que la science même agace et qui y voient la plus peccamineuse manifestation de notre ubris3. Héritiers de notre tradition humaniste et classique, ils préfèrent lire Racine, voire Virgile et Homère, et tiennent qu’il y a du diabolique à aller dans la lune et à chasser l’équation fondamentale de la physique. Peut-être ! Mais je n’en crois rien.
Je crois au contraire que tout ce qui dans l’histoire échappe à la volonté et au libre arbitre de l’homme est l’œuvre de la Providence, et que c’est le cas de l’évolution de la science4. Personne n’a décidé d’informatiser ce siècle qui va s’informatisant de plus en plus vite. Les créateurs de l’informatique ne se connaissaient pas et ne se sont jamais rencontrés. Les aurait-on assassinés à temps que rien n’en aurait été changé (l’un d’eux l’ailleurs, souffrant de solitude, s’est suicidé5). Ceux qui n’aiment pas la science ont peut-être d’aussi bonnes raisons que le malade qui n’aime pas sa maladie. Mais après avoir vainement ronchonné, il faut bien accepter : « Que ta volonté soit faite. » Vous et moi avons été choisis pour vivre au siècle de l’informatique et de l’exploration spatiale, et non à celui d’Homère.
Je crois que la Providence ne nous a pas choisis et envoyés sans raison, même si celle-ci nous échappe.
Est-ce une rêverie de professeur Nimbus ?
Justement, en même temps que mes lettres de congratulation, douces au cœur, je lisais le livre d’un savant japonais sur la dernière théorie physique à la mode, dont il est l’un des promoteurs. Je le lisais tout en réfléchissant sournoisement à la façon dont je pourrais peut-être faire passer quelque chose de ses sublimes abstrusités dans ce journal (je ne le lisais pas en japonais ! Ce savant écrit banalement en anglais, ou plutôt en américain, comme font même les Russes) (a).
Ah, la belle théorie ! Non seulement elle est potentiellement capable d’expliquer tout ce que l’on sait, mais ce qui est un peu embarrassant, elle explique aussi certaines choses qui n’existent pas, ou dont plutôt il semble exclu que nous ayons jamais connaissance. Par exemple, en plus de notre univers, elle suppose l’existence d’un autre univers totalement différent, à six dimensions, dont nous avons été à jamais séparés par l’acte même de création : le fameux big bang originel.
Pour donner une idée de la puissance de cette théorie, dite de supercordes (superstrings), Michio Kaku, le physicien japonais6, propose l’apologue suivant : les physiciens allemands ont compilé toutes nos connaissances actuelles en physique, et cela donne une collection de livres qui occupe tout un mur de bibliothèque ; or, dit Michio Kaku, si la théorie des Supercordes est la bonne, on peut remplacer ce fatras de livres par une seule équation dont tout le reste découle. Mais malheureusement, comme je l’ai dit, il en découle aussi une belle collection d’entités inconnues dont il va falloir trouver le moyen de se débarrasser discrètement, et notamment, outre l’univers presque jumeau quelque dix milliards de milliards de particules dont seules quelques dizaines veulent bien se montrer.
Ceux qui n’aiment pas la science auront peut-être ici envie de se visser quelque chose dans la tempe droite du bout de l’index. Qu’est-ce encore que cette théorie des supercordes ? Est-elle autre chose qu’une rêverie de professeur Nimbus ? Comment le savoir quand les enjeux se décident dans la nuée de terribles abstractions impénétrables au non spécialiste ? On peut d’abord, mais prudemment, faire confiance à ceux qui savent. Le prix Nobel Steven Weinberg est de ceux-là ; et selon lui les supercordes permettront peut-être bientôt d’unifier enfin les quatre forces à l’œuvre dans la création : électromagnétique, faible, forte et gravitationnelle, en une seule formule, ouvrant ainsi devant nous des possibilités dont on ne peut avoir idée7. Si nous avons besoin de ces pouvoirs nouveaux et si nous en ferons un bon usage, c’est une autre affaire, mais rappelons-nous : l’avance de la science est une loi de notre histoire, inéluctable, épreuve où nous jette la Providence. Ce qui doit se faire se fera, que les acteurs du drame le veuillent ou non, que ceux-ci y participent ou que ceux-là y rechignent.
Mais plutôt que de chercher (vainement) à anticiper l’imprévisible, on peut essayer de comprendre le cheminement qui a conduit les savants jusqu’à cette théorie. On verra alors à quel point cette loi d’avancement de la science se sert des hommes bien plus qu’elle n’est le produit de leur volonté8.
Découvrir quelque chose de rigoureusement inutile
L’affaire commence en France dans les années 1820, avec les méditations solitaires du jeune prodige Evariste Galois. Vers sa 17e ou 18e année, réfléchissant au problème jusqu’à lui insoluble de la résolution des équations de degré supérieur à quatre, il invente l’idée de « groupe ».
Le « groupe » se définit en quelques lignes, hélas ésotériques, où apparaît le mot de « symétrie ». Ayant cherché la formule la moins abstruse chez ceux qui en ont parlé, j’ai trouvé ceci dans un texte du mathématicien américain J.-R. Newman :
« La théorie des groupes est une branche des mathématiques dans laquelle on fait quelque chose sur quelque chose, puis l’on compare le résultat avec le résultat obtenu quand on fait la même chose sur autre chose, ou bien quelque chose de différent sur la même chose. » Newman veut bien admettre qu’il s’agit d’un « suprême exemple dans l’art de l’abstraction »9.
Galois était tellement en avance sur les meilleurs mathématiciens de son temps qu’il fut recalé deux fois au concours de Polytechnique pour ses propos « incompréhensibles », selon le mot d’un de ses juges, l’illustre Poisson. On sait que Galois mourut à vingt ans dans un duel, ou plutôt un assassinat, en 1831. Dans ses papiers on trouve des allusions à des équations qui ne furent redécouvertes que des décennies après sa mort.
La théorie des Groupes fut développée à la fin du siècle dernier par un autre prodige, le Norvégien, Sophus Lie. N’essayons de comprendre, ou plutôt de deviner intuitivement, que l’importance de la symétrie étudiée par cette théorie. Je crois que l’on peut sentir la différence entre la symétrie d’une boule, qui reste semblable à elle-même dans quelque sens qu’on la tourne, celle d’une bouteille qui ne reste semblable à elle-même que si on la fait tourner autour de son axe vertical, et celle d’une chaise qui n’est symétrique qu’entre sa droite et sa gauche, c’est-à-dire par rapport à un plan fixe.
La vraie abstraction commence quand on considère les symétries non plus de corps solides que l’on peut retourner dans ses doigts, mais de propriétés abstraites exprimées dans des équations. Ce sont là les symétries de Galois et de Lie. « Avant la théorie des groupes de Lie, remarque Michio Kaku sur un ton d’humour froid peut-être japonais, les mathématiciens pensèrent qu’ils étaient enfin arrivés à découvrir quelque chose de rigoureusement inutile. Espoir déçu : un siècle plus tard, c’est cette théorie qui permet aux physiciens d’élaborer leurs Supercordes. »
Avec la théorie des groupes, les physiciens étudient toutes les symétries imaginables sur une entité fondamentale qui n’est plus une onde ni un corpuscule (les deux maîtres mots de la physique jusque-là), mais quelque chose qui a, et qui n’a que, les propriétés d’une corde vibrante, comme la corde d’un violon. D’où le nom de Supercordes (je devrais aussi expliquer le mot super, et par conséquent la différence entre la supersymétrie et les symétries entrevues plus haut. J’en suis bien incapable, n’en ayant moi-même qu’une vague intuition)10.
Deux remarques pour conclure. D’abord sur le parfum pythagoricien de ces théories de la fin du 20e siècle qui retrouvent une sorte de musique au cœur le plus profond du monde physique : il y a toujours un Grec là où l’on trouve du neuf.
Enfin sur l’heureuse surprise de lire dans l’histoire de ces découvertes le nom de nombreux jeunes mathématiciens français qui y jouent un rôle de tout premier plan, aux côtés d’Américains, Anglais, Chinois, Japonais, Italiens, Russes : André Neveu, Pierre Ramond, Joël Scherck, Jean-Loup Gervais, d’autres sans doute que j’ignore, sont la lointaine semence de Galois (b).
Aimé MICHEL
(a) Et comme s’apprête à faire notre propre Académie des Sciences dont les vénérables Comptes Rendus seront bientôt bilingues. Pour être lus, hélas.
(b) Joël Scherck est lui aussi mort tragiquement après une vie presqu’aussi mouvementée que le créateur de la théorie des Groupes(11.
Chronique n° 445 parue dans F.C. – N° 2142 – 5 février 1988
[||]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 13 mars 2017
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 13 mars 2017
- Aimé Michel n’avait pas écrit dans F.C. pendant quatre mois d’août à novembre 1987. À son retour dans le journal il écrit : « Quelques lecteurs ont peut-être remarqué mon absence de ce journal au cours des derniers mois. C’est que, comme il arrive à tout le monde, j’ai fait l’expérience de la maladie et des hôpitaux » (chronique n° 442, Savoir qu’on ne sait pas, qui sera mise en ligne ultérieurement). Ce sont les premières manifestations d’une maladie qui devait l’emporter cinq ans plus tard.
- Le lyrisme, parfois contenu, souvent manifeste, est une des particularités de la vulgarisation d’Aimé Michel mais ce n’est pas la seule. Il y a aussi l’insistance sur l’inachèvement de nos connaissances, le caractère provisoire de nos théories, l’ouverture à des faits généralement mal considérés et sous-estimés, si bien que ce lyrisme apparaît non pas seulement comme l’admiration devant les résultats acquis de la science mais aussi l’émerveillement pour tout ce qui reste à découvrir et qu’on ne peut encore que deviner comme un paysage dont les lointains sont perdus dans la brume. L’une des formes de cette sensibilité particulière au sublime est le « spiritualisme scientifique » qui l’anime : il ouvre des espaces immenses et des possibilités infinies, aux antipodes des limitations et du désespoir de visions du monde courantes chez nombre de penseurs, philosophes et savants, de Sigmund Freud à Jacques Monod et de Bertrand Russell à Steven Weinberg. On conçoit tout ce que ce lyrisme et cet enthousiasme peuvent avoir d’irritant pour ceux qui attendent une « simple et objective vulgarisation » mais, pour d’autres, elles sont à la source de l’intérêt durable de ses écrits. Voir la note 4 ci-dessous pour quelques compléments.
- On traduit souvent ce mot grec, ubris ou hubris, par démesure, excès, orgueil. Dans une précédente chronique, Aimé Michel en a donné l’explication suivante : « Il n’est bon pour l’homme, ni qu’il se croie complètement perdu, car il choit dans la superstition, ni qu’il se prenne pour Zeus, car alors (c’est la vengeance de ce dernier) il devient idiot. Les Grecs avaient un mot pour ce genre de folie, qu’ils tenaient à juste titre pour la plus désespérée : le mot hubris. » (Chronique n° 267, Le rêve infantile du scientisme, 25.04.2013). Hérodote, par exemple, exprime cette idée dans la mise en garde d’Artabane à son neveu Xerxès qui s’apprête à lancer son immense armée à la conquête de la Grèce : « Regarde les maisons les plus hautes, et les arbres aussi : sur eux descend la foudre, car le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure. » (L’enquête, livre VII, paragraphe 10, traduction d’A. Barguet dans la Pléiade).
- On n’entend plus guère parler de nos jours de Providence, idée désuète dont le siècle n’a que faire mais qui éclaire le lyrisme dont il est question plus haut. Ce dont il s’agit, défini ici en peu de mots comme ce qui échappe à la volonté des hommes, est évoqué dans de nombreuses autres chroniques, surtout à propos de l’Histoire : « L’histoire dans ses vastes mouvements est un processus naturel, comme l’évolution des étoiles. Comme elle, elle nous manifeste la pensée divine, plus précisément la Providence. » (n° 315, L’homme dans les étoiles ? – Il semble que la destinée de l’homme soit dans l’espace, 10.10.2016). Ou encore : « L’Histoire prolonge la Préhistoire et à travers les générations toujours monte dans le même but, vers la pensée, l’esprit. Ad augusta per angusta, vers les hauteurs par les sentiers étroits, vers le sacré par l’angoisse. C’est ce qu’il est difficile d’apercevoir en une brève vie, mais notre vie n’est pas la mesure du temps. » (n° 396, L’impossible regard froid – Dans le coupe-gorge : des Falachas à Zinoviev en passant par l’IDS, 27.06.2016). Le mot « Providence » se trouve dans le titre de trois chroniques qui en précisent le sens et les implications : n° 316, Les voies de la Providence – L’histoire est faite par les hommes, mais jamais comme ils le prévoient, 17.10.2016 ; n° 332, La Providence et les microscopes… – Certaines ignorances sont providentielles, 07.04.2014 ; n° 419, Une idée nouvelle : la Providence… – Les quatre paradigmes et les trois formes de hasard, 07.11.2016. Il ne faut cependant pas se méprendre sur ces vues et les peindre trop en rose. La vie est une épreuve, le monde, un coupe gorge, mais il va quelque part. L’expression latine Ad augusta per angusta résume bien ces aspects antinomiques.
- Il s’agit d’Alan Turing mais on pense aujourd’hui qu’il s’est suicidé par suite des tracasseries dont il a été l’objet en raison de son homosexualité. Voir note 6 de la chronique n° 181, Des machines intelligentes – Ordinateurs intelligents de Turing et machines autoreproductrices de von Neumann (18.08.2013). J’emprunte le sous-titre de cette chronique a une remarque célèbre de Turing, en écho à la chronique mise en ligne la semaine dernière, Petite apocalypse des machines parlantes. Il rappelle qu’au centre de toutes les interrogations sur le monde se trouve le mystère de la pensée (esprit, conscience ou âme, comme on voudra).
- En réalité Michio Kaku est Américain. Il est né en 1947 à San José de parents d’origine japonaise, bien que son père soit lui-même né en Californie. Kaku est professeur de physique théorique à New York. Il est l’auteur de nombreux travaux sur la théorie des cordes et la physique quantique des champs. Il s’est fait connaître du grand public par plusieurs livres de vulgarisation dont Au-delà d’Einstein (1987), Hyperespace (1994), Visions (1998), Le Cosmos d’Einstein (2004), Mondes parallèles (2004), Physique de l’impossible (2008), Physique du futur (2011), Futur de l’esprit (2014).
- L’unification des forces a toujours été l’un des principes moteurs de la physique. Newton, en 1687, a d’abord unifié la chute des corps sur Terre et le mouvement des astres dans le ciel par la gravitation universelle. En 1864, Maxwell a unifié les phénomènes de l’optique, du magnétisme et de l’électricité en créant l’électromagnétisme. Plus récemment, Gerard ‘t Hooft et Martinus J.G. Veltman ont unifié l’électromagnétisme et la force nucléaire faible dans la théorie électrofaible qui leur a valu un prix Nobel en 1999. On cherche maintenant à aller plus loin en unifiant les forces électromagnétique, faible et forte au sein de théories dites de grande unification ou GUT, puis en unifiant ces dernières à la force gravitationnelle (théorie de tout). Plusieurs théories de grande unification ont été proposées, qui toutes prévoient que le proton et le neutron sont instables avec une demi-vie de l’ordre de 1030 années. Les expériences faites n’ayant pas confirmé cette prédiction (nous en avons dit quelques mots dans la chronique n° 417, Le rassurant petit fromage – Du melon de Bernardin de Saint-Pierre au super-melon du Principe anthropique, 24.10.2016), aucune de ces théories n’a encore convaincu. Grande unification et théorie de tout restent donc pour l’instant des objectifs à atteindre.
- Cette idée reprend ce qui est dit au début de la chronique sur « tout ce qui dans l’histoire échappe à la volonté et au libre arbitre de l’homme », commenté en note 4 et aussi dans la note 3 de la chronique n° 315, L’homme dans les étoiles ? déjà citée.
- Cette définition de la théorie des groupes par James R. Newman se trouve dans son anthologie des grands textes mathématiques : The World of Mathematics, publiée en quatre volumes en 1956 à Londres (par G. Allen and Unwin) et à New York (par Simon et Schuster). Elle ouvre (vol. III, page 1534) la courte introduction de Newman à la IXe partie intitulée « L’art suprême de l’abstraction : la théorie des groupes ». Cette théorie est présentée par deux textes écrits par le mathématicien Cassius J. Keyser (1862-1947) et le physicien Sir Arthur Eddington (1882-1944). La notion de groupe permet une grande économie de pensée parce qu’elle s’applique dans des situations très diverses où on fait usage d’opérations (encore appelées relations) qui peuvent être arithmétiques (par ex. addition, multiplication), géométriques (par ex. translation, rotation) ou plus abstraites (par ex. un calcul mathématique, une fonction, une inférence…), ce que Henri Poincaré formule ainsi : « Les mathématiciens n’étudient pas des objets, mais des relations entre les objets ; il leur est donc indifférent de remplacer ces objets par d’autres, pourvu que les relations ne changent pas. La matière ne leur importe pas, la forme seule les intéresse » (cité en tête de l’article d’Eddington). Comme cette notion fait maintenant partie de l’enseignement élémentaire des mathématiques, on peut se risquer à en donner la définition. Un ensemble G est muni d’une structure de groupe pour une certaine opération o (à lire « rond » qu’on appelle également loi de composition) s’il satisfait les quatre conditions suivantes : (a) Si a et b sont des éléments de G alors c = aob est aussi un élément de G. (b) Si a, b, c sont des éléments de G, alors (aob)oc = ao(boc) et l’opération est dite associative. (c) Il existe un élément e de G appelé élément neutre tel que aoe = eoa = a. (d) Tout élément possède un symétrique a’ tel que aoa’ = a’oa = e ; autrement dit tout élément composé avec son symétrique donne l’élément neutre. Cette définition est plus compliquée en apparence qu’en réalité comme on peut s’en persuader en l’appliquant. Un exemple simple de groupe est celui des entiers (positifs et négatifs) muni de la loi d’addition : l’élément neutre est zéro et le symétrique de tout entier a est –a. Par contre l’ensemble des entiers de 1 à 10 muni de la multiplication n’est pas un groupe (par ex. 3 x 4 = 12 qui n’est pas un élément de l’ensemble) ; l’ensemble des entiers positifs muni de la soustraction ne l’est pas non plus (par ex. 3 – 4 = –1 qui n’est pas un élément de l’ensemble). D’une façon générale on peut dire que la plupart des paires ensemble plus opération ne sont pas des groupes, d’où l’intérêt d’identifier les rares cas qui en sont. Newman relève que cette théorie des groupes a, en un peu plus d’un siècle, « effectué une remarquable unification des mathématiques, en révélant des connexions entre des parties de l’algèbre et de la géométrie qui furent longtemps considérées comme distinctes et sans liens. “Partout où des groupes se sont révélés ou ont pu être introduits, la simplicité s’est cristallisée au sein d’un relatif chaos.ˮ » Il peut paraître surprenant que des notions finalement aussi simples et importantes aient mis si longtemps à apparaître. Pourquoi cette idée si puissante n’est-elle pas née plus tôt, s’étonne C.J. Keyser, puisque ses constituants élémentaires, l’idée d’ensemble, celle d’élément appartenant ou non à un ensemble, et celle de loi de composition, étaient déjà familiers il y a des milliers d’années. « Cette question est une parmi de nombreuses autres dont les réponses, si elles sont jamais trouvées, constitueront (…) l’histoire encore non écrite du développement de la curiosité intellectuelle. » Vaste sujet sur lequel Aimé Michel a médité dans la chronique n° 53, À dix minutes de l’an 4000, 24.01.2011.
- Ayant déjà épuisé, je le crains, la patience du lecteur avec la notion de groupe, je m’en voudrais de continuer avec celle de supersymétrie. Le lecteur intéressé pourra consulter à ce propos, par exemple, le livre de Paul Davies, Les forces de la nature (coll. Champs, Flammarion, 1997) ou celui de Gilles Cohen-Tannoudji et Michel Spiro, Le boson et le chapeau mexicain (Folio essais n° 579, Gallimard, 2013). Ces derniers auteurs rappellent que la supersymétrie a soulevé de grands espoirs chez les théoriciens car, en la combinant avec la structure en corde dans la théorie des supercordes (voir à ce propos la note 1 de la chronique n° 13), on pensait pouvoir déboucher rapidement sur la « théorie de tout », unifiant les interactions électrofaible, forte et gravitationnelle. Mais il fallut déchanter avec la mise en route du LHC, le Grand Collisionneur de protons du CERN près de Genève : contrairement aux attentes, on n’y a découvert jusqu’à présent aucun signal positif de la présence de supersymétrie. Mais tout espoir n’est pas perdu : les particules supersymétriques attendues seront peut-être découvertes quand le LHC pourra fonctionner en conditions nominales tant en termes d’énergie que de nombre de collisions par seconde, ce qui est prévu pour les années 2020 à 2030. Attendons donc.
- Joël Scherck (1946-1980) travaillait au Laboratoire de Physique théorique de l’École normale supérieure (ENS). Dans Une brève histoire du temps (Flammarion, 1989), Stephen Hawking note : « Sherk (sic) mourut dans de tragiques circonstances (il souffrait du diabète et entra dans le coma alors que personne ne se trouvait à proximité pour lui faire une injection d’insuline.) » (p. 199). Quant à sa « vie mouvementée », Aimé Michel fait sans doute allusion aux nombreux voyages qu’il fit pour les besoins de sa recherche : Orsay, Princeton, Berkeley (où il collabora avec Michio Kaku), Orsay, CERN, New York, Caltech, Aspen, Cambridge puis retour au bercail à l’ENS. Son camarade André Neveu de l’ENS (http://string.lpthe.jussieu.fr/sugra30/TALKS/Neveu.pdf) et son collègue John Schwartz du Caltech (https://arxiv.org/pdf/0904.0537v1.pdf) ont raconté les souvenirs qu’ils ont gardés de Joël Scherck.