Boko Haram, Al-Shabab, AQMI ou Ansar Dine, que se passe-t-il chez les musulmans d’Afrique noire ? Si l’histoire de l’islamisation du continent depuis le XIe siècle est une suite d’offensives djihadistes, je voudrais montrer ici que l’on n’en est pas là aujourd’hui. Ces tentatives, prétendument destinées à « dynamiser » les communautés musulmanes d’Afrique subsaharienne, feront long feu.
D’abord elles sont marginales par rapport à la géographie physique et humaine de l’ « Islam noir » : Tombouctou et Mogadiscio sont sur les bordures extérieures, Touaregs ou Songhais, Somalis sont à la périphérie et ne débordent pas de leurs territoires. Le Nord-Est nigérian où opère Boko Haram est plus central mais circonscrit.
En second lieu, elles sont « divisionnistes » dans des sociétés qui privilégient le consensus. Vous allez me dire que c’est la définition même de ces mouvements, leur raison d’être, mais la nouvelle solidarité qu’ils prétendent promouvoir, celle des « combattants » de la foi, oblige leurs partisans à rompre avec leur environnement. Les jeunes qui rejoignent leurs rangs le font à titre purement personnel, alors que l’Islam est vu comme essentiellement social : les conversions ne sont pas individuelles, c’est le groupe qui s’engage. Ces mouvements correspondent donc à un état de déstructuration des sociétés traditionnelles qui est certes visible ici ou là mais reste très en avance sur l’évolution de la sociologie africaine.
Troisièmement, les Etats moteurs de l’islam, à l’intérieur comme à l’extérieur, ne sont plus les mêmes. Hier le Soudan, au temps de Tourabi, où Osama Ben Laden se sentait en sécurité, et pour les influences extérieures, un grand activisme de l’Arabie saoudite et de l’Iran, ainsi que de l’Egypte. Ces Etats sont aujourd’hui hors jeu. Aujourd’hui, l’Etat que l’on suit en Afrique, qui est influent au sein de la Conférence islamique, c’est le Sénégal démocratique, et ceux qui de l’extérieur attirent et s’activent, ce sont la Malaisie (notamment ses universités) et la Turquie (ainsi que le Maroc et la Tunisie). Car les besoins des musulmans africains ne sont plus la construction de mosquées à tous les coins de rue ou tous les dix km le long de routes désertes, mais en priorité l’éducation supérieure et le commerce international.
« L’Islam noir » en effet n’est pas immobile. C’est bien à tort qu’on le représente selon la tradition comme globalement illettré, piétiste, replié sur lui-même, figeant ses femmes dans un statut inférieur. Pour avoir refusé de fréquenter les écoles des missions, les musulmans avaient abandonné le champ politique aux chrétiens et/ou aux militaires, se réservant l’économie informelle. Tout change depuis quelques années. J’ai été privilégié d’assister à cette évolution en Côte d’Ivoire dans les années 90, avec la promotion et l’entrée en politique d’élites musulmanes dans la foulée d’Alassane Ouattara. Une nouvelle génération a installé un Conseil national islamique (CNI) ivoirien avec de vrais universitaires, en liaison avec l’« arabofrancophonie » au Maroc et dans la diaspora en France même. Authentiquement musulmans et authentiquement laïcs, bénéficiant d’une organisation de type quasi « ecclésiastique » car le CNI unifiait et structurait la grande majorité de la communauté. Ceci permit à la guerre civile ivoirienne des années 2000 de ne jamais devenir une guerre de religions.
Côté économique, on sait le succès de la « finance islamique ». Le président de la Banque islamique de développement à Djeddah en Arabie saoudite a longtemps été un brillant sénégalais. Les Banques du Golfe puis de Malaisie ont trouvé un marché de prédilection en Afrique au détriment de nos banques françaises et même de l’Agence française de développement, qui ont découvert avec un grand retard l’impact et, sans jeu de mots, l’intérêt de ces techniques bancaires particulières. L’ouverture à la mondialisation, où les femmes d’affaires notamment jouent un grand rôle, a été paradoxalement plus rapide pour l’Islam noir que pour d’autres régions de l’Afrique (hors Afrique du Sud).
Curieusement, pendant ce temps, le christianisme africain faisait le chemin inverse à la faveur d’une « inculturation » bien pensée mais parfois mal cadrée, qui est apparue à certains musulmans – et à d’autres – comme une forme de « retour aux fétiches », mettant en avant des « valeurs africaines » certes authentiques, méconnues dans le passé colonial, mais qui devaient être vécues comme un préalable à une entrée dans la mondialisation plutôt que comme une sorte de substitut à celle-ci.
Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne l’Islam noir, les dérives terroristes limitées auxquelles on assiste ne devraient pas nous cacher la forêt en marche d’une Afrique musulmane de plain pied dans la mondialisation, qui rattrape ses retards et parfois prend de l’avance sur la partie « christianisée » jugée habituellement la plus moderne et la plus « éclairée » du continent.