La controverse sur la mémoire et les blessures du passé, dont nous avons plusieurs fois parlé ici même, atteint un degré d’exacerbation dangereux si elle ne parvient pas à un travail d’élaboration et de purification. Ce n’est pas sans raisons mûrement réfléchies que le philosophe Paul Ricœur, au terme de son existence, a tenu à explorer cette question de la mémoire, non sans lui associer celles de l’oubli et du pardon. Il ressentait l’importance existentielle, à la fois philosophique et politique, d’une préoccupation moderne, née de la morsure indicible des tragédies du vingtième siècle. Vivre dans une sorte de mémoire compulsive des aspects les plus insupportables du passé, n’est-ce pas s’exposer à une attitude mortifère ? Sans une certaine tempérance que permettent un relatif oubli et un pardon généreusement accordé quand il est sincèrement demandé, il n’est pas d’avenir ouvert à la liberté.
Force est de constater que les échanges actuels sur l’histoire coloniale, celle des traites négrières, avivent les puissances du ressentiment mutuel. On s’étonne que certaines responsables ne prennent pas conscience des risques considérables qui résident dans l’instrumentalisation d’une telle querelle, alors que la sagesse exigerait l’apaisement et l’approfondissement des connaissances, à l’encontre des simplifications polémiques. La décision du président de la République de créer “une mission pluraliste pour évaluer l’action du Parlement dans les domaines de la mémoire et de l’histoire” ne peut qu’être saluée, car elle répond à une exigence civique urgente. La responsabilité de la communauté universitaire est également engagée, car c’est sur elle que repose la tâche d’une étude du passé dans ses aspects les plus conflictuels, qui échappe – autant que possible – aux enjeux idéologiques. Plus généralement, c’est la nation tout entière qui doit prendre conscience d’une solidarité en acte qui suppose le refus de se laisser piéger dans les méandres névrotiques d’un hier que l’on confond, sans discernement, avec les difficultés d’aujourd’hui.
Nous ajouterons qu’il y a aussi une dimension spirituelle, capitale, dans cette affaire. La théologie chrétienne propose une anamnèse continuelle du passé, mais celle-ci est complètement engagée dans le mouvement rédempteur du salut. C’est pourquoi, on peut méditer avec profit ce que saint Augustin écrivait de la mémoire personnelle, en transposant sa pensée dans le domaine de la mémoire collective : “Voilà pourquoi, Seigneur, nous t’ouvrons notre cœur, en te confessant nos misères et tes miséricordes sur nous, afin que tu parachèves notre délivrance que tu as commencée, et afin que nous cessions d’être malheureux en nous, pour trouver en toi ton bonheur. Car tu nous as appelés à l’esprit de pauvreté, à la douceur, aux larmes, à la faim et à la soif de justice, à la miséricorde, à la pureté du cœur, à l’esprit de paix” (Confessions, Livre XI, prologue). Il y a aussi une espérance de délivrance des fautes collectives, sans laquelle il n’y a pas de vie commune possible. C’est la grâce que nous pouvons souhaiter à la France “plurielle” d’aujourd’hui.
Gérard LECLERC