Pour qui a vécu déjà assez longtemps, il paraît évident qu’il s’est produit un étonnant changement de climat intellectuel et moral depuis les années soixante, où c’était plutôt un optimisme triomphant qui s’affirmait. Il y avait quelques bonnes raison pour cela. On s’éloignait de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, la croissance économique justifiait l’appellation de l’économiste Jean Fourastié, célébrant « les Trente glorieuses ». On ne percevait pas de limite à cet essor qui allait permettre à l’humanité un avenir à l’opposé des misères des siècles passés. L’optimisme se déclinait sous diverses versions idéologiques, la société sans classe des marxistes se conjuguant à la religion saint-simonienne d’une société industrielle faisant franchir à l’humanité une phase décisive.
Même à certains égards, le concile Vatican II a été considéré comme partie prenante de cet optimisme, qui présentait parfois des aspects eschatologiques. Le remarquable succès de l’œuvre du père Teilhard de Chardin ne consonait-il pas avec cette conception d’une histoire orientée vers le rassemblement du genre humain ? À l’époque, j’avais été frappé par la mise au point du père de Lubac à cet égard, car il y avait, contrairement aux préjugés, chez son aîné de la Compagnie de Jésus, un sens aigu de la présence du mal en ce monde. Teilhard n’avait-il pas écrit : « Oui, plus l’homme devient homme, plus s’incruste et s’aggrave – dans sa chair, dans ses nerfs, dans son esprit – le problème du Mal : du mal à comprendre et du mal à subir… »1
Aujourd’hui où l’actualité oblige à tourner le dos à l’optimisme des années soixante, et où c’est l’angoisse du présent et du futur qui s’incruste dans les âmes, il conviendrait peut-être de comprendre, avec le cardinal de Lubac, que l’optimisme de Teilhard ne fut en lui qu’une victoire de la foi, et que c’est elle que nous devons revendiquer.