Une actualité permanente, des défis pressants, des polémiques incessantes m’imposent, comme à tout observateur, voire à tout citoyen responsable, de revenir au destin de nos sociétés européennes, confrontées à l’immigration et à la culture islamique. Mais s’engager sur ce terrain, c’est prendre tous les risques, s’exposer à tous les reproches et se trouver sommé de prendre parti de la façon la plus nette, sous peine d’être stigmatisé à l’enseigne des expressions qui tuent. Pourtant, si j’observe l’évolution du débat public, je constate que nombre d’hommes (et de femmes) des plus raisonnables s’interrogent désormais sur ces sujets, avec plus de liberté d’esprit qu’autrefois. J’écoutais il y a quelque temps Esprit public, l’excellente émission de Philippe Meyer sur France Culture, frappé de l’accord substantiel de l’animateur, de Max Gallo et de Jean-Louis Bourlanges avec l’invitée du jour, Michèle Tribalat. On sait que cette démographe de l’INED, dans son dernier ouvrage (Les yeux grands fermés, Denoël) s’interroge sur l’étrange cécité d’un pays qui n’a pas accès à des données statistiques élémentaires sur les flux migratoires et les populations d’origines étrangères installées sur son sol. Bien sûr, le souci légitime de se prémunir de catégorisations ethniques et de réflexes xénophobes explique cet interdit qui nous est spécifique. Mais en même temps, il y a quelque inconscience à ne pas vouloir s’informer exactement des choses telles qu’elles sont.
S’informer de façon exacte, ce n’est pas forcément stigmatiser les réalités humaines qui se révèlent dans tout leur relief. Ce peut être un moyen de leur rendre hommage, ne serait-ce qu’en mettant en lumière, le refus de savoir et l’ignorance n’étant pas des signes particuliers de reconnaissance ou de bienveillance. Il est vrai que l’éclairage mieux ciblé ne met pas seulement en évidence les qualités, il peut révéler les défauts, les aspects les plus pénibles. Mais se boucher les yeux n’a jamais permis d’améliorer les choses, de corriger les tendances dangereuses, les déséquilibres, et de ramener les zones dites de non-droit à la légalité.
Parmi les remarques de Michèle Tribalat, je retiens l’incertitude statistique dans le domaine de l’immigration, qui s’explique par la crainte d’affoler l’opinion. L’antiracisme joue à plein, il s’agit donc de présenter le phénomène sur le jour le plus favorable et comme une donnée irréversible de notre temps. L’économie exigerait l’apport d’une main-d’œuvre dont ne disposeraient plus les nations européennes. C’est là une idée mal étayée par des études appropriées. Selon Michèle Tribalat, rien ne démontrerait la nécessité économique des flux migratoires. Il est vrai que l’effet sur les emplois conduit à une baisse des coûts salariaux, les immigrés étant faiblement rémunérés. Autre remarque de notre démographe : l’idée selon laquelle l’émigration vient compenser le déficit démographique des pays d’accueil doit être sérieusement discutée. Le raisonnement purement quantitatif qui justifierait une telle affirmation « poussé à l’extrême nécessiterait des flux insoutenables ».
Troisième remarque à propos des difficultés d’assimilation. La concentration des populations d’origines étrangères sur certains quartiers pose forcément des difficultés majeures notamment pour la scolarité des enfants qui ne rencontrent que très peu de camarades d’origine française sur leur banc de classe. C’est donc le déclin de la « mixité ». Mais il est périlleux de travailler les yeux ouverts pour Michèle Tribalat qui se trouve bannie par son milieu professionnel et a même été l’objet de la part de son confrère Hervé Le Bras d’incrimination xénophobe. Car vouloir faire preuve de sérieux dans ce domaine si sensible c’est affronter une idéologie qui, prônant la bienveillance universelle, a d’ores et déjà fixé un certain nombre de certitudes canoniques et de représentations à prétentions universalisantes : « Puisque le migrant est le prototype du monde qui vient, il faut une instance supranationale, qui s’ajuste à l’univers mondialisé du migrant. » Une longue ascèse professionnelle permet quelques pointes polémiques, qui ne sont pas associées à des passions basses, notamment à propos d’une « nouvelle utopie post-démocratique » qui fait chanter les lendemains.
« Cette utopie n’engage à rien quand on a les moyens de vivre dans les beaux quartiers, préservés des joies de la mixité sociale et ethnique. » Une classe sociale favorisée se voit ainsi en position de défendre des opprimés hors de nos frontières et demandent aux Français moins dotés de faire preuve d’ouverture d’esprit et de se priver d’une population dont elle est elle-même épargnée (Michèle Tribalat au Spectacle du Monde, avril 2010). Une des difficultés de discernement d’une question aussi délicate concerne sa relation avec la compassion humanitaire, et plus encore avec la charité. Pour dire les choses en bref : un chrétien ne doit-il pas s’ouvrir aux soucis de tous les hommes, notamment les plus démunis ? L’immigration dans le monde où nous sommes n’est-elle pas le seul moyen pour des masses de pauvres d’accéder à l’espoir de meilleures conditions d’existence ? Instaurer une sévère régulation aux frontières de nos pays, n’est-ce pas priver les déshérités de toute chance de s’en sortir ? En des termes aussi assurés, nous sommes face à une sorte d’impératif catégorique qui ne souffre pas les objections. D’où la rigueur des affrontements qui n’opposeraient que des humanistes et des xénophobes. D’un côté l’ouverture d’esprit, la magnanimité, qui coïncideraient d’ailleurs avec le mouvement même du monde ; de l’autre l’étroitesse, le renfermement identitaire toujours proche de remugles nauséabonds. Apporter un peu de complexité dans cet affrontement binaire n’est pas aisé.
Je ne méconnais pas les mérites d’une sorte de radicalisme évangélique, qui conduit certains à des engagements exclusifs ne prenant en compte que le dénuement du prochain et l’injonction absolue de le secourir. Oui, il y a des situations où on ne discute pas, on agit, on se met en quatre pour sauver celui qui vous tend la main, mais l’abus — qui peut être un abus de confiance — consiste à tout réduire au seul impératif catégorique, excluant toute diversité, toute contradiction et tout conflit de devoirs. S’il est bien qu’une nation plus favorisée soit accueillante à une certaine détresse, il est irresponsable pour elle de ne pas tenir compte de ses capacités d’accueil et d’intégration. S’il n’est pas souhaitable qu’une telle nation se fige autour d’une identité agressive, il n’est pas responsable qu’elle considère sa langue, sa culture, et son histoire, comme des données révocables. Il y a aussi des devoirs de la part de ceux qui bénéficient de l’hospitalité d’un peuple constitué, dont le premier consiste à respecter son « identité », même si celle-ci est toujours en devenir et si les influences « extérieures » doivent être considérées comme facteurs d’enrichissement.
Qu’on le veuille ou pas, nous ne sommes pas parvenus à un équilibre satisfaisant, et le débat, qui est en train de traverser tout le continent européen, se pose en termes radicaux, qui rappellent typiquement les thèses alarmistes de Samuel Huntington dans Le choc des civilisations. Étant entendu que les principales sources de division seraient désormais culturelles, l’islam est considéré comme une menace directe pour l’Europe et les États-Unis. C’est comme si une sourde angoisse s’emparait des peuples et se traduisait, sur le terrain démocratique, par des mouvements caractérisés de refus : votation suisse contre la construction des minarets, apparition de mouvements populistes dressés contre l’immigration dans presque tous les pays européens.
En Allemagne, l’affaire est en train de monter en puissance, avec l’intervention d’un ancien membre du directoire de la Bundesbank, Thilo Sarrazin, auteur d’un brûlot dont le titre en soi est une provocation : « L’Allemagne se détruit » (Deutschland schafft sich ab). Sarrazin n’appartient nullement à la droite allemande et moins encore à on ne sait quelle extrême droite. Il est issu de la pure tradition sociale-démocrate, ce qui ajoute encore à l’impression de trouble qui prévaut au pays d’Angela Merkel. En affirmant que « les musulmans minent la société allemande, qu’ils lui refusent de s’intégrer et vivent aux crochets de l’État », il va au-devant d’une opinion publique qui l’approuve largement. Certes, il y a des résistances et des protestations contre un courant dépeint par ses adversaires comme raciste. Mais c’est bien le signe que le débat est désormais au centre des préoccupations allemandes et que tous les politiques, depuis le Président de la République et la Chancelière jusqu’à tous les dirigeants institutionnels, en sont partie prenante au fil des déclarations que ne cessent de répercuter les médias. Ce qui accroît la tension, c’est que l’Allemagne sort d’un long silence sur une question qui aurait dû la préoccuper depuis longtemps. Les immigrés ne représentent-ils pas un cinquième de sa population ?
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- La République laïque et la prévention de l’enrôlement des jeunes par l’État islamique - sommes-nous démunis ? Plaidoyer pour une laïcité distincte
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE
- AU SEUIL DE L’HUMANITÉ
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?