La France n’est pas dans la même situation, parce qu’elle a déjà une longue pratique du sujet et qu’elle s’est même prévalue — sous la troisième République — d’être une puissance musulmane. Il m’est arrivé d’évoquer cela, à partir d’une expérience familiale, puisque j’ai épousé l’héritière d’une famille pionnière dans les recherches universitaires sur l’islam. Mais les temps ont changé, et même s’il subsiste une tradition tout à fait intéressante, à la suite de William et Georges Marçais, notamment dans le Maghreb, le climat est plutôt à la défiance, et le débat est aussi conflictuel qu’en Allemagne. Certes, Nicolas Sarkozy s’est donné beaucoup de mal pour créer un organisme représentatif des musulmans français, mais les lois imaginées pour interdire le voile dans certains lieux et plus récemment pour proscrire le port de la burqa ont donné le sentiment d’un danger contre lequel il fallait se protéger.
La République laïque s’est même cabrée, avec des excès, lorsque certains ont voulu proscrire tout insigne religieux à l’école. Et l’insistance sur le concept de laïcité a fait rejaillir bien des ambiguïtés. Il y a toujours danger chez nous de passer de « notre laïcité publique » (Émile Poulat), qui est la mise en pratique d’une attitude prudentielle pour assurer autant l’autonomie de l’État que la liberté religieuse, à une culture laïque qui est bien autre chose. Si celle-ci tend à être une « Weltanschauung ». Elle risque de s’ériger en idéologie officielle, opposant sa propre intolérance à celle qu’elle entend combattre. Et nous nous retrouvons dans une cohérence qui est celle de la philosophie politique moderne, sans doute depuis Machiavel. Le facteur religieux a été considéré depuis tous ses fondateurs comme dangereux dans sa vocation à tout dominer et comme facteur de violence. C’est pourquoi il convenait de le brider soigneusement sous la contrainte étatique et même de lui substituer une sorte de « religion civile » (Rousseau).
J’observe en ce moment avec intérêt, mais aussi avec quelque inquiétude les prises de position et les activités d’un organisme qui s’intitule Riposte laïque. Ses dirigeants se sont fait connaître par les médias au moment de leurs opérations dites « Apéros saucisson », destinées à provoquer les musulmans dans un quartier où ils sont nombreux et se regroupent régulièrement (la rue Myrha dans le 18e arrondissement). De quoi s’agit-il ? Des militants de gauche, très attachés à une certaine conception de la République, un peu selon le modèle de Jean-Pierre Chevènement, s’aperçoivent que la présence massive d’un islam perçu comme conquérant constitue une menace telle qu’elle requiert leur vigilance sur un front qui est devenu obsessionnel. Ils ont décrété la mobilisation générale et argumentent sans cesse sur leur site Internet bien fourni à propos d’une entreprise hégémonique qui ne cesse de s’étendre, dans l’inconscience de la plupart et notamment d’une gauche conventionnelle qui se boucherait les yeux.
La lecture de tous ces textes n’est sûrement pas à dédaigner : on y perçoit comme une angoisse qui n’est pas seulement propre à une société de pensée mais qui rejoint la sourde appréhension de beaucoup de gens dans ce pays et la plupart des pays d’Europe. Il n’est pas possible d’ignorer une telle réalité ou de la rejeter en agitant le spectre de l’islamophobie. Ces gens sont d’évidence courageux. Leur porte-parole, Christine Tasin, est tout de même l’objet d’une fatwa ! Je suis partagé entre deux sentiments. D’un côté, il est impossible d’ignorer les faits réels assénés par Riposte laïque. De l’autre, il est périlleux d’entretenir l’opinion dans une hantise qui peut déboucher sur des réflexes d’hostilité. Mais comment trouver la bonne mesure entre un angélisme irresponsable et une hostilité dangereuse à force de systématisme ?
La laïcité peut-elle être la réponse adéquate à une telle interrogation ? Oui et non. Oui, si elle assume clairement et sereinement un cadre propice à la liberté de conscience et à la liberté de s’exprimer religieusement, sans oublier de sanctionner toute tentative de débordement qui vise la conquête de l’autorité et de l’espace publics par une entreprise d’hégémonie, dérapant vers un totalitarisme politico-religieux. Non, si la laïcité a la prétention d’opposer sa propre Weltanschauung à une autre qui lui serait contraire. C’est un risque évident, la laïcité institutionnelle ne peut parer à elle seule à une offensive civilisationnelle, qui remet en cause les données essentielles d’une société dont elle veut changer les principes et les valeurs. La laïcité devient alors du laïcisme, c’est-à-dire une idéologie qui prétend donner le sens et conquérir jusqu’à l’espace des consciences.
Il est intéressant d’observer comment Riposte laïque oscille sans cesse entre une conception prudentielle et une conception idéologique de la laïcité, cette dernière s’affirmant par exemple, sous le mode de la dérision à l’égard du religieux. Il n’est pas tout à fait innocent de représenter — sur la page d’accueil du site internet de l’association — Benoît XVI célébrant l’eucharistie, en substituant au calice un énorme bock de bière. Certes, on peut concéder que cela fait partie de l’appareil satirique de l’anticléricalisme de papa, mais on ne peut non plus s’empêcher de discerner une hostilité de fond, qui donne à la laïcité toutes les couleurs de l’agressivité. Mais cela s’inscrit dans une logique impérieuse. Face à une offensive globale, totalisante, qui prend en compte l’ensemble d’une société et se veut vecteur d’une civilisation radicalement autre, les armes purement juridiques et institutionnelles ressemblent à des sabres de bois et la laïcité elle-même peut être qualifiée de nouvelle ligne Maginot. Elle est donc appelée à se déborder elle-même pour s’inventer des armes plus adaptées, mieux proportionnées à l’adversaire.
Aux États-Unis, on a pu observer, après le 11-septembre, comment toute la nation américaine pouvait se rassembler au nom des valeurs traditionnelles, qui lui sont fondatrices et comportent une large part de religiosité : « Dieu protège l’Amérique ! » La France républicaine n’a pas ce genre de ressources, sauf à déroger exceptionnellement à sa neutralité, tel le gouvernement de Paul Reynaud se rendant à Notre-Dame de Paris le 19 mai 1940 pour invoquer la protection divine et entendre le cardinal Suhard relire l’acte de consécration de la France au Sacré-Cœur ! Mais c’est un cas d’espèce ! L’hypothèse plus vraisemblable consiste à barder de fer notre laïcité principielle pour qu’elle fasse barrage, au risque de dérives, devant lesquelles hésitent d’ailleurs nos militants laïcs. Il est patent que Riposte laïque vient au secours des chrétiens lorsqu’ils sont agressés directement et qu’un sentiment de solidarité se substitue alors aux préjugés anticléricaux.
Mais in fine cet ensemble de considérations nous ramène à une énigme troublante qui est celle posée par l’islam. Comment aborder un tel océan, sans avoir à sa disposition l’érudition requise ? Des gens ont passé leur vie entière à l’étudier et ils ne sont pas d’accord entre eux. Si je consulte les livres autour de moi — et je suis très loin de posséder la bibliothèque exhaustive qui conviendrait — je suis décontenancé par la virulence des oppositions. Est-on contraint de choisir entre une vision à la Massignon qui privilégie les meilleurs côtés d’une religion, fascinée par l’absolu de Dieu et suscitant d’authentiques mystiques comme El Allaj, et une vision terrifiante qui promet l’ensemble de la planète à la dhimmitude, c’est-à-dire à l’asservissement à un califat dont la puissance s’étendrait d’ores et déjà sur nos pays, ne serait-ce que par le biais des communautés musulmanes implantées chez nous et qui seraient empêchées de s’intégrer à notre culture ? Comment être insensible à une telle conception, même si l’on se garde de tout esprit de système ? Il y a trop d’arguments historiques, exégétiques, politiques, à faire valoir, qui illustrent la théorie d’une continuité hégémonique des origines à nos jours.
J’écoute et je lis les uns et les autres, et je me demande quand même s’il n’y a pas lieu, par priorité, de distinguer la réalité plurielle d’une religion et d’une civilisation qu’il est plus utile de problématiser, au risque de la complexifier, que de durcir, au risque d’empêcher tout dialogue commun ? Je n’entends pas ainsi jouer à l’innocent bénisseur, en ignorant les parties les plus âpres du dossier. Je tente de me saisir de l’ensemble pour mettre en perspective à la fois les périls et les ouvertures possibles, avec la conscience d’être tout à fait inférieur à la tâche. Mais il faut bien que chacun s’y emploie avec ses faibles forces.
C’est depuis l’enfance que la présence de l’islam s’est imposée, ne serait-ce qu’avec l’image de Charles de Foucauld, si impressionné au Maroc par la prière des musulmans. Mais il y avait en plus, parallèlement aux événements meurtriers d’Afrique du Nord, l’exemple encore discret de ces hommes qui se distinguaient par leur allure et leur activité. Je n’ai jamais supporté la moindre moquerie et surtout la moindre remarque injurieuse à leur égard, m’interrogeant sur leurs différences et sur la possible composition de nos personnalités. En milieu ecclésial, il me semble que c’est toujours une certaine bienveillance qui prévalait, encore que le statut du troisième monothéisme soit objet de controverses. Autant que je me souvienne, je n’ai pas mémoire d’une âpreté semblable à celle qui caractérise les discussions d’aujourd’hui sur l’islam. Lorsque je consulte Mauriac, qui est toujours à portée de main, en ce qui concerne les affaires marocaines et algériennes, je constate l’absence de préoccupation soutenue à l’égard du phénomène religieux, même s’il côtoie Massignon, et salue son rapprochement avec l’islam à propos duquel il ne dit qu’admirativement des choses assez convenues.
C’est bien la preuve que nous avons changé d’époque ! Il est inconcevable aujourd’hui de ne pas entrer dans une tension intellectuelle extrême dès lors qu’il s’agit de la situation de l’islam dans le monde, de l’existence d’une population musulmane en Europe et de la nature d’une religion dans ses rapports avec la politique et dans le cadre des relations interreligieuses. La bienveillance n’a pas forcément disparu, mais elle est infiniment plus grave, plus difficile, plus critiquée aussi. J’en veux pour exemple le témoignage poignant d’un Christian de Chergé qui nous introduit dans une dimension très particulière, sur fond de guerre civile et de certitude intime que sa vie est menacée par une partie de ceux-là même avec qui il a voulu créer des liens d’amitié profonds. Le prieur du monastère de l’Atlas dépasse sans les nier les difficultés exégétiques, les contradictions entre violences djihadistes et mystique souffie. Sa relation avec l’islam passe par son amitié avec des croyants musulmans qui ont fait mûrir sa foi. L’origine de tout, c’est sa rencontre avec un garde champêtre alors qu’il était sous-lieutenant de l’armée française en Algérie. C’est « cet homme mûr, profondément religieux, qui a libéré ma foi au fil d’un quotidien difficile, comme une réponse de simplicité, d’ouverture et d’abandon à Dieu. Notre dialogue était celui d’une amitié paisible et confiante qui avait la volonté de Dieu pour horizon, par-dessus la mêlée. Cet homme illettré ne se payait pas de mots ». Mieux encore, c’est ce Mohammed qui, pour protéger Christian, a donné sa vie : « Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à suivre le Christ devrait trouver à se vivre tôt ou tard dans le pays même où m’avait été donné ce gage de l’amour le plus grand. J’ai su du même coup que cette consécration de ma vie devrait passer par une prière en commun pour être vraiment un témoignage d’Église. »
Le cas est-il exceptionnel ? Oui, mais c’est cette exception qui nous est donnée à méditer avec insistance, alors que le sacrifice des moines de l’Atlas est rappelé dans un film extraordinaire qui aura sur une vaste opinion un pouvoir de suggestion exceptionnel. C’est une chance à saisir dans le climat de tension actuel pour échapper à de mauvaises tentations.
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