Delft est aujourd’hui une ville moyenne d’environ 100 000 habitants, qui a gardé son aspect médiéval et les rues où vécut Johannes Vermeer. Elle est située entre Amsterdam, beaucoup plus grande et beaucoup plus bruyante, et La Haye, impressionnante de richesse et de sévérité.
Comment une nation aussi marchande, impérialiste et colonialiste, qui s’est construit une religion à la mesure de ses intérêts et une philosophie du droit qui servait ces mêmes intérêts, a-t-elle pu enfanter Vermeer ? On pourrait se poser la même question à propos d’Athènes, ville de marchands et d’armateurs qui enfanta tant de rhéteurs et de sophistes, qui inventa tous les régimes politiques, y compris la démocratie dont elle mourut, qui condamna à mort Socrate et exila Démosthène : comment a-t-elle pu, elle aussi, enfanter Platon et Aristote, Socrate et le Parthénon ? Athènes avait connu la supériorité de « la claire et douce qualité » sur toutes les puissances de la quantité. Claire et douce qualité sont des termes qui s’imposent pour la peinture de Vermeer.
Ici le silence s’impose
Quand le visiteur contemple la Vue de Delft, il peut citer le vers célèbre de Victor Hugo : « Le beau, c’est, ô mortels, le vrai plus ressemblant. » Quand il s’attarde devant La laitière en s’émerveillant de sentir une telle émotion devant l’original d’une image reproduite à des millions d’exemplaires, ou devant la maîtresse de maison assise à sa table écoutant sa servante, ou devant la jeune femme enceinte en bleu lisant une lettre à sa fenêtre, ou encore recevant un officier, ou offrant le verre de vin de l’hospitalité, il peut alors se murmurer à lui-même : « La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles/Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour. »
Mais quand le même visiteur arrive dans la pièce où se trouve La jeune fille à la Perle, le silence s’impose en lui. Il pourrait détailler la lumière du regard, la délicatesse du sourire, la perfection de la technique dans la reproduction de la perle et tant d’autres qualités, mais son cœur lui impose le silence car ici coule, toute pure, ce qu’il faut bien appeler la grâce.
Un vrai pèlerinage
Si, comme le dit Cicéron, « l’éloquence peut se définir par trois verbes : plaire, instruire, émouvoir », voici bien l’œuvre la plus éloquente qui n’utilise pourtant aucun mot. Combien de peintres, et des plus grands, sachant tout faire, ne résistent pas à montrer au public tout ce qu’ils savent dire et, par là même, en disent trop. Hugo avait la même exagération en poétique. Ici, rien de tel. Tout est mesure, discrétion et profonde émotion.
Les musées d’Amsterdam et de La Haye sont remplis des merveilles réalisées par les maîtres ou les contemporains de Vermeer, mais aucun de ces chefs-d’œuvre n’atteint à une telle sensation d’éternité. Il n’y a pas d’explication technique ni descriptive. Il n’y a que cette évidence de la grâce. Pourquoi est-elle tombée sur Vermeer ? Il n’y a pas de réponse à cette question : la grâce, comme son nom l’indique, est gratuite. C’est un don qui ne s’explique pas et le seul mérite du bénéficiaire de ce don est d’avoir su le recevoir et le servir, ce qui est encore une grâce. Vermeer a donc eu cette grâce dans la grâce, et c’est pourquoi cette rencontre n’est pas une visite d’exposition mais un vrai pèlerinage.