L'oubli - France Catholique
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100 ans. Donner des racines au futur
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L’oubli

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Dans ‘Le paresseux’ du premier septembre 1759 (NDT : un feuilleton paraissant dans un hebdomadaire) Samuel Johnson observe : « il n’y a rien dont les hommes se plaignent le plus que la perte de mémoire ». Il ne se référait pas à la perte de mémoire due à l’âge ou à la maladie. Différentes techniques ont été imaginées pour nous aider à mémoriser. Nous avons tous des amis qui, tels Google, ont une mémoire stupéfiante.

Concernant l’introspection, Johnson ajoute que : « nous souffrons tout autant de la persistance d’images indésirables que de l’évanescence de celles qui sont plaisantes ou utiles ». Nous appelons généralement ces envahissements tentations et distractions.

Johnson se demande ensuite si « nous tirons davantage de bénéfice de l’industrie de la mémoire ou de celle de l’oubli ». Beaucoup de choses devraient tout simplement être oubliées. Pourtant chacune des choses qui nous sont arrivées, tout ce que nous avons entendu ou lu, peuvent un jour ou l’autre nous revenir en mémoire.

« L’oubli est nécessaire au souvenir » affirme Johnson. Des émerveillements frivoles tournent dans notre esprit : « si les pensées inutiles pouvaient être extirpées de notre esprit, tous les éléments valables de notre savoir pourraient réapparaître plus fréquemment ».

Nous préférons probablement ne pas vivre dans un monde qui ne laisse pas de temps ou d’occasion pour des pensées fugaces venant nous ennuyer. Mais dans quelle mesure aurions nous pu apprendre ou inventer le moyen de chasser les idées, « bonnes ou mauvaises », qui nous empêchent d’être attentifs à un projet qui en vaut la peine ?

Nous ne devrions pas non plus trop nous tracasser pour « les calamités futures ». On évoque « le réchauffement global », des tremblements de terre ou des visiteurs venus de l’espace. « Toute détresse inutile est stupidité manifeste et celui qui ressent les maux avant qu’ils ne se présentent doit être blâmé à juste titre ; cependant il est certain que celui qui redoute l’avenir est plus raisonnable que celui qui se lamente sur le passé ».

Toutes les actions humaines, tous les choix humains qui ont pris place dans le passé sont inscrits pour toujours. Ils ne changeront pas, par contre ils contiennent la leçon de leurs motivations. Cependant, « les affaires de la vie sont devant nous ». Néanmoins, nous pouvons apprendre des maux passés.

« Ce qui est craint peut parfois être évité, mais ce qui est regretté aujourd’hui peut bien être également regretté demain ». Johnson est parti de la mémoire, poursuivant sur le pardon, l’inquiétude pour le futur, puis le regret du passé. Le passé n’est pas totalement inerte dans nos vies. Nous pouvons le considérer, voir ce qui est arrivé en bien et en mal.

Nous pouvons regretter. A la base du pardon, il y a la prise de conscience que quelque chose est désordonné/ peccamineux, que quelque chose a besoin d’être pardonné. Nous ne pouvons pas être miséricordieux pour quelque chose qui n’est pas regretté.

« Seule une très petite partie du temps passé à méditer produit une mise en garde satisfaisante ou un chagrin salutaire » avertit Johnson. Ces moments qui produisent un tel regret sont potentiellement salvateurs. Cependant :

la plupart des mortifications dont nous avons souffert surviennent de la concomitance de circonstances locales et temporaires qui peuvent ne jamais se rencontrer à nouveau ; et nombre de nos déceptions ont succédé à ces attentes de ce que la vie ne permet pas de se former une deuxième fois.

La plupart des choses n’arrivent qu’une fois. Toutes les « secondes fois » sont également différentes.

Pouvons-nous faire quelque chose à cette situation ? « Cela pourrait ajouter beaucoup au bonheur humain si un art pouvait être enseigné permettant d’oublier tout ce dont le souvenir est à la fois inutile et affligeant, si cette douleur qui ne peut jamais cesser dans le plaisir pouvait être complètement évacuée, de sorte que l’esprit puisse fonctionner sans contrainte et que le passé ne puisse plus envahir le présent ». Johnson se rendait compte que « cet art de l’oubli » de tout ce qui est défavorable n’est probablement pas dans nos gènes.

Cependant « peu de choses peuvent être bien faites quand l’esprit ne s’y applique pas tout entier ». Dans ces quelques lignes se trouvent contenue toute l’histoire des bonnes et des mauvaises habitudes et de leur instauration. La « liberté » d’une éducation libérale surgit précisément ici : « le travail de chaque jour s’applique au jour en question, et celui qui se résout à ne pas avoir un nouveau sujet de regret demain n’aura pas loisir de regretter les contrariétés d’hier. Nos loisirs ne doivent pas être passés à nous tracasser pour des choses auxquelles nous ne pouvons rien.

« Mais oublier ou se rappeler sur commande sont l’un et l’autre également hors de la portée de l’homme. » Johnson demeure un réaliste. Nous serons toujours tracassé à un degré ou à un autre par des tentations et des pensées décousues. Travailler à améliorer sa mémoire peut se révéler utile.

Dans des mots qui auraient pu être écrits par Aristote, Johnson poursuit : « la raison veut, dans une lutte déterminée, prendre le pas sur l’imagination, et le pouvoir de transférer son attention peut être obtenu, comme le discernement le suggère. » L’aptitude à juger clairement nous permet de choisir et de donner toute notre attention à ce que nous jugeons digne de notre réflexion.

Les ultimes paroles de Johnson sont celles-ci : « les maussades et les aigris se trouvent toujours parmi les gens qui n’ont rien à faire ou qui ne font rien. Nous devons être préoccupés du bien et du mal, et celui qui n’attend rien du présent aura tendance à se tourner vers le passé. »

Les maussades et les aigris, soit n’ont rien à faire, soit ne font rien. D’aussi sages paroles devraient être gardées en mémoire.


James V. Schall S.J., qui a été durant 35 ans professeur à l’université de Georgetown, est l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques en Amérique.

Illustration : Portrait de Samuel Johnson par Sir Joshua Reynolds (copie) vers 1769 [Galerie Nationale du Portrait, Londres]

Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/06/05/on-forgetfulness/