Dix milliards de dollars pour cette navette1. C’est-à-dire 5 000 milliards de nos francs anciens. Beaucoup, dans le monde, auront pensé à tous les malheureux que ces sommes fabuleuses auraient, pense-t-on, soulagés, voire sauvés.
Je le dis franchement, je ne suis pas de ceux-là. Non par mépris de l’humanité souffrante, mais précisément par pitié d’elle, par amour d’elle.
Les 5 000 milliards de la navette
Rappelons d’abord un fait toujours oublié, surtout dans les discours à effets faciles, comme la présente élection nous en sature : le veau d’or, l’argent, surtout par grosses masses, ne sauve personne, même physiquement. Les milliards de dollars avancés et même donnés au Tiers-Monde n’ont guère produit que des monstruosités : énormes ministères où s’entassent, dans une complète paralysie, les premiers cadres capables des pays en voie de développement ; autoroutes débouchant sur la jungle, fortunes scandaleuses, villes aberrantes, bidonvilles, pauvres plus pauvres, structures traditionnelles détruites et remplacées par le néant matériel et spirituel – sinistre catalogue qui n’est qu’esquissé.
Ce n’est pas par de l’argent que l’on sauvera ces pays, mais par un ordre économique nouveau, donnant à tout travail humain son vrai prix et là où il faut. Cet ordre économique absent est source universelle de misère. Car chez nous, réputés riches, il se traduit par ce qu’on appelle la crise2.
Donc, une fois pour toutes, cessons de croire aux miracles du veau d’or. Les 5 000 milliards de la navette ont été dépensés là où il fallait qu’ils le fussent, créant dans le premier pays technologique du monde ces pouvoirs nouveaux, ces possibilités nouvelles, ces nouveaux marchés, ces nouvelles sources de richesses qui libéreront une partie correspondante de tout cela à saisir par les pays les moins avancés.
Chaque fois qu’un pays avance davantage vers la haute technicité, il crée du travail derrière lui en se retirant de la concurrence moins qualifiée. Prenons l’exemple du textile français, que nos vaillants candidats, soucieux de leur élection, jurent leurs grands dieux de « défendre », « ressusciter », etc.3 La vérité est que l’industrie textile relève d’une technologie moyenne, où sont en train d’atteindre vingt pays talonnés par la faim. Allons-nous, par un refus paresseux d’émigrer vers des savoir-faire plus difficiles, rejeter le travail héroïque de ces pays démunis ? Ces peuples ont le droit moral de nous vendre ce qu’ils produisent à meilleur compte que nous, car leur salut passe par là. Ceux qui nous promettent des mesures pour défendre notre paresse au travail et surtout à l’étude manifestent par là le mépris secret qu’ils nous portent. Il faut traduire en clair ces promesses empoisonnées : « Les Français sont trop bêtes et trop paresseux pour acquérir les hautes compétences, défendons leur bêtise et leur paresse. » J’enrage de ce discours, surtout paré de mensonges flatteurs4.
Vive donc la navette, qui va créer des richesses ne devant rien au mépris et à l’exploitation des moins nantis. Avec elle, les Américains vont gagner des sommes colossales entièrement sorties de leur travail. Ils les dépenseront en faisant travailler le reste du monde à autre chose.
Assez pour l’aspect financier, et voyons en quoi consiste l’exploit technique. Je crois qu’un point a été bien exposé à la télé et par les journaux : la navette est un véhicule réemployable.
Après l’exploration, la colonisation
Image : jusqu’ici, pour aller de l’Étoile à Versailles, on construisait à l’Étoile une voiture qui roulait jusqu’à Versailles et rendait l’âme. Il fallait en construire une autre pour chaque voyage. La navette met fin à cette gabegie – elle va à Versailles, en revient, va à Meaux, en revient, et cela quarante à soixante fois. Résultat : la colonisation de l’espace succède à son exploration5.
L’espace colonisé est une inépuisable source de progrès. Le prix des télécommunications va chuter, sa complexité va exploser, c’est le début de l’informatique planétaire. L’humanité va devenir une par la grâce d’un système nerveux partout présent, reliant chaque homme à tous les autres et à des dispositifs de mémoire et de logiciel (« pensée » automatique) de plus en plus riches6. La médecine à distance, la télégestion, l’accès universel au patrimoine humain ne sont que quelques aspects primaires du monde où nous introduit la navette.
J’entends souvent douter que « l’homme ait besoin de tout cela ». N’est-ce pas le leurre matérialiste du bonheur mécanisé ? Il faut porter au crédit de notre temps qu’il a compris ce danger. Il n’y a plus un homme sur dix qui croit au bonheur mécanisé. Tous ou presque, sous une forme ou une autre, nous savons que le bonheur est l’accomplissement de l’âme, non du corps. Même les négateurs de l’âme la réintroduisent sous un autre nom pour en faire le propre de l’homme et sa finalité, voyez Sartre.
Vers le but invisible connu du Père seul
Mais il y a dans la descendance de Caïn un aspect positif que sous-entend la protection promise par Dieu. Mystérieusement, au meurtre d’Abel se marie l’esprit de conquête que Dieu à ce moment décisif ne condamne pas. Les fils de Caïn dont nous sommes, erreront sur la terre, mais ils la conquerront, ce que nous avons fait. « Rien ne sert de conquérir le ciel et la terre si nous perdons notre âme »7. Mais l’astronaute Edgar Mitchell, que je connais, a trouvé son âme en découvrant la terre vue de l’espace. Il a été saisi par le sentiment écrasant du sacré, qui depuis l’habite. Il l’a souvent écrit, et vit en conséquence8.
Je crois qu’en quittant la terre – car c’est à quoi aboutira la colonisation massive de l’espace, plus tard – en y transportant sa famille et sa destinée, l’homme naîtra dans les mains du sacré. Sa première et constante vision sera celle de l’immensité, que la terre nous cache. L’infini matériel sera sa patrie mortelle, prolégomène à l’infini de l’amour.
Je ne m’affronte à ces pensées qu’après m’être recueilli, rendant grâce d’avoir été comme vous, moi indigne, choisi pour ce temps surhumain, au seuil de l’infini que Dieu nous a destiné. Car Dieu n’a rien fait en vain.
Ainsi donc, le voilà venu, ce temps écrasant pour notre faiblesse. Derrière le bourdonnement des ordinateurs et le fracas des fusées, j’entends le frêle chant de marche des enfants de Caïn. Il n’est pas sans grandeur, ce chant qui le conduit racheté vers le but invisible connu du Père seul.
Aimé MICHEL
Chronique n° 335 parue dans F.C.-E. – N° 1795 – 8 mai 1981
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 20 mars 2017
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 20 mars 2017
- Columbia fut la première navette spatiale réutilisable. Livrée à la NASA en mars 1979, elle vola pour la première fois le 12 avril 1981. Elle se désintégra en phase de rentrée atmosphérique le 1er févier 2003 lors de son 28e vol, le 113e des vols de navette, avec à son bord sept astronautes. L’accident fut provoqué par la perte de tuiles de protection du bord d’attaque de l’aile suite à la chute de 700 g de mousse isolante au décollage – petites causes, grands effets. La deuxième navette spatiale construite, Challenger, fut livrée en juillet 1982. Elle se désintégra 73 secondes après le décollage, le 28 janvier 1986, en raison d’un défaut d’étanchéité d’un joint dans un des propulseurs d’appoint (voir C. Morel : Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Folio Essais n° 445, 2002, pour une passionnante analyse des causes humaines sous-jacentes). Parmi les sept membres d’équipage, se trouvait Christa McAulife, une jeune institutrice qui avait été choisie parmi des milliers de postulantes pour devenir la première « citoyenne de l’espace ». Suite à ces accidents, les vols des autres navettes, Discovery et Atlantis, livrées en novembre 1983 et avril 1985, puis Endeavour construite en remplacement de Challenger et remise en mai 1991, furent interrompus pendant 3 ans ½ en 1986 puis 2 ans ½ en 2003. La réussite du vol de Discovery en juillet 2006, après celui, peu convaincant, de juillet 2005 qui fut entaché par une nouvelle chute de mousse au décollage, marqua le retour des vols réguliers des navettes. Ils se poursuivirent jusqu’en 2011 et permirent d’achever la Station Spatiale Internationale (SSI), fruit de la collaboration de 16 pays, qui n’était qu’à moitié construite en 2006. Les vols des trois navettes encore en service, jugées trop coûteuses et trop dangereuses en vieillissant, furent arrêtés en 2011 puis transférées dans trois musées. En 30 ans, les navettes ont effectué 135 missions en orbite et transporté 833 passagers pour un coût total d’environ 200 milliards de dollars (http://www.space.com/12376-nasa-space-shuttle-program-facts-statistics.html). Cet arrêt prématuré des vols de navette a conduit à une situation peu tenable pour les États-Unis : celle de dépendre de l’agence russe Roskosmos et des vaisseaux Soyouz pour l’accès de ses astronautes à la SSI. Contrairement à ce qu’elle a fait durant cinq décennies, où seuls les équipements venaient d’entreprises privées mais où les missions étaient sous sa responsabilité, la NASA va entièrement sous-traiter l’ensemble des opérations au secteur privé. Le successeur des navettes sera fondé sur une conception différente, avec séparation du transport du personnel et du matériel. Le transport de matériel est (ou a été) assuré par des cargos russe (Progress), européens (ATV, voir la note 11 de la chronique n° 316 du 17.10.2016), américains (Dragon de SpaceX et Cygnus de la société Orbital Science Corporation) et japonais (HTV). Quant à la construction des capsules de transport des astronautes, la NASA, en 2014, a retenu les projets des sociétés Boeing et SpaceX. Le CST-100 (Crew Space Transportation) de Boeing, lancé par une fusée Atlas V, et le Dragon-V2 de SpaceX, lancé par une fusée Falcon, devraient entrer en service en 2018. Ces deux capsules pourront emporter sept astronautes vers la SSI et vers des stations spatiales privées en projet, mais seule la capsule Dragon-V2 sera en partie réutilisable.
- Sur la « crise » voir par exemple la chronique n° 346, Excursion en économie : les maîtres pataugent les profanes doutent – La grave question du chômage (20.04.2015).
- Cette industrie textile là ayant complètement disparu, il n’en est plus question dans les discours politiques. Par contre on parlait encore il y a peu de l’industrie sidérurgique et on parle toujours de protections douanières. Une utilisation raisonnée du protectionnisme peut avoir des effets positifs mais il est dangereux d’y voir une panacée car, en théorie et en pratique, le libre-échange a de sérieux avantages. L’isolement est une facilité qui ne peut valoir qu’à court terme. Seule la coopération, fondée sur des accords multi- ou bilatéraux et le respect de règles mutuellement acceptées, est porteuse d’avenir.
- Aimé Michel revient régulièrement sur cette nécessaire évolution de la France vers les hautes technologies, voir plus particulièrement la fin de la chronique n° 317, Il ne sert à rien de ronchonner, 20.10.2014.
- Réutiliser les navettes encore et encore, telle était effectivement l’idée de départ. En réalité aucune des navettes n’a fait ce nombre de 40 à 60 allers-retours. Le record est détenu par Discovery avec 39 vols, suivi par Atlantis (33 vols), Columbia (28 vols au moment du désastre), Endeavour (25 vols) et Challenger (10 vols seulement). Quant à l’idée même d’une colonisation humaine de l’espace, elle a fait long feu et s’est limitée à la station spatiale internationale (voir par ex. la chronique n° 316, Les voies de la Providence – L’histoire est faite par les hommes, mais jamais comme ils le prévoient, 17.10.2016). Les progrès depuis 1981 ont été lents, la fin de la compétition entre Américains et Soviétiques et les déboires de la navette n’y sont pas pour rien. Toutefois les choses pourraient changer à l’avenir avec les plans d’Elon Musk, Sud-Africain naturalisé Canadien puis Américain, homme aux multiples talents, physicien de formation qui fit fortune en informatique (il est à l’origine de Paypal) avant de fonder SpaceX (2002) et de prendre le contrôle de Tesla Motors (2008). La déclaration de ce pragmatique successeur de Gerard O’Neill mise en exergue sur le site de SpaceX rappelle les enjeux : « Si l’on peut arriver à réutiliser effectivement les fusées comme on le fait des avions, le coût de l’accès à l’espace sera réduit d’un facteur cent. Un véhicule entièrement réutilisable n’a jamais été construit auparavant. C’est vraiment la percée fondamentale nécessaire pour révolutionner l’accès à l’espace. » Cette fusée réutilisable existe dorénavant. Elle s’appelle Falcon 9 où le 9 fait allusion aux neuf moteurs Merlin qui équipent le premier de ses deux étages. La particularité de ce premier étage est qu’il a été conçu par les ingénieurs de SpaceX pour revenir se poser au sol et être rapidement réutilisé. À la différence des deux propulseurs d’appoint de la navette qui, une fois leur combustible brûlé, retombaient dans l’océan et subissait l’action corrosive de l’eau de mer, ce premier étage possède un train d’atterrissage, des ailerons pour le guidage et une réserve de carburant pour le ralentir et le poser en douceur à terre ou sur une barge en mer. Après deux échec et un demi-succès au début de 2015, le quatrième essai en décembre 2015 et le cinquième en avril 2016 ont été des succès : durant ces missions (l’une pour la société OrbCom, l’autre pour la NASA), le premier étage Falcon 9 est revenu se poser à Cap Canaveral en décembre 2015 puis sur la barge positionnée dans l’océan Atlantique en avril 2016. Depuis lors ces exploits ont été régulièrement répétés. La future fusée européenne Ariane 6, en phase de développement par Airbus et Safran depuis décembre 2014, ne sera pas entièrement réutilisable car la mise au point et la maintenance d’un tel lanceur ont été jugées bien trop coûteuses. Est-ce à dire qu’Ariane 6 est déjà périmée avant même son premier tir vers 2020 ? Ce n’est pas sûr mais on se rend compte que les responsables de l’Europe spatiale doivent voir loin, savoir compter et avoir les nerfs solides. Arianespace et son lanceur Ariane 5 ont réussi à prendre la moitié des parts de marché des satellites de télécommunication en orbite géostationnaire, soit 5 lancements par an en moyenne (2 satellites à chaque fois, ce qui est un handicap), mais déjà les satellites à destination de l’orbite basse (pour l’observation de la Terre, la navigation, la recherche scientifique…), mêmes européens, sont le plus souvent lancés par d’autres car mieux adaptés et moins coûteux. La concurrence avec les lanceurs russes (Proton), russo-ukrainiens (Zenit), indiens, chinois (Longue Marche), japonais et américains s’annonce rude et sera en grande partie réglée par des compromis entre d’une part les coûts de développement, de fabrication et de maintenance, et d’autre part la fiabilité. À titre indicatif le coût actuel du kilogramme en orbite serait de 25 000 $ pour Atlas V, 23 000 $ pour Ariane 5, 18 000 $ pour Proton, 17 000 $ pour Zenit et 12 000 $ pour Falcon 9. Par contre, Ariane 5 se distingue par sa fiabilité élevée avec 77 lancements consécutifs sans échec de décembre 2002 à février 2017, ce qui n’est pas le cas de la concurrence ; ainsi Falcon 9 a explosé sur son pas de tir en septembre 2016 en raison d’un probable défaut de fabrication d’un réservoir d’hélium (heureusement, le tir suivant, le 14 janvier 2017, a été un succès total : Falcon 9 a placé dix satellites de communication Iridium en orbite basse et est revenu se poser sur une barge dans l’océan Pacifique). Les carnets de commande d’Arianespace sont pleins jusqu’en 2018 mais ensuite qu’adviendra-t-il ? Faut-il avoir rapidement une fusée entièrement réutilisable comme Falcon 9 ? Non, répondent les critiques de la solution mise en œuvre par SpaceX car elle est en réalité coûteuse : il faut que le lanceur emporte beaucoup d’ergols en plus pour assurer son retour, ce qui se fait au détriment de la charge utile, sans qu’on soit encore sûr du nombre de réutilisations qui pourront être faites. Malgré tout, plusieurs projets de premier étage réutilisable sont à l’étude en France, à l’ONERA, au CNES et chez Airbus. Le projet d’Airbus, appelé Adeline, est astucieux. L’idée est de récupérer, non l’ensemble du premier étage, mais uniquement les moteurs et l’avionique qui représentent 20 % de sa masse mais 80 % de sa valeur. Pour cela, le moteur serait équipé d’ailes, pourrait revenir se poser sur une piste d’atterrissage comme un avion et serait réutilisable 10 à 20 fois. Quant au second étage, il est également question de le réutiliser comme remorqueur spatial : après usage il redescendrait en orbite basse où les lanceurs venus du sol viendraient l’approvisionner en ergols et lui apporter un satellite (tout cela de manière automatique bien entendu), charge à lui de monter ce satellite jusqu’à l’orbite géostationnaire (https://www.sciencesetavenir.fr/espace/demain-une-ariane-6-entierement-reutilisable_3375). Les années qui viennent promettent donc d’être passionnantes, avec de nouvelles avancées dans l’accès à l’espace, après une longue période sans innovations majeures.
- Cette « informatique planétaire » qui pouvait passer pour du futurisme débridé au lecteur de 1981 est devenu aujourd’hui réalité incontournable. Quant à l’« informatique intelligente », elle sort lentement des limbes (voir la chronique n° 397, Petite apocalypse des machines parlantes – L’ordinateur et vous, 06.03.2017) et nul ne sait où elle s’arrêtera. D’où la grande question : quand ces jours viendront où la machine sera devenue intelligente, « ce temps écrasant pour notre faiblesse », nous les hommes, que ferons-nous ? Ce sera l’épreuve suprême de « purgation de l’âme », celle où nous serons « seuls face au fond du fond de nous-mêmes » (chronique n° 237, L’homme dénudé par la machine – Tout ce qui n’est pas son âme sensible et contemplative sera bientôt évacué dans la machine, 08.12.2014).
- « Et que servirait à l’homme de gagner l’univers, s’il y laisse sa vie ? » Matthieu 16, 26, parallèles Marc 8, 36 et Luc 9, 25. Tresmontant traduit « univers » par « le monde de la durée présente ».
- Sur Edgard Mitchell, le sixième homme à avoir marché sur la Lune en 1971, voir la chronique n° 247, Il n’y a pas de raccourci – Sectes et scientistes tentent de délivrer l’homme du mystère du monde, 14.09.2015.