Le choix entre Edith Stein et Martin Heidegger est évident ; il est d’autant plus surprenant que tant s’y trompent. Pour l’exposer simplement : l’une fut une sainte, l’autre fut un monstre.
Peut-être cette sentence est-elle trop simple.
Tous deux furent des philosophes, se consacrèrent au champ de la « phénoménologie», délimité largement par le génie d’Edmund Husserl. Nous sommes alors à l’aube du XXIème siècle, avant la Grande Guerre, et tout ce qui en découlera ; avant même Sigmund Freud.
Edith Stein (1891-1942) était la dernière-née d’une grande et heureuse famille juive de Breslau. Nous avons coutume de nous représenter, vieux fond de romantisme, le poète fou, le génie inadapté. Elle était saine d’esprit, équilibrée, dans un monde sur le point d’être violemment renversé.
Si j’étais un génie moi-même je pourrais certainement faire tenir dans ces colonnes tout ce que j’ai à dire ce matin, comme avait coutume de le faire le pape Benoit dans ses catéchèses, à couper le souffle, chaque mercredi, au cours desquelles en l’espace d’une homélie, il pouvait développer un portrait aussi large que précis de l’œuvre des grands saints et des docteurs de l’Église. Quel privilège était-ce que d’écouter sa voix légère, ferme et fiable exposer les grands sujets de notre religion.
Le véritable apprentissage est à chercher dans l’intégrité et le bon sens. C’est ce qui ouvre la fenêtre et laisse entrer l’air frais. Lorsque celui qui n’était encore que le Cardinal Ratzinger évoqua Edith Stein au jour de sa béatification, ses propos furent volontairement incompris, sa réflexion détournée pour lui attribuer un antisémitisme qu’il ne pouvait pas avoir voulu signifier.
Cette femme n’est pas tant significative pour sa conversion supposée du Judaïsme au Catholicisme. Dès l’âge de 14 ans elle n’était plus qu’une « agnostique athée », non une juive pratiquante. C’est à ce titre qu’elle s’est convertie à l’âge de 30 ans.
Celle qui fut trahie: Edith Stein en 1926
Edith Stein disait elle-même que ce ne fut qu’au moment où elle fut reçue dans la communion de l’Église Catholique qu’elle renoua également avec l’héritage juif qu’elle avait perdu. Ratzinger a voulu la présenter ainsi sous le jour sous lequel elle se considérait elle-même, et non, assurément, au regard de points de vue qu’on a voulu présenter comme « sombres » et « préconciliaires ».
C’est un faux débat qui nous détourne de sujet central et ô combien plus intéressant : comment Edith Stein a trouvé sa voie, grâce à de pénétrantes réflexions philosophiques, d’un terrain aussi sec et académique jusqu’au corps mystique de Jésus Christ.
Son cheminement commença par ses réflexions sur la question émergente de l’Einfühlung (l’empathie). Stein était alors assistante de recherche de Husserl, et comme Heidegger, l’une de ses disciples académiques.
Au début des années 20, elle commença à discerner que la “phénoménologie” de son maître reposait sur une conception de l’empathie qui planait au-dessus d’un gouffre de vacuité. La raison en était qu’il n’était pas parvenu à lever les ambiguïtés dans la définition de ce mot, pourtant au cœur de tous ses travaux. Ses publications les plus anciennes s’attachent à attirer modestement l’attention sur ce point.
Husserl et ses disciples ont négligemment prix pour axiome que les sentiments d’un être humain devaient n’être que les siens. En faisant ainsi ils négligèrent une vérité immensément prégnante, beaucoup de sentiments, ainsi que la connaissance qui en découle, sont partagés. Ce qui m’appartient me vient souvent des autres. Il importe peu que l’ « autre » puisse être identifié ; il est indubitablement extérieur. Lorsque des niveaux « indirects » d’expériences humaines sont prises en compte, nous commençons seulement à percevoir de quelle manière nous « progressons en perception » en art comme en humanités, mais également en sciences théoriques.
Nous pouvons avoir une certitude primale de la présence d’autres egos au-delà de notre perception cartésienne de soi, et que nos perceptions et conclusions non seulement en ont besoin, mais en tirent leur origine. Notre compréhension du monde se fonde dans d’inévitables mimétismes. Il n’est pas jusqu’à nos moyens de compréhension qui ne précèdent notre compréhension.
Dans les faits : nous ne découvrons pas les autres par l’expérience, mais découvrons l’expérience par les autres.
Nous pouvons certainement bâtir sur cette fondation une “herméneutique de la continuité” au travers du temps et de l’espace. Et cette herméneutique repose au cœur de l’extraordinaire enseignement de St Jean Paul II, dans son exhortation apostolique Familiaris consortio expliquant les fondements de la vie de famille catholique.
c. 1935 Edith Stein devenue Sœur Thérèse Bénédicte de la Croix
Du seul point de vue du point de depart de la réflexion, Stein outrepasse déjà Heidegger, elle poursuit son chemin, patiemment, vers la foi Catholique, le monachisme du Carmel, la sainteté enfin, couronnée par le martyr dans une chambre à gaz d’Auschwitz, ne quittant jamais sa route pavée par sa raison.
Heidegger, au contraire, a systématiquement mis les vérités qu’il a pu discerner au service de son strict intérêt propre. Il préserva sa carrière universitaire et s’éleva à la prééminence intellectuelle, comme membre du parti nazi, au service d’Adolf Hitler.
S’étant mis quant à elle au service de Dieu, Edith Stein fut chassée de l’université. Lorsqu’elle sollicita l’aide de son ancien collègue Heidegger pour ses relations, il la rejeta misérablement.
On s’interroge en premier lieu de ce qu’après la guerre, dans les facultés de philosophie, Heidegger fut adulé, Stein écartée de toute étude sérieuse. Question d’autant plus prégnante quand on sait à quel point les travaux de Stein furent plus profonds et consistants, autant que plus accessibles, et au-delà : la femme non l’homme, l’universaliste non le raciste, la martyr non le dignitaire nazi.
Pourtant ce qui à mon avis les sépare le plus fondamentalement n’est pas tant qu’ils aient été en eux-mêmes bons ou mauvais. La source de leur division est dans leur conception philosophique même de l’empathie, qu’une école tient pour acquise et que l’autre remet en question. Nous avons là deux chemins divergents au travers des étendues de la philosophie moderne.
De ces deux conceptions de l’empathie nous avons eu un aperçu éclatant ces jours-ci, des années plus tard, au travers des discussions sur le choix de la « justice » et de la « miséricorde » qui ont été au cœur du Synode sur la famille à Rome. Dans l’univers intellectuel d’Edith Stein, qui est profondément celui de la vérité de la sainte Église Catholique, il s’agit là des deux faces d’une même pièce, deux aspects d’un même tout. Au contraire pour Heidegger et ses successeurs, justice et miséricorde, tendent à s’exclure mutuellement.
Que Dieu nous sauve de la “miséricorde” de ceux qui tendent à vouloir apporter la confusion à l’enseignement de l’Église en « accueillant » fut-ce pastoralement, la contradiction en son sein.
Au pays de Jean Paul II, ils ont un nouveau terme pour designer cela : hermeneutyka zdrady, “l’herméneutique de la trahison.”
Le traitre : Heidegger
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/the-hermeneutic-of-betrayal.html
14/11/2014