27 FÉVRIER
On n’a peut-être pas relevé suffisamment la situation singulière de l’intellectuel Ratzinger dans le débat allemand, tel qu’il se déroule depuis plusieurs siècles. Il pourrait pourtant nous renseigner sur les sous-bassements de certaines polémiques actuelles. Dans la conférence prononcée à l’université de Ratisbonne le 12 septembre 2006, Benoît XVI, en centrant sa réflexion sur les rapports de la raison et de la foi, s’est principalement intéressé à trois crises de la pensée, qui concernent directement l’histoire de l’Allemagne. Il s’agit d’un programme de déshellénisation, c’est-à-dire de rupture d’avec l’héritage philosophique de la Grèce, qui a d’abord concerné Luther et la Réforme. La sola scriptura s’énonce comme un refus de l’enfermement philosophique de la parole biblique. Le kantisme, avec la fin de la métaphysique de l’être, se situera dans le même sillage. Seconde étape, celle de la théologie des dix-neuvième et vingtième siècles symbolisée par le seul nom de Adolf von Harnack. Même refus du Dieu des philosophes pour ne retenir que le retour à Jésus, homme simple et interprète d’un message moral philanthropique. La théologie est ramenée à une discipline purement scientifique ; il ne s’agit plus que d’histoire, telle que la discipline se définit alors. La question philosophique de Dieu est alors évacuée et l’on ne garde du christianisme qu’ « un misérable fragment ». Cela vaut aussi pour l’homme coupé de ses interrogations fondamentales. La troisième et dernière étape concerne le débat contemporain sur la pluralité des cultures qui obligerait, selon certains, à revenir au simple message du Nouveau Testament, pour que le christianisme puisse s’inculturer dans les autres aires culturelles sans leur imposer un bagage philosophique qui ne leur conviendrait pas.
La troisième étape est peut-être moins spécifiquement allemande, mais elle coïncide trop bien avec les conceptions d’Harnack pour qu’on ne discerne pas un lien direct de parenté ou de subordination. Par ailleurs, on ne doit pas oublier, ce que le Pape ne dit pas à Ratisbonne, mais qu’il doit avoir à l’esprit, à savoir la volonté de fabriquer un christianisme spécifiquement germanique. Ce qui suppose non seulement sa déshellénisation mais aussi sa déjudaïsation. Harnack, spécialiste de Marcion est lui-même imbu de marcionisme. Lorsqu’on veut comprendre le problème de beaucoup en Allemagne avec Joseph Ratzinger, il faut avoir tout cela en tête, qui d’ailleurs apparaît dans la polémique anti-ratzingérienne de Kurt Flasch publiée par Le Monde et dont j’ai déjà longuement parlé. Flasch dénonce « l’éloge d’une stérile raison de style grec, laquelle n’a d’ailleurs jamais existé et s’oppose à la plupart des penseurs chrétiens qui depuis Duns Scot (1268-1308) opèrent une séparation nette entre philosophie et théologie ». Il faut quand même être gonflé pour prétendre, au pays d’Albert le Grand et de Heidegger, que la raison grecque n’a jamais existé. Flasch omet de préciser aussi que le Pape a lui-même parlé de la coupure « volontariste opérée par Duns Scot à l’encontre de l’intellectualisme augustinien. La transcendance et l’altérité de Dieu sont placées si haut que même notre raison et notre sens du vrai et du bien ne sont plus un véritable miroir de Dieu, dont les possibilités abyssales, derrière ces décisions effectives, demeurent pour nous éternellement inaccessibles et cachées. À l’opposé, l’Église catholique a toujours tenu bon sur la notion d’analogie affirmée par le quatrième concile du Latran. Même si les dissimilitudes sont infiniment plus grandes que les similitudes, il y a possibilités d’atteindre un Dieu qui se révèle par son logos dans la création. Saint Paul parlait déjà de logiké latreia, « un culte qui est en harmonie avec la parole éternelle et notre raison (cf. : Rm 12,1) ».
Balthasar dans son dialogue avec Barth avait marqué fortement la différence catholique sur ce point. Il avait lu Przywara, le grand jésuite allemand qui avait aussi instruit Edith Stein sur cette grande question. Qu’on le veuille ou pas, l’Allemagne est divisée profondément depuis la Réforme, et les querelles philosophiques demeurent aujourd’hui prégnantes dans la culture la plus contemporaine. Habermas pourtant proche de Joseph Ratzinger sur des points essentiels s’est démarqué du discours de Ratisbonne : « Fides quarelens intellectum »- autant la quête de ce qui est raisonnable dans la foi est la bienvenue, autant ne me paraît être d’aucun secours la volonté d’écarter de la généalogie de la raison commune aux non croyants et aux croyants de toutes les religions, bibliques ou non, les trois vagues de déshellénisation qui ont contribué à forger la compréhension moderne d’elle-même à laquelle est parvenue la raison séculière. Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion, Gallimard, 2008). Le kantisme résolu du philosophe allemand explique largement son point de vue. Mais ce kantisme même trouve son site originel dans l’Allemagne du nominalisme et de la Réforme.