L’HOMME QUI PARLAIT AUX OISEAUX : ADIEU À LORENZ - France Catholique
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L’HOMME QUI PARLAIT AUX OISEAUX : ADIEU À LORENZ

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Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen

Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen

© Max Planck Gesellschaft

Konrad Lorenz vient de mourir à l’âge de quatre-vingt-cinq ans dans sa propriété d’Altenberg en Basse-Autriche1. Prix Nobel de médecine en 1973, il était le père fondateur de l’éthologie moderne, la science des comportements. En observant les animaux, c’est l’homme qu’il étudiait. Il trône, pipe en main, devant un aquarium d’où d’exotiques poissons me considèrent avec dédain : le monde entier n’a-t-il pas défilé ici pour s’entretenir avec le sage qui sait « parler aux mammifères et aux oiseaux »2 ? Il est grand, gros, un beau colosse au cheveu blanc ; et velu de même, car aujourd’hui il est vêtu d’une culotte tyrolienne. Son rire est généralement retenu : l’éducation viennoise. Mais quand il éclate, il tonitrue. « Oui, si vous voulez, l’éthologie, c’est Tinbergen et moi qui l’avons inventée3. Nous avons eu l’idée d’en faire une science à part, appelée d’abord “physiologie du comportementˮ. Vous êtes d’ailleurs ici à l’Institut Max Planck pour la physiologie du comportement. Mais avant nous il y a eu Heinroth au début du siècle, le fameux von Frisch qui, vous le savez, déchiffra le langage des abeilles dès avant la première guerre mondiale4, et aussi J. von Uexküll, qui, quelques années plus tard, sut distinguer ce qu’on appelle maintenant l’« environnement » (Umwelt est le mot exact5) et les signaux qui organisent la vie animale ; tout cela est vrai. Mais notre précurseur à tous est des vôtres, et l’éthologie aurait pu naître un demi-siècle plus tôt en France si vous autres Français saviez reconnaître vos grands hommes. Quand je pense que vous donnez les livres de votre Jean-Henri Fabre à vos enfants pour les amuser6. J’ai envie, devant tant de frivolité, de vous dire comme Mme de Sévigné à sa fille : “J’ai mal à votre dent.ˮ » Et de rire. Tel je vis pour la première fois Konrad Lorenz à son laboratoire de Seewiesen, au bord du petit lac, dans la forêt bavaroise, près de Munich. Il vient de mourir à l’âge de 85 ans. Comme beaucoup de grands hommes du siècle, de Kafka à Wittgenstein et de Popper à Schrödinger, il appartient au feu d’artifice final de la vieille Autriche. De l’Autriche que nous avons follement détruite en 1918, comme de la Grèce de Périclès, on peut dire, paraphrasant Churchill : « Jamais dans l’histoire tant de gens n’eurent si grande dette envers si peu d’entr’eux. » L’Autriche détruite a éclairé le monde. Jusqu’à l’expansion de l’éthologie, la nature vivante, telle qu’elle est, était pratiquement inconnue. Les sciences « naturelles », censées l’étudier se faisaient un point d’honneur de ne la réceptionner qu’en laboratoire, c’est-à-dire dûment morte, épinglée dans les herbiers et collections empaillées. Savoir ce que les papillons, fleurs et oiseaux faisaient de leurs superbes couleurs revenait aux rêveurs, aux charlatans et aux chasseurs. Il faut rendre à Darwin cette justice que son voyage autour du monde à bord du Beagle montre déjà une curiosité éveillée et souvent une perspicacité prophétique7. En dépit de Darwin, trois quarts de siècle plus tard, vers 1930, Pavlov avec ses bêtes systématiquement névrosées par la douleur et le désespoir, passait encore pour le meilleur connaisseur en matière de psychisme du chien. C’est que parler de douleur et de désespoir à propos d’un animal était sobrement tenu pour superstitieux par tout savant sérieux. C’est l’époque où, en France, Rabaud expliquait tout comportement animal par des automatismes simples appelés « tropismes ». Exemple : un « tropisme ascensionnel » pousse automatiquement la fourmi au sommet de tout ce qui est vertical, ce que l’on démontre en plantant un bâtonnet dans la fourmilière. Il faudra encore attendre vingt ans en France pour que le jeune Rémy Chauvin se demande insolemment pourquoi toutes les fourmis ne vont pas crever au sommet des arbres 8. Dès 1935 Lorenz proposait en Autriche une hypothèse nouvelle qui allait servir de base à l’éthologie : les comportements animaux complexes sont décomposables en un très grand nombre de comportements plus élémentaires différents entre eux (et différents des « tropismes » par leur complexité), dont chacun est enchaîné au comportement précédent par un stimulus spécifique. À la même époque, le Hollandais Nikolaas Tinbergen donnait une description détaillée de ces enchaînements dans les comportements du goéland argenté et du poisson-chat (l’épinoche)9. À partir du goéland et de l’épinoche de Tinbergen, des oies et canards (et aussi du chien et du chat) de Lorenz, la curiosité enfin éveillée donna lieu à une explosion de recherches selon les mêmes méthodes dans le monde entier, et notamment en France où Chauvin et P.-P. Grassé, déjà bien connus dans le monde savant, devinrent aussi familiers du grand public et créèrent l’éthologie française. Quand Lorenz devint une mésange Une science se définit en premier lieu par sa méthode. L’éthologie est la science du comportement animal tel qu’on peut l’observer dans son milieu naturel, sans intervention de l’homme. Ce n’est pas à dire que l’éthologie de laboratoire n’existe pas, mais elle consiste alors à décomposer les observations complexes de la nature. Des formes plus modernes ont complété ces recherches par des études sur les relations et la communication entre l’homme et l’animal. Une science se définit aussi par ses découvertes. Les résultats obtenus par l’éthologie en un demi-siècle ont complètement changé non seulement la vision du monde qui nous entoure, mais de façon plus pressante, l’idée que nous nous faisons de nos relations avec lui. Il ne faut pas la confondre avec l’écologie (l’écologie scientifique telle qu’on l’étudie dans les stations spécialisées comme celle de la Tour du Valat en Camargue, et qui n’a rien à voir avec la politique). Cependant l’écologie, science du milieu vivant, doit beaucoup à l’éthologie, science du comportement. Depuis que nous savons que l’ordre, les relations et l’évolution de la nature s’opèrent essentiellement par l’action de signaux déclencheurs (les stimulus), nous sommes beaucoup plus prudents, y compris dans nos propres comportements, par exemple en pédagogie familiale et sociale. Je ne dis pas que cette pédagogie est meilleure maintenant qu’il y a 100 ans, mais qu’au moins un certain nombre d’erreurs où nous courions ont pu être évitées. Sans essayer d’aller au fond (a), donnons quelques exemples de signaux que nos yeux voyaient depuis les origines sans que notre esprit les comprenne. Les fruits immatures sont « verts », voir les raisins de la fable. Puis ils mûrissent et prennent dans le feuillage une couleur contrastée, le rouge de la cerise et de la framboise, l’ambre de la pomme, etc. Nous y sommes tellement habitués que nous ne nous demandons pas pourquoi. Mais quelle est la fonction du fruit ? D’être mangé par un animal qui absorbe les pépins et va les disperser, toujours vivants grâce à leur membrane résistante aux acides digestifs, accompagnés des autres déjections, c’est-à-dire fumés. Donc : – Le fruit mûr est visible de loin et attire la cueillette ; sa consommation est encouragée par les délices10 du parfum et du goût ; il est dispersé dans la nature dans le fumier même dont la graine a besoin pour germer et pousser : on voit que la relation entre la plante et l’animal est guidée par des signaux déclencheurs visuels, olfactifs, etc. – Le chien « aime » son maître. Mais le chien fut d’abord un animal sauvage, chacal ou loup, ou les deux, on ne sait pas trop. Que signifie exactement cet « amour » ? Comment a-t-il pu être « domestiqué » ? Et que signifie, plus généralement, toute domestication ? Pourquoi certains animaux sont-ils domesticables et d’autres non ? On donnait à ces questions jusqu’aux expériences de Lorenz et de ses collègues des réponses tautologiques : le tigre ne se domestique pas parce qu’il est « trop sauvage », etc. La vraie réponse fut trouvée dans le système de relations de chaque animal dans son espèce. Lorenz montra ainsi que le « maître » du chien est tout simplement, du point de vue du chien, son chef de meute. Pour le chat (avec qui nos relations sont si différentes) le lien est de type parental : le chat garde avec nous certains comportements du chaton envers sa mère, comportements qui ont complètement disparu de ses relations avec ses congénères. D’une façon plus générale, la domestication s’est faite par une effraction psychologique de l’homme dans le monde subjectif de l’animal. Lorenz maîtrisait si bien ces mécanismes qu’il avait doucement et subrepticement usurpé auprès d’une mésange mâle le rôle de sa femelle. On voyait cet oiseau pénétrer dans une poche de sa veste qu’elle prenait pour son nid. Dans cette nature où nous nous croyons perdus, tout est pensée divine On voit combien l’éthologie s’éloigne des théories mécanistes en vogue jusque vers le milieu du siècle. Il y a bien des mécanismes dans le comportement animal, mais ils se développent par le truchement de signaux, de faits de perception. La Nature entière est un immense réseau de signaux d’une complexité démesurée parmi lesquels l’homme, moins étranger qu’il ne pensait, conduit sa destinée dans un quasi-aveuglement. On pense aux vers divinateurs de Nerval : Homme, libre penseur, te crois-tu seul pensant dans ce monde où la vie éclate en toute chose ? (…) Respecte dans la bête un esprit agissant (…) Et encore : Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché (b)11. En effet dans cette Nature où nous nous croyons perdus tout est pensée, et pensée divine. Les éthologistes ne le disent pas, cela n’appartient pas à la science. Mais cela est évident quand on les lit. Et d’ailleurs certains ont le courage de le dire, comme le père fondateur de l’éthologie française, le Pr Rémy Chauvin12. Aimé MICHEL (a) Pour aller au fond sans éluder les conséquences métaphysiques, il faut lire l’admirable livre de Rémy Chauvin Dieu des fourmis, Dieu des étoiles13 (Robert Laffont, Paris, 1988). C’est le tableau le plus complet et le plus saisissant existant actuellement sur la « philosophie de la Nature », et l’auteur a ce sens du style qui fait le génie de l’écrivain capable de dire simplement les choses les plus profondes. (b) Les Vers dorés. Chronique n° 460 parue initialement dans France Catholique – N° 2198 – 17 mars 1989 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 29 avril 2019

 

  1. Konrad Lorenz, né le 7 novembre 1903, vient de décéder, le 27 février 1989. Son ami Tinbergen, dont il est aussi question dans cette chronique, né le 15 avril 1907 à La Haye est mort quelques semaines auparavant, à Oxford, le 21 décembre 1988. Aimé Michel vouait une grande admiration à Lorenz et aux autres fondateurs de l’éthologie, et il a plusieurs fois mentionné leurs travaux dans ses chroniques. J’en ai fait une recension dans la note 2 de la n° 219.
  2. Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons est le titre du premier et du plus célèbre de ses livres de vulgarisation. Publié initialement à Vienne en 1949, il n’a été traduit en français qu’en 1968. On le trouve aujourd’hui en poche (J’ai lu). Aimé Michel a rendu visite à Konrad Lorenz en 1970, sans doute avec la recommandation de Rémy Chauvin, dans le centre de recherche qu’il avait créé en Bavière, en un lieu qu’il avait lui-même nommé Seewisen, c’est-à-dire « près du lac ». C’était pour la préparation de l’émission « De l’animal à l’homme : un entretien avec Konrad Lorenz » dans la série « Un certain regard » du Service de la Recherche de l’ORTF (http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/26550_1). En mars 2011, l’INA et l’université de Strasbourg ont ressorti des archives cette série d’émissions, dont Aimé Michel était une des chevilles ouvrières, car « elle a constitué une référence qui a marqué les générations suivantes de la télévision » (http://www.iphc.cnrs.fr/IMG/pdf/HistPenseeProg_LightOK.pdf). Le résumé de l’entretien de Seewiesen donné sur ce site porte la patte d’Aimé Michel : « Par-delà la personnalité de Konrad Lorenz, c’est à la découverte d’une science en plein développement – l’éthologie – que nous invitent Aimé Michel et Jacques Brissot. Refusant la théorie de Descartes des “animaux machines”, Konrad Lorenz affirme qu’il faut voir l’animal – ce “frère de l’homme” – comme un être vivant. ». Voir aussi, en libre accès, le court entretien en français de 1962 où Lorenz présente ses observations sur les oies : https://www.ina.fr/video/I06251856, ainsi que la présentation de Lorenz par Chauvin, https://www.ina.fr/video/I06251855/remy-chauvin-sur-le-professeur-konrad-lorenz-video.html.
  3. Lorenz et Tinbergen se sont rencontrés pour la première fois en 1936 lors d’une conférence à Leyde. Lorenz l’invita lui et sa famille dans son manoir familial d’Altenberg près de Vienne. Les deux hommes éraient fort différents, autant Lorenz était extroverti et exubérant, autant Tinbergen était intraverti et discret, mais ils étaient très complémentaires, Lorenz apportant ses qualités de théoricien et Tinbergen, d’expérimentateur. Pendant ces trois ou quatre mois, ils découvrirent les stimuli déclencheurs et l’empreinte. Lorenz écrira plus tard « Cet été avec Niko Tinbergen a été le plus beau de ma vie ». Selon l’écologiste italien Giorgio Celli, spécialiste de Lorenz : « La Seconde guerre mondiale n’ébranlera pas leur amitié et leur collaboration, malgré les idées proches de l’idéologie nazie exprimées par Lorenz (…) et l’internement de Tinbergen dans un camp de concentration. Lorenz tentera en vain d’obtenir la libération de son ami. Lorsqu’enfin les deux chercheurs se retrouveront après la guerre, ils reprendront leur amitié et rediscuteront pendant des heures les sujets qu’ils avaient laissés. » (https://www.pourlascience.fr/sd/science-societe/le-concept-dinstinct-4902.php). La psychologue Deirdre Barrett, dans son livre Supernormal Stimuli: How Primal Urges Overran Their Evolutionary Purpose (Stimuli supranormaux : Comment des pulsions primales outrepassent leur utilité évolutive, Norton, New York, 2010 ; sur ce titre voir la fin de la note 9) donne une version assez différente des évènements. Le « camp de concentration » de Tinbergen était en fait un séminaire reconverti en lieu de détention où, après quelques exécutions au début, la vie se révéla fort supportable ; des repas chauds continuèrent d’y être servis alors que la disette sévissait à l’extérieur. De son côté, Lorenz adhéra au parti nazi, entre autres raisons, pour conserver son travail. Il publia des articles sur la domestication des animaux et des hommes qui purent plaire aux nazis mais ils ne contenaient « rien d’offensant ou de scientifiquement faux » (p. 16). Il fut finalement envoyé sur le front de l’Est comme médecin et fait prisonnier par les Russes. Ses conditions de détention furent tolérables mais, sans nouvelle de lui, tout le monde le crut mort. La paix revenue, les deux hommes ne firent aucun effort pour reprendre contact. En 1945, Tinbergen écrivit à un collègue : « Il m’est impossible de reprendre contact avec lui [Lorenz] ou ses compatriotes, je veux dire que c’est psychologiquement impossible. Les blessures de notre âme doivent cicatriser et cela prendra du temps (…) Ce n’est pas le résultat d’un désir de vengeance, mais nous ne pouvons tout simplement pas supporter de les voir. » (op. cit., p. 19). Pourtant, quatre ans plus tard, « Peu après son déménagement à Oxford, Tinbergen participa à une conférence à laquelle Lorenz participait aussi. La première nuit, ils se sont vus à travers la salle lors d’une fête et se sont immédiatement retrouvés. Tinbergen a annoncé publiquement à Lorenz : “Nous avons gagné !”, ce qui signifiait que leur amitié et leur relation de travail avaient survécu à la guerre. Ils reprirent une vive correspondance et le soutien de Tinbergen aida d’autres biologistes à faire abstraction du passé nazi de Lorenz. » (p.22). Il n’empêche que lors de la remise du prix Nobel en 1973, une campagne contre Lorenz s’éleva aux États-Unis et surtout en France où, « plus qu’ailleurs, son passé nazi [fut] mis en cause ». Comme le remarque l’historien Philippe Chavot, cette condamnation « ne [fit] pas l’unanimité » (voir note 12) mais elle aggrava la désunion de la communauté française des chercheurs en éthologie et contribua ainsi à handicaper le développement de cette discipline en France.
  4. Il a déjà été question de Heinroth (1871-1945), voir n° 79, et de von Frisch (1886-1982), voir n° 381, mais il vaut la peine de revenir sur l’œuvre de ce dernier. Von Frisch fit l’essentiel de sa carrière à l’Institut de Zoologie de Munich dont il devint directeur en 1925 et qu’il développa avec l’aide de la Fondation Rockefeller. Pendant la guerre il s’opposa aux nazis en tentant de conserver les chercheurs juifs de son institut. Il se fit d’abord connaitre pour ses travaux de physiologie sensorielle (il fut le premier à démontrer par des apprentissages que l’abeille était sensible aux couleurs, rompant avec les approches purement anatomiques et physiologiques qu’on pratiquait à l’époque), mais ce furent surtout ses travaux sur la danse des abeilles qui établirent sa réputation en révélant l’exemple le plus élaboré de communication que nous connaissions en dehors des primates. Le témoignage de Lorenz disant à A. Michel que von Frisch découvrit le langage des abeilles « dès avant la première guerre mondiale » est surprenant. Il signifierait que von Frisch avait compris la signification de la danse de l’abeille plusieurs années avant l’expérience du printemps 1919 qu’il relate dans son autobiographie ; il constate qu’après avoir marqué d’une tache de peinture une butineuse exploitant une coupelle d’eau sucrée : « L’ouvrière de retour à la ruche se mit à danser en rond, entourée d’abeilles qui témoignèrent d’une grande excitation, ce qui provoqua leur envol vers la coupelle pleine. » Il lui fallut de nombreuses expériences supplémentaires pour montrer comment l’abeille communiquait la position de la source de nourriture lors de sa danse en forme de huit (la direction est donnée par l’angle de la barre du huit avec la verticale : elle est égale à l’angle entre le soleil, la ruche et la source ; la distance est indiquée par la fréquence des frétillements de l’abdomen, voir note 3 de n° 381). Sa théorie, décrite dans son livre de 1927, Aus dem Leben der Bienen (La vie des abeilles), fut contestée à l’époque. Il lui fallut une bonne vingtaine d’années pour vaincre ce scepticisme et faire accepter ses idées grâce à la qualité de ses expériences. Nombreux furent ceux qui rirent de ses idées farfelues et ils riaient encore, près de cinquante ans plus tard, quand il reçut le prix Nobel. Ne faut-il pas être un doux rêveur pour croire que de si petites bêtes puissent avoir un langage ? Que le monde puisse être si inattendu et étrange ? Ces moqueries (et parfois colères) marquent en général les grandes découvertes, celles qui confrontent l’homme à sa médiocrité car « l’homme est naturellement petit et allergique à tout ce qui n’est pas petit » (n° 316). Les travaux de von Frisch ont été amplement poursuivis et vérifiés. La dernière vérification en date à ma connaissance a été la mise au point d’un leurre d’abeille piloté par ordinateur imitant la danse en huit : elle a envoyé les butineuses là où le prévoyait la théorie (J.R. Riley et coll., Nature, vol. 435, pp. 205-207, 2005). Presque tous les biologistes sont maintenant convaincus que von Frisch ne s’est pas trompé (voir http://www.universalis.fr/encyclopedie/langage-des-abeilles/).
  5. Le traducteur du livre classique de von Uexküll, Mondes animaux et monde humain (Gonthier, Paris, 1965), a préféré rendre Umwelt par « entourage ». Il est surprenant de constater qu’en 1965 le mot « environnement », si commun aujourd’hui, ne faisait pas encore partie du vocabulaire courant ! Sur Jacob von Uexküll (1864-1944), précurseur de l’éthologie, de la cybernétique et de la sémiologie, voir la chronique n° 90, La grenouille au fond du puits − Les bêtes et les hommes sont assujettis aux limitations de leur cerveau, et la note 1 de n° 92.
  6. Dans la chronique n° 410, Aimé Michel prend l’exemple de Jean-Henri Fabre pour déplorer le fossé qui sépare en France la culture littéraire et la culture scientifique : « Certes, la science est difficile, y écrit-il. Mais l’est-elle plus que la littérature, le théâtre, le cinéma ? Cette question s’adresse plus particulièrement à nous autres, Français, qui lisons Proust, Stendhal, Pascal, et qui laissons aux peuples du Nord le soin de découvrir et d’admirer le génie littéraire quand il se manifeste chez nous, en français, dans la réflexion scientifique. Les Souvenirs Entomologiques de J.-H. Fabre sont disponibles en format de poche. Nous devrions les avoir dans notre bibliothèque. Combien d’entre nous les ont lus ? Combien (combien peu) les ont parmi leurs livres de chevet pour nourrir leur méditation quotidienne sur le mystère de la vie ? »
  7. Cet hommage à Darwin, qui n’est pas le seul sous sa plume, vaut d’être relevé parce qu’A. Michel s’est souvent montré très critique de sa théorie de l’évolution (mais bien sûr pas de l’évolution elle-même). Dans La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, paru en 1871 douze ans après De l’origine des espèces, Darwin écrit au début du chapitre 2 : « Mon objectif dans ce chapitre est uniquement de montrer qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre l’homme et les mammifères supérieurs quant à leurs facultés mentales. ». Au chapitre 4, il conclut : « Quant à l’esprit, la différence entre l’homme et les animaux supérieurs, aussi grande soit-elle, est certainement une différence de degré et non de nature. ». Ces affirmations ont été souvent citées depuis avec approbation. Pourtant, Sara Shettleworth, professeur émérite en zoologie et psychologie expérimentale à l’université de Toronto, estime que Darwin en s’intéressant aux comportements des animaux les plus proches de ceux des humains a encouragé une interprétation dangereusement anthropomorphique de ceux-ci, impliquant une pensée quasi-humaine, au lieu de considérer les autres interprétations possibles. Tinbergen, au contraire, par son analyse soigneuse du comportement animal représente une réaction à l’anthropomorphisme. (« Darwin, Tinbergen, and the evolution of comparative cognition”, The Oxford handbook of comparative evolutionary psychology, 2012, p. 529-546).
  8. Rémy Chauvin présente les recherches qu’il a dirigées sur les tropismes (du grec tropein, tourner) au chapitre 2 de son livre Vie et mœurs des insectes (Payot, Paris, 1956). Il y explique entre autres « pourquoi les fourmis ne vont pas toutes crever au sommet des arbres ». En fait, une fourmi (ou une blatte) parvenue au sommet, d’une baguette par exemple, « s’agite, tâte l’espace de ses antennes et finalement redescend d’elle-même ». L’insecte peut ainsi monter et redescendre plusieurs fois, mais finalement cesse de le faire après une vingtaine de minutes. Ce n’est pas à cause de la fatigue car le manège cesse d’autant plus vite que la baguette est plus courte. En fait, tout ce comportement relève de l’activité exploratrice et on peut allonger à volonté le temps d’exploration, par exemple en allongeant la baguette, ce qui introduit un élément nouveau. Le comportement de l’insecte fait donc intervenir sa mémoire (le souvenir se conserve pendant 24 heures), ce qui montre que les tropismes sont loin d’être les phénomènes simples qu’imaginaient les premiers auteurs qui les ont étudiés.
  9. Toute la seconde moitié de la chronique est une de ces belles synthèses dont Aimé Michel a le secret. Il résume ici en moins de mille mots ce qu’il faut retenir des découvertes de l’éthologie et, comme à son habitude, n’hésite pas à en indiquer les conséquences métaphysiques. Bien entendu, ces conséquences « n’appartiennent pas à la science », comme il tient à le souligner, ce qui ne signifie nullement qu’elles sont sans valeur. Au contraire, elles donnent aux résultats scientifiques un éclat et un intérêt supplémentaires. Cependant l’allusion faite un peu plus haut à la douleur et au désespoir des animaux ne doit pas conduire à un malentendu : Lorenz et Tinbergen font abstraction de tout élément de conscience (tel que douleur et désespoir) dans leur analyse du comportement animal, d’où le qualificatif d’« objectiviste » qu’ils donnent à leur approche. Aimé Michel a lui-même insisté sur les différences entre la pensée animale et la pensée humaine et a mis en garde contre tout anthropomorphisme dans ce domaine. Par exemple, dans la chronique n° 92 il explique que « la mère poule voit périr ses poussins avec une complète indifférence si elle n’entend pas leurs piaillements de détresse ; inversement, elle se hérisse, s’affole et attaque tout ce qui bouge si, quoique ayant sa couvée indemne sous les yeux, elle en entend les piaillements enregistrés au magnétophone. Ses sentiments “maternels” ne sont pas suscités par les poussins, mais par les piaillements des poussins. » Il distingue ainsi nettement la conscience d’être (avec douleur et amour, qu’il attribue aux animaux) de la pensée qui est pur traitement de l’information selon des modalités qui peuvent être très différentes selon les espèces. Un autre exemple frappant est celui de la couvaison par les oiseaux. Comme l’explique Raymond Campan de l’université de Toulouse dans un article de l’Encyclopaedia Universalis : « L’utilisation d’œufs artificiels de forme, de couleur et de taille différentes, montre que le déclencheur agit par des caractéristiques spécifiques très rudimentaires, puisque l’oie réalise l’action instinctive avec tout objet lisse à bordure régulière. La teinte, la forme, la taille ou les dessins de la coquille ne semblent pas être pris en compte. On peut lui faire rouler des objets parallélépipédiques, avec la même norme de mouvement que s’il s’agissait d’un œuf réel. Les mécanismes de l’appétence spécifique au roulage ont été mesurés en évaluant les seuils de déclenchement de l’action, dans des conditions de privation ou de répétition de durée variable (cf. Konrad Lorenz). L’action instinctive est stéréotypée, c’est-à-dire constante dans sa forme motrice, et elle doit être considérée comme innée, en réponse au stimulus déclencheur lui-même inné et spécifique. » (Article https://www.universalis.fr/encyclopedie/nikolaas-tinbergen/2-la-rencontre-avec-konrad-lorenz/). Fait remarquable, un œuf artificiel de grande taille peut se révéler plus attractif pour l’oiseau que l’œuf normal, alors même qu’il ne peut le couver ! On parle alors de stimulus supranormal.
  10. Le texte imprimé était « délires ».
  11. Extraits du recueil Les Chimères (1854) que Gérard de Nerval rédigea en pleine détresse matérielle et morale. En janvier de l’année suivante, on le trouva pendu à la grille fermant un égout d’une rue de Paris aujourd’hui disparue qui se trouvait à l’emplacement du Théâtre de la Ville. Peut-être s’était-il suicidé, à moins qu’il n’ait été assassiné par des rôdeurs ?
  12. La thèse de doctorat de Philippe Chavot, Histoire de l’éthologie. Recherches sur le développement des sciences du comportement en Allemagne, Grande-Bretagne et France, de 1930 à nos jours (Université Louis Pasteur, Strasbourg, 1994, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00933290) apporte de précieuses informations sur l’éthologie en France et le rôle de ses protagonistes (dont j’ai pu connaître certains), en particulier celui de Rémy Chauvin dont il confirme le rôle moteur. De fait, Chauvin a été le premier biologiste français à attirer l’attention sur l’éthologie dans un article publié en 1951 dans la Revue des questions scientifiques (pp. 255-280) intitulé « Les conceptions révolutionnaires de Lorenz et la psychologie animale ». Il s’agit d’une revue enthousiaste des travaux présentés à la conférence de Cambridge de 1949 (celle mentionnée plus haut où Tinbergen et Lorenz se sont retrouvés après plus de dix ans de séparation). Il y manifeste son admiration pour Lorenz, sans omettre Tinbergen, Thorpe et Armstrong. « Ce qui lui a plu, sans doute, note Chavot, c’est la façon dont, dans le texte de sa communication, Lorenz parvient à contrecarrer les argumentations mécanistes et vitalistes. Les recherches de Lorenz permettaient, en outre, de montrer que tout ne pouvait être explicable en termes de tropisme ou de réflexe » (p. 438). Le seul reproche de Chauvin aux éthologistes est de ne pas suffisamment faire usage de méthodes quantitatives. Par la suite, Chauvin sera le seul (avec Viaud) à prendre contact avec ses homologues britanniques ou allemands et l’un des rares (avec son élève Jacques Lecomte, voir note 4 de n° 152) à participer régulièrement aux conférences internationales d’éthologie, bien qu’il cesse de le faire à partir des années 1960. Durant cette période, il organise lui-même deux congrès internationaux en France, l’un sur L’effet de groupe (1967), l’autre sur Les modèles animaux du comportement humain (1970), et crée deux revues, les Annales de l’abeille (1958) et la Revue du comportement animal (1966). Néanmoins, les recherches françaises en éthologie restent fort modestes. « Dans son The Origins and Rise of Ethology [1979], écrit Chavot, Thorpe consacre à peine dix lignes aux développements de l’éthologie moderne en France. Aucun concept clé. Juste trois noms : Pierre-Paul Grassé, Rémy Chauvin et Gaston Richard, auxquels s’ajoutent quelques-uns de leurs élèves, comme Darchen et Muckensturm. (…) Dans leurs essais autobiographiques, Lorenz, Tinbergen et Hinde ne feront à aucun moment mention des travaux réalisés en France. Seul Gerard Baerends leur consacre quelques lignes, et encore c’est pour faire référence aux deux colloques convoqués par Grassé, au début des années 50. Ses contacts avec la France ne concernent en apparence que le seul groupe de Gaston Richard à Rennes. Le moins que l’on puisse dire est que les Français n’ont que très peu compté pour le développement de l’éthologie en Europe ». (p. 319). Pour expliquer cet effacement et l’absence de collaborations internationales des éthologistes français, Chavot invoque plusieurs raisons : leur résistance à l’emploi de la langue anglaise (voire même à publier dans des revues à comité de lecture), l’opposition de P.-P. Grassé à l’éthologie jusqu’en 1960, et les controverses idéologiques qui ont divisé la communauté française. (Ces dernière prennent leur origine surtout à Rennes dans le groupe de Gaston Richard où des chercheurs que Chauvin qualifie de gauchistes et trotskistes sont très opposés à l’approche de Lorenz et à son insistance sur le caractère inné des comportements instinctuels). En ce qui concerne plus particulièrement Chauvin, Chavot relève au moins trois freins à la réussite de son entreprise de développer l’éthologie en France. Le premier est qu’il se refuse à faire des recherches sur des thèmes étudiés ailleurs, notamment par von Frisch : « Ce n’est pas de suivre les autres, écrit Chauvin en 1972, ils sont trop loin, vous ferez piteuse figure en tâchant de les rattraper. Ce qui est rentable, c’est de prendre une voie latérale, de trouver un domaine qu’ils n’ont pas exploité : il en reste toujours dans les sciences. » Le second frein est sa tentative de faire reconnaitre le français comme langue scientifique, ce qui conduit à un isolement de fait. Enfin, Chavot relève le caractère atypique de Chauvin, marqué par son intérêt actif pour la parapsychologie et ses prises de position religieuses « au point, écrit-il, de faire partie du conseil scientifique de l’archevêché de Paris ». Il conclut, sans autre commentaire, la longue section consacrée à Chauvin par ces mots : « Cet aspect, plus personnel et plus controversé de la vie de Chauvin, jettera le discrédit sur l’ensemble de sa contribution aux sciences du comportement. » (p. 443). Ce qui confirme que dans certains cercles scientifiques on peut pardonner bien des choses à un confrère éminent, sauf de s’intéresser à la parapsychologie et d’être fidèle à l’Église catholique !
  13. Rémy Chauvin avait choisi un titre plus court, Dieu des fourmis je crois. Ce fut Aimé Michel qui lui suggéra ce titre mémorable. Une recension de deux livres précédents de Chauvin, Le modèle animal (Hachette, 1982) et Biologie de l’Esprit (Le Rocher, 1985) se trouvent respectivement dans les n° 363 et 410. J’y ai rapporté (note 12 de n° 363) ce qui a conduit A. Michel à rencontrer R. Chauvin et la durable amitié qui en a résulté. L’un et l’autre étaient en profond désaccord avec la mentalité de leur époque, qui est encore largement la mentalité de la nôtre. Chavot a présenté la version des oppositions (majoritaires) auxquelles Chauvin a été en butte, voici maintenant la version d’un avocat de la défense : « Chauvin était presque le seul homme de science français, écrit Aimé Michel, et certainement aussi un des seuls au monde, à avoir déjà une pleine conscience des idées qui maintenant s’imposent comme une évidence : que l’univers est infiniment mystérieux, que rien ne se réduit à rien de façon simpliste, que la science ne fait que commencer, qu’il faut être très attentif à ce qu’on ne comprend pas, à ce que l’imagination et la logique sont impuissantes à saisir, que la pensée n’est pas le privilège de l’homme, qu’il existe des formes de pensée différentes, qu’elles sont à l’œuvre sous nos yeux dans la nature vivante ; et, inversement, qu’ils sont en plein délire scolastique ceux qui persistent dans les illusions légiférantes du XIXe siècle et vont répétant comme des somnambules qu’une physique quasi achevée explique tout et qu’il faut nier sans examen ce que cette physique, peut-être en panne, risque de ne pas expliquer. » À une réserve près sur la fin de la première phrase « idées qui maintenant s’imposent comme une évidence » (car c’est loin d’être le cas), cette citation résume excellemment ce qui est en jeu et qui est toujours aussi peu et aussi mal compris de la plupart des gens, scientifiques ou pas.