Récemment, un illustre rabbin italien, Giuseppe Lara, a critiqué les sermons du pape François à cause de leur « reprise de l’ancienne polarisation entre la morale et la théologie de la Bible hébraïque et du pharisaïsme et celle de Jésus de Nazareth et des Evangiles ».
Il y a des dizaines d’années, Joseph Ratzinger a inclu un chapitre « Israël, l’Eglise et le monde » dans son bref essai, L’unique alliance de Dieu et le pluralisme des religions (1998). Il y soutient :
« Jésus n’a pas agi en réformateur libéral recommandant et présentant une interprétation plus tolérante de la Loi. Dans les débats de Jésus avec les autorités juives de son époque, nous n’avons pas affaire à un affrontement entre un réformateur libéral et une hiérarchie traditionaliste ossifiée. Ce point de vue, bien qu’assez répandu, est une interprétation fondamentalement erronée du conflit entre la Loi et le Nouveau Testament et ne rend justice ni à Jésus ni à Israël ».
Cette conception des rapports entre l’Evangile et la Loi d’Israël nous est familière parce que le rabbin Laras a raison : c’est un leitmotiv dans les sermons du pape François.
J’ai déjà parlé sur ce site de l’opposition que le pape François établit entre les Evangiles et la Loi juive et je ne me répéterai pas. Je préfère examiner les raisons pour lesquelles le cardinal Ratzinger rejette un « contraste aussi brutal » entre l’Evangile et la Loi.
Ratzinger présente ce contraste comme un
« cliché des descriptions modernes et libérales du sujet qui définit les Pharisiens et les prêtres comme les tenants d’un légalisme pur et dur, comme les représentants de l’éternelle loi d’un ordre établi présidé par des autorités religieuses et politiques qui freinent la liberté et vivent de l’oppression d’autrui… A la lumière de ces interprétations, on s’allie avec Jésus, on combat avec lui en s’élevant contre le pouvoir des prêtres dans l’Eglise ».
Pourquoi Ratzinger soutient-il que ce contraste déforme de manière fondamentale l’interprétation des relations entre l’Evangile et la Loi qui figure dans le Nouveau Testament et ne rend donc pas justice à Jésus et à Israël ?
Le grand principe biblique qui permet à Ratzinger d’explorer la profondeur théologique des relations entre l’Evangile et la Loi est exprimé dans les paroles de Jésus : « Ne pensez pas que je suis venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mat. 5, 17). Le Catéchisme de l’Eglise catholique (par. 577-582) est la grille d’interprétation qui aide Ratzinger à comprendre les paroles de Jésus. Que le Christ soit venu accomplir la Loi ne signifie pas que l’Evangile est par ailleurs séparé de la Loi. La Loi morale demeure la volonté de Dieu pour la vie des chrétiens. De quelle manière ?
Jésus accomplit la Loi en dégageant son sens complet et intégral. Il l’accomplit aussi en en donnant une révélation ultime. Il radicalise les préceptes de la Loi en allant jusqu’à son cœur et son centre. Dans l’Evangile de saint Mathieu (22,40) Jésus dit : « Tout ce qu’il y a dans l’Ecriture – dans la Loi et les Prophètes – dépend de ces deux commandements ». Jésus ne retranche rien des enseignements moraux de la Loi et n’y ajoute rien, mais expose son sens véritable et positif, son sens intégral à la lumière du commandement central, double mais pourtant unique : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme et tu aimeras ton prochain comme toi-même. (Mt 7, 12 ; 22, 34-40 ; Mc 12, 38-43 ; Lc 10, 25-28 ; Jn 13, 34 ; Rm 13, 8-10).
Dans ce sens, Jésus intériorise les exigences de la Loi parce que le degré de son accomplissement dépend du commandement central sur l’amour. Parce que l’amour de Dieu et du prochain est au cœur de la Loi, Jésus démontre que les commandements interdisant le meurtre et l’adultère ne doivent pas être interprété selon la lettre de la Loi. Jésus n’est pas un adepte du minimalisme éthique, une conception qui ramène la Loi à un pur formalisme et aux aspects extérieurs dans le domaine moral. C’est plutôt un maximaliste pour ce qui est de l’éthique. Un maximaliste parce qu’il se réfère aux lois intérieures (cf. Mt.5). Le Christ s’adresse à l’homme intérieur car « la Loi évangélique mène à sa perfection la loi ancienne en réformant la racine des actes, le coeur ». (Catéchisme de l’Eglise catholique, par.1984). [l’auteur s’est trompé]
En fait, Le Catéchisme de l’Eglise catholique enseigne que le commandement central sur l’amour exprime « la vocation fondamentale et innée de tout être humain ». (1604) Ratzinger explique ainsi cette donnée : « En se conformant au double commandement, l’homme répond à la vocation de sa nature d’être l’image de Dieu qui a été voulue par le Créateur et s’accomplit dans un amour inspiré par l’amour de Dieu ». Les lois morales, dont le centre est le Décalogue, conservent leur validité directe et invariable. En outre, même ces commandements reçoivent un nouveau fondement dans la loi évangélique. En bref, « La Loi évangélique accomplit, affine, dépasse et mène à sa perfection la loi ancienne ». (Catéchisme, par.1967).
De plus, Jésus accomplit la Loi jusqu’à prendre sur Lui « la malédiction de la Loi » encourue par tous ceux qui « ne pratiquent pas tous les préceptes de la Loi ». (Ga 3, 11) A la lumière de ce texte, nous pouvons comprendre pourquoi le Catéchisme de l’Eglise catholique déclare qu’en la personne de Jésus se réalise « l’exécution parfaite de la Loi par le seul Juste à la place de tous les pécheurs ». (Catéchisme par.579)
La mort du Christ est un sacrifice offert pour les hommes, il est la victime expiatoire pour les autres, il prend leur place en effaçant le compte de leurs péchés, des péchés qui constituaient des infractions à la Loi de Dieu. Toute infraction mérite un châtiment. Dieu a donc identifié Jésus au péché des hommes afin que, grâce à Lui, nous soyons identifiés à la justice de Dieu. (2 Cor. 5, 21). « Jésus livré pour nos fautes [est] ressuscité pour notre justification ». (Rom. 4, 25) La miséricorde et la justice se rencontrent au pied de la Croix.
En somme, « Jésus n’a pas aboli la Loi du Sinaï, mais Il l’a accomplie (cf. Mt. 5, 17-19) avec une telle perfection (cf. Jn 8, 46) qu’Il en révèle le sens ultime (cf. Mt 5, 33) et qu’Il rachète les transgressions contre elle (cf. He 9, 15) ». (Catéchisme de l’Eglise catholique, par.592)
Illustration : Les Pharisiens interrogeant Jésus, tableau de J. J. Tissot, vers 1890 [Brooklyn Museum]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/03/21/gospel-and-law-according-to-ratzinger/
— –
Eduardo J. Echeverria est professeur de philosophie et de théologie systématique au Sacred Heart Major Seminary de Detroit. Parmi ses publications on peut citer : Pope Francis : The Legacy of Vatican II (2015) et Divine Election : a Catholic Orientation in Dogmatic and Ecumenical Perspective (2016).